La Fed et la BCE : entre crédibilité et indépendance

Le bâtiment principal de la Banque centrale européenne, à Francfort-sur-le-Main. – AFP – Daniel Roland

Il y a quelques jours, à l’occasion de deux chroniques publiées sur le site du « Cercle des économistes », André Cartapanis et Jean-Paul Pollin (ici et ) sont revenus sur la place des banques centrales et notamment celle de la Fed et de la BCE, dans les politiques de sortie de la crise sanitaire. Après l’annonce, fin août, de Jérôme Powell à l’occasion de la conférence annuelle de Jackson Hole relative à la mise en place future d’un resserrement quantitatif (tapering) par la Fed, c’était au tour de Christine Lagarde d’annoncer au début du mois de septembre la réduction progressive des rachats d’actifs (notamment obligataires) par la BCE. Il s’agit donc d’organiser la sortie des politiques non conventionnelles qui ont été massivement mises en œuvre depuis la crise mondiale de 2008. Pour l’instant, la communication des banquiers centraux est prudente et joue la carte d’une inflexion progressive de la politique monétaire.

Dans le contexte macroéconomique actuel de forte tension sur les prix de nombreux marchés mais également d’un maintien préoccupant d’un haut niveau d’instabilité financière, deux questions se posent. D’une part celle de la crédibilité de cette inflexion stratégique des banques centrales et, d’autre part, celle de leur statut d’institution indépendante. Crédibilité, car la sortie des politiques non conventionnelles va être couteuse et n’est pas sans risque tant du point de vue de la stabilité financière que de celui de la soutenabilité des dettes publiques. La Fed comme la BCE peuvent-elles resserrer leur politique sans affaiblir leur crédibilité ? Indépendance, car l’élargissement des objectifs de la politique monétaire pose la question de la légitimité démocratique des banques centrales pour les définir et les atteindre. La Fed comme la BCE sont-elles les institutions les mieux placées pour poursuivre un objectif comme celui de la transition énergétique et de la croissance soutenable ?

 

Crédibilité

On sait qu’une institution politique est crédible (la BCE par exemple) dès lors que ses choix de gouvernance sont considérés par les agents économiques privés et d’autres institutions (la Commission européenne ou le FMI) comme fondés et suivis d’effets. Sur le plan de la théorie économique, la crédibilité est liée à la cohérence intertemporelle des décisions de sorte qu’elle oriente les anticipations des agents sans les prendre « par surprise ». La Fed comme la BCE se sont forgées sur le temps long une solide crédibilité. Celle-ci a assurément contribué à renforcer l’efficacité des politiques monétaires surtout lorsqu’il s’est agi d’innover dans leur mise en œuvre à partir de 2009 pour la Fed et de 2012 pour la BCE. Les agents privés comme les marchés ont considéré à l’époque que la baisse des taux directeurs (graphe 1) et les procédures de rachat massif d’actifs étaient justifiées. De fait, cette forte crédibilité a aussi permis des ajustements quant aux objectifs de la politique monétaire. Si l’objectif de stabilité des prix avec un cible d’inflation à 2 % est formellement toujours celui de la BCE, tout le monde admet aujourd’hui que celle-ci comme la Fed intègrent au moins un autre objectif : celui de la stabilité financière. Comme l’indique Jean-Paul Pollin dans son billet, « une conversion stratégique » est à l’œuvre dans le mandat des banques centrales et il est manifeste que cette conversion était nécessaire.

 

Graphique 1 – Taux d’intérêt directeurs de la Fed (taux Fed funds) et de la BCE (taux repo euro)

En % entre 1999 et 2021

Source : Patrick Artus, Flash Économie n°582, Natixis, 13 août 2021

 

 

Pour autant, la crédibilité des banques centrales est aujourd’hui mise à l’épreuve. L’usage intensif des instruments non conventionnels et notamment les mesures d’achats d’actifs sur les marchés financiers (assouplissement quantitatif, QE) se sont traduites par une hausse considérable et inédite dans l’histoire de la taille de bilan de la Fed et de la BCE. L’une des conséquences est l’augmentation, également inédite par son ampleur, de la base monétaire aussi bien du côté européen que du côté américain (graphe 2).

Graphique 2 – Base monétaire

(États-Unis en milliards de dollars, Zone euro en milliards d’euros)

1999-2021

Source : Patrick Artus, Flash Économie n°631, Natixis, septembre 2021

La Fed par l’intermédiaire en premier lieu de Janet Yellen, puis de Jérôme Powell au début 2018, a tenté une amorce de normalisation de la politique monétaire (graphes 1 et 2) mais celle-ci a fait long feu avec la crise de la Covid-19 de sorte qu’entre 2020 et aujourd’hui, la monnaie centrale qui circule entre la banque centrale et les institutions financières (base monétaire) a été multipliée par plus de deux aux États-Unis et dans la zone euro ! On sait que l’écueil de cette politique a été d’augmenter dans des fortes proportions les prix d’actifs sur les marchés financiers mondiaux tandis que ses effets pourtant recherchés sur la hausse de la masse monétaire et sur le niveau de l’activité ont été bien faibles. En cela, les actions non conventionnelles contribuent à alimenter l’instabilité financière mondiale. Mais d’un autre côté, les procédures de rachats d’actifs ont permis d’une part d’assainir le bilan d’institutions financières systémiques (les banques centrales ont pris en pension les titres les plus risqués) et d’autre part, de sécuriser la soutenabilité des dettes publiques avec le rachat d’une part significative des titres de dettes des pays de l’OCDE et le maintien de taux obligataires historiquement bas, alors que justement la crise sanitaire a rendu nécessaire une hausse soudaine des dépenses publiques (graphe 3).

 

Graphe 3

Peut-on dès lors envisager une sortie « en douceur » de cette situation ? Si elle est assurément souhaitable, le risque est celui d’un rebond de l’instabilité financière plutôt que sa réduction. Dans un premier temps, la stabilisation de la taille du bilan de la Fed comme de la BCE semble requise. Se posera ensuite la question épineuse de la remontée progressive des taux directeurs.

 

Indépendance

L’élargissement des objectifs de la politique monétaire à la stabilité financière est une des innovations institutionnelles majeures de la dernière décennie. Aujourd’hui, des voix s’élèvent pour demander aux banques centrales de prendre en charge de nouveaux objectifs : organiser le financement de la transition énergétique, contenir les inégalités de revenus comme le souligne André Cartapanis, permettre la soutenabilité des dettes publiques… Mais quelle institution dispose de la compétence et de la légitimité pour mettre en œuvre ces changements ? S’agissant de la zone euro, ce n’est pas la BCE qui choisit ses objectifs mais les traités européens. En 2012, Mario Draghi précisait d’ailleurs qu’il respectait scrupuleusement les traités en lançant son « whatever it takes » dès lors que le niveau général des prix observé était durablement inférieur à la cible de 2 %. S’agissant de la Fed, La « doctrine Bernanke » qui insiste sur la nécessité de ne pas tomber dans la déflation date de 2002 mais le mandat de la Fed a toujours articulé stabilité des prix et soutien de l’activité. La crise de 2008 a conduit à une inflexion significative de la gouvernance des deux banques centrales : les différents banquiers centraux ont innové intelligemment en diversifiant leurs objectifs tout en donnant des gages de respect de leur mandat.

Un des problèmes posés aujourd’hui est que les banquiers centraux ne sont que très peu responsables politiquement alors que justement la gamme des objectifs assignés s’élargit. Si la BCE par exemple doit effectivement rendre des comptes de son action notamment auprès du Parlement européen, et même si cet exercice est devenu plus systématique et ritualisé avec les années, celle-ci est formellement indépendante et son président du conseil des gouverneurs est nommé pour un mandat de huit ans, non révocable. Cette indépendance politique est un atout pour la crédibilité de la BCE depuis sa création. Même si elle est moins formelle, elle l’est également pour la Fed. Sur le temps long, cette indépendance a assurément renforcé l’efficacité des politiques conduites. En 2012 par exemple (du fait d’une compétence hors du commun !) Mario Draghi a permis à la zone euro de sortir de la déflation en dépit de la forte résistance d’une partie des autorités allemandes. Mais cette indépendance est par ailleurs une faiblesse qui se révèle plus que jamais aujourd’hui : avec un banquier central qui prend des allures de « dictateur bienveillant » selon la formule consacrée de Jean-Paul Fitoussi il y a longtemps, l’efficacité de l’action de la banque centrale est suspendue à la compétence et à la probité de son président alors qu’elle occupe dans la zone euro la place d’institution clé pour conduire les politiques économiques que ce soit pour sortir des crises ou permettre la croissance soutenable dont nous avons besoin. En élargissant encore davantage la gamme des objectifs qu’on lui demande de prendre en charge, cette difficulté ne peut que s’accroitre. Nous sommes donc placés face à l’alternative suivante : a) révolutionner le statut des banques centrales et remettre en cause leur indépendance politique ; b) renoncer à inclure dans leur mandat des objectifs par trop divers et par trop ambitieux. Il est manifeste qu’il n’existe aucun compromis politique autour de la première option aux États-Unis comme en Europe. Pour autant l’option B ne peut conduire à renoncer à l’objectif de transition énergétique ou à celui de réduction des inégalités (condition requise pour atteindre le premier objectif). Cela signifie simplement qu’il ne faut pas faire porter le poids de cette charge historique sur la seule BCE : en plus de ne pouvoir être au four et au moulin, celle-ci ne peut nourrir à elle seule toute la planète. Son indépendance n’est pas un problème dès lors qu’on lui assigne des objectifs pour lesquels elle peut être efficace : organiser le financement de la transition énergétique oui si une coordination étroite des politiques structurelles entre les pays membres de l’Union est simultanément mise en oeuvre. Dans le cas contraire, il restera à se plaindre d’une BCE technocratique et inefficace.

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