La mobilité des personnes en Europe , l’euro et… Joseph Stiglitz

 

portrait de Thierry MAYER

Dans la dernière « lettre du CEPII » publiée ce mois de septembre 2021, Thierry Mayer (photo) propose une étude empirique relative au degré de circulation, au sein de l’Union européenne, des biens, des capitaux ainsi que des individus. Depuis les deux Traité de Rome (1957), il propose une mesure de l’évolution de cette circulation. Cette étude est remarquable notamment parce qu’elle met en lumière les phénomènes suivants :

  1. à chaque évolution institutionnelle significative (entrée dans l’Union douanière en 1967, passage à l’UE et au marché unique en 1993), on assiste à une baisse des barrières aux échanges et à une accélération de la circulation des marchandises que ce soit pour le commerce intra-européen ou avec les pays tiers. Cela montre que les changements institutionnels (approfondissement de la construction européenne) ex ante ont eu des effets positifs importants sur les relations commerciales, ex post (le cadre institutionnel oriente les performances macroéconomiques).
  2. Contrairement à une idée reçue tenace, l’approfondissement du commerce intra-européen (création de trafic) ne sait pas fait au détriment du commerce extra-européen. Les deux évolutions sont complémentaires.
  3. S’agissant des mouvements migratoires, les inflexions institutionnelles ont également permis une accélération de la circulation transfrontalière des personnes. Ce processus est toutefois nettement moins marqué que sur les marchandises.

Ce dernier point de l’étude de Thierry Mayer conduit à dégager l’enseignement suivant. Si on mobilise le modèle de référence de Robert Mundell relatif aux zone monétaires optimales (ZMO) datant de 1961, on peut affirmer qu’au sein d’un territoire, les taux de change fixes (donc la monnaie unique pour la zone euro) sont le cadre optimal des ajustements macroéconomiques tandis que les taux de change flexibles le sont pour les ajustements avec les pays tiers dès lors que la mobilité des facteurs de production et notamment celle du facteur travail est forte à l’intérieur du dit territoire. Cela signifie que la monnaie unique européenne est un dispositif institutionnel légitime sous la condition que les mouvements démographiques intra-européens sont soutenus et conduisent à compenser les chocs asymétriques qui ne peuvent l’être par les mouvements de taux de change. L’étude de Thierry Mayer conduit a priori à observer que cette condition n’est empiriquement pas valide. On se souvient à ce propos de la thèse politique défendue par Joseph Stiglitz dans son livre « L’euro, comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe » (2016). L’économiste américain concluait à l’époque à la non viabilité de la zone euro du fait des processus de divergences productives à l’œuvre entre les pays du nord et les pays du sud alors que, justement, les mécanismes compensatoires par les facteurs de production n’avaient pas lieu. On peut aujourd’hui, cinq ans plus tard et alors que la crise de l’euro est derrière nous, opposer à cette conception et sur la base du travail de Thierry Mayer les deux remarques suivantes :

  • La zone euro n’est évidemment pas les États-Unis dans le sens où ni le contexte institutionnel (absence de pouvoir exécutif fédéral), ni la culture, ni le cadre linguistique notamment ne permettent le même degré de mobilité du facteur travail des deux côtés de l’atlantique. A ce titre, il est logique que le mécanisme de compensation par la mobilité des facteurs soit moindre en Europe. Toutefois, le modèle des ZMO reste un modèle c’est-à-dire une représentation simplifiée de la réalité qui n’a pas vocation à rendre compte d’une situation empirique concrète. Il est également utile « en creux » et fait apparaitre les effets des résistances institutionnelles y compris aux États-Unis  : au plus fort de la crise en 2008, il est manifeste que tous les salariés qui ont perdu leur emploi dans l’industrie automobile à Détroit ne sont pas partis s’installer en Californie. Les mécanismes compensatoires par la migration intra-territoriale, puisqu’il s’agit de personnes et de leur famille, ne se font jamais de manière parfaitement fluide, même dans le cas d’un pays où la même langue est parlée sur le territoire. Ce sont en fin de compte des politiques fédérales de transfert de revenus qui ont permis, à l’époque, d’effectuer au moins partiellement cette compensation.
  • Par ailleurs et surtout, si cette étude du CEPII montre bien que les « résistances » à la mobilité des personnes sont élevées en Europe (un taux de taxation équivalent à 64 % contre 34 % pour les États-Unis), celles-ci sont surtout consécutives à des choix de politiques sociales (concurrence sociale et sur le droit du travail entre les pays membres par exemple) et pas seulement du fait de barrières linguistiques ou culturelles. En d’autres termes, point de fatalité sur cette question : une meilleure harmonisation des politiques sociales au sein de l’Union est de nature à rapprocher l’économie de l’UE du modèle de la ZMO et à nous éloigner du spectre de l’éclatement de la zone euro dont les conséquences collectives seraient assurément dramatiques.

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