L’Italie et la zone euro

Dans une publication du 18 novembre 2019 (article disponible ci-dessous), Patrick Artus et son équipe examinent la situation macroéconomique actuelle de l’Italie en la comparant à quelques autres pays de la zone euro. Avec une verve dont il a le secret, Artus montre que depuis, au moins la crise mondiale de 2008, les fondamentaux macroéconomiques de l’Italie se sont significativement dégradés :

a) s’agissant de la croissance potentielle, celle-ci est aujourd’hui nulle avec une régression de la productivité par tête dans la péninsule depuis la fin des années 1990 ;

b) s’agissant de la compétitivité des firmes et la spécialisation du système productif italien, celles-ci se dégradent notamment en raison d’une progression du salaire réel (même si elle est très faible : à peine 6 % de hausse cumulée depuis 1998 !) supérieure à la productivité par tête (qui a décru depuis 1998).

Parmi les réponses de politique économique qui viennent logiquement à l’esprit face à une telle situation, il y a celle de la dépréciation du taux de change qui ne peut bien entendu plus être utilisée par les autorités monétaires et politiques italiennes du fait de la participation de l’Italie à la zone euro (graphique 6 reproduit ci-dessous).

En effet, entre 1980 et 1998, la lire italienne s’est dépréciée fortement par rapport au Deutsche Mark – DM – ce qui dans le cadre du SME (1979-1999) s’était traduit par plusieurs dévaluations de la monnaie italienne. Dans le graphique ci-dessus, la cotation est au « certain » du point de vue de la lire italienne : il fallait 500 lires pour acheter un DM en 1980, jusqu’à près de 1300 lires pour acheter un DM dans la seconde moitié des années 1990 ! Depuis 1999, le taux de change DM/Lire est irrémédiablement fixe dans la mesure où les deux pays partagent la même monnaie, l’euro.

En première approche, on peut considérer que la fixité du change au sein de la zone euro (ici entre l’Italie et l’Allemagne) présente un inconvénient majeur à savoir l’impossibilité de faire jouer le théorème des élasticités critiques de Marshall-Lerner : avec un taux de change flexible, la compétitivité-prix des firmes italiennes aurait pu être restaurée grâce à une dépréciation du change (et donc un affaiblissement de la valeur externe de la monnaie italienne). L’euro apparait ainsi comme une contrainte qui réduit les marges de manoeuvre de la politique économique. Artus dévoile à ce propos dans l’article un sondage instructif : en 2012 alors que sévissait la crise de la zone euro, moins de 30 % des résidents italiens interrogés dans une enquête d’opinion étaient d’accord avec l’affirmation suivante : « notre pays pourrait mieux faire face au futur s’il était en dehors de l’UE ». A la fin de l’année 2019, ce taux s’établit à 44 %. Les facteurs permettant de rendre compte de cette évolution sont nombreux (vieillissement démographique, creusement des inégalités et montées des forces politiques populistes notamment), mais en bout de course, cette information semble bien confirmer que la monnaie unique est davantage perçue comme une contrainte plutôt que comme un atout.

Pourtant, en seconde approche, les arguments en faveur d’un retour à la politique de change nationale apparaissent comme très contestables (et ce point ne fait pas l’objet d’un développement dans l’article d’Artus) pour plusieurs raisons :

1) L’analyse économique enseigne de longue date que les conditions requises pour que le théorème des élasticités-critiques s’applique sont nombreuses et restrictives : en particulier il est nécessaire que la stimulation des exportations par la dépréciation du change l’emporte sur le renchérissement du couts des importations. Cela suppose notamment un système productif disposant d’une spécialisation performante et des entreprises en mesure de réagir rapidement en terme d’offre aux variations de prix.

2) La restauration de la souveraineté sur la politique de change avec une hypothétique sortie de l’euro de l’Italie aurait pour corolaire immédiat un problème de soutenabilité de la dette publique italienne (135 % du PIB en 2019). Tout comme les autres pays de la zone, la dette est libellée en euros. Sa conversion en lires conduirait à une crise de confiance sur les marchés (comme cela s’est produit avec la crise grecque entre 2011 et 2015) avec comme conséquence immédiate une hausse très forte des taux d’intérêt à 10 ans ce qui rendrait impossible tout financement de la dette… sauf à invoquer l’aide institutionnelle européenne ! En fin de compte, on voit que sortir de la zone euro réduit beaucoup plus les marges de manoeuvre de la politique économique qu’elle ne les accroit.

3) Enfin et surtout, les difficultés contemporaines de l’économie italienne mises en évidence par Artus ont des origines structurelles et prennent leur source dans l’économie réelle : croissance potentielle nulle, absence de progression de la productivité, vieillissement démographique, investissement productif qui n’a augmenté que de 40 % depuis 1998 alors que cette hausse est de 80 % en Allemagne et en France… A ce titre, le plus probable est qu’un retour à une monnaie nationale en Italie ne conduirait qu’à une souveraineté du change illusoire : là aussi l’analyse économique enseigne que lorsque les structures productives se dégradent, la dépréciation du change n’améliore pas durablement la compétitivité mais entraine au contraire un mécanisme cumulatif appelé « cercle vicieux des monnaies faibles ». De proche en proche, la monnaie se dégrade ce qui alimente l’affaiblissement du système productif…

Alors, que faire ? En 2016, dans un livre qui a eu un grand retentissement « The euro : how a common currency threatens the future of Europe« , J. Stiglitz avance comme proposition politique de scinder la zone euro en deux parties (nord et sud) disposant chacune de sa propre monnaie commune. Dans ce petit jeu de politique fiction, l’Italie serait donc au sud. On ne voit cependant pas bien, si ce n’est que la valeur de la monnaie zone euro sud serait plus faible, comment les mécanismes évoqués ci-dessus seraient endigués (en particulier les fragilités structurelles du système productif italien). Au passage, on note que la question du positionnement de la France entre le nord et le sud reste ouverte… L’autre option politique est celle abordée par Michel Aglietta dans son livre La crise de l’euro, éclatement ou fédération (2012). Il montre que pour que la monnaie unique soit perçue comme légitime, il est nécessaire que les contraintes notamment monétaires qu’elle impose doivent être compensées par des processus de transfert de revenus et des dispositifs de coordination entre États membres afin que les structures productives des différents territoires soient stimulées, générant ainsi des mécanismes de spill over favorables à toute la zone. En résumé, soit les politiques économiques mises en oeuvre dans la zone euro produisent des forces de convergence, soit la perspective d’un éclatement de la zone et le processus d’appauvrissement généralisé qui l’accompagne deviendra de plus en plus probable. En tout état de cause, arbitrer pour l’option où les italiens sont supposés être les seuls responsables des fragilités structurelles de leur système productif tandis que la règle collective de la contrainte monétaire se fait de plus en plus pesante sur eux ne peut que conduire à une montée cumulative des populismes et à une défiance à l’égard du projet européen. Contrairement à la fameuse image de Ulysse qui doit choisir entre Charybde et Scylla, il s’agit bien ici de choisir entre Ithaque et Scylla même si la route vers Ithaque implique une gouvernance coordonnée plutôt qu’unilatérale !

L’article de P. Artus :

Danger_pour_la_zone_euro___le_drame_italien

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