Feuilleton : Nouvelle Âme – 17

17.

Il y a une tradition qui me manque particulièrement, dans ce monde. Dans ma famille, un samedi par mois, mes mères, mon frère et moi sortions faire les boutiques. C’était le branle-bas de combat. Réunir l’argent, prévoir l’itinéraire le plus pratique, les vêtements les plus chics pour se pavaner dans les rues. C’était toute une histoire.

Et là, chez la « Styliste », j’ai l’impression d’avoir remonté le temps. Plus de mort, plus de suicide, juste du tissu. Et James. Ce matin, il a dressé une liste de tout ce qu’il y avait à faire avant la fête de ce soir. La moitié de la liste consiste à essayer des vêtements pour que je ne tranche pas trop avec le décor. L’autre moitié a pour tâche de me faire devenir la parfaite petite aristocrate de service. Fini les « J’te rappelle », bonjour les « Je me permettrai de vous recontacter dans les plus brefs délais ». Rien que de l’imaginer, je suis partagée entre le rire et les pleurs. La leçon de danse qui m’attend juste après les essayages ne m’enchante guère non plus. En à peine quelques heures, je dois prendre l’air d’une femme qui a dansé toute sa vie. James a beau essayé de me rassurer et me forcer à l’optimisme, je ne peux m’empêcher de m’inquiéter.

La modiste revient vers moi et plante une aiguille dans la robe qu’elle me fait essayer.

– Levez les bras, pour voir.

Je m’exécute. Son visage se plisse dans une moue désapprobatrice. Elle se tourne vers James et avant même qu’elle ait eu le temps d’ouvrir la bouche, il lève une main gantée vers elle :

– Elle est parfaite ainsi. Continuez.

Elle se retourne vers moi en levant les yeux au ciel. Cette petite femme à l’air pincé et au chignon serré a été la première à me faire comprendre que je suis dans un autre monde. Dès qu’elle a vu James, elle s’est guindée et a ordonné à ses assistantes de se préparer à accueillir un « invité d’honneur ». Toutes mes questions sont restées muettes car j’ai été immédiatement emportée par des petites mains maladroites vers les rayons des tissus, mais il ne faut pas être sorcier pour comprendre qu’ici, James n’est pas n’importe qui. Cela n’a fait que renforcer mon stress à l’approche de la fête de ce soir.

La seule chose qui m’aide à me maintenir debout, c’est la montre que m’a passée Yên. Très tôt ce matin, je me suis rendue au bar et ai du patienter pendant que la petite bricoleuse trafiquait ma montre pour que mon empreinte devienne celle d’une Âme plus âgée. Elle m’a vieillie de quelques mois, pour éviter que « mes manières d’époque » ne soient illogiques. C’est à ce moment-là que Clarisse m’a donné une photo de l’Ange et que Carola m’a très grandement conseillé « d’avoir l’air niaise ». D’après elle, chez les aristocrates, plus une femme est soumise à son mari, mieux c’est. Elles ont toutes eu un regard désolé pour moi, mais je les ai rassurées. Je fais ça pour mon frère. De plus, le ridicule n’a jamais tué personne. Surtout dans ce monde.

Je tourne sur moi-même, tandis que la modiste grisonnante s’affaire autour de moi. C’est James qui a choisi la robe bleu pâle que la couturière essaie vainement de tailler à ma morphologie de géante. Bien que je sache qu’elle est en accord avec tous les idéaux de beauté de l’époque dans laquelle je m’apprête à entrer, je suis gênée par le large décolleté et la longueur du vêtement. J’ai eu l’étonnement d’apprendre que des chevilles dévoilées, c’était presque du même niveau que de se balader nu à mon époque. A ce moment-là, j’ai eu une petite pensée pour mes jean skinny enfermés dans mon armoire. Pour compléter l’horreur, un corset enserre tout le haut de mon corps tandis que les assistantes ont réussi l’exploit de me faire enfiler de force des bas incroyablement inconfortables. De petites chaussures à talons sont censées compléter le tout mais j’ai le mauvais pressentiment que ça sera la seule chose d’à peu près confortable que je porterai ce soir.

Maintenant que je n’ai plus à me tordre le cou pour m’exécuter, j’observe James. Cependant, je détourne rapidement le regard. Depuis que nous avons passé l’immense portail séparant le centre-ville du quartier «Ancien», il a revêtu un masque que je ne lui connais pas. Froid, presque arrogant. Il avait beau m’avoir prévenu qu’il devrait se comporter ainsi, le changement a été troublant. Et ce n’est certainement pas toutes les personnes s’étant accumulées autour de nous dès qu’il avait franchi le portail en fer forgé qui diront le contraire. En moins de temps qu’il n’en faut à Clarisse pour m’asséner une pique dès le matin, nous avons été encerclés par des dizaines de personnes « ravies » de revoir le fils Cambridge.

James de Cambridge. En un instant, j’ai compris pourquoi il m’avait toujours tenue éloignée de son passé. Cette foule, ces regards, ces messes-basses, ce n’est pas vivable. Dès qu’un compliment fusait, une remarque assassine suivait peu après, quand les oreilles n’y prêtaient pas attention. Ainsi, j’ai pu apprendre que James s’est embelli, mais qu’il avait lâchement abandonné sa famille. Que son costume était ravissant, mais qu’il était un fils indigne. Qu’il avait là une bien jolie fille à son bras, mais qu’il méritait que sa famille le rejette. Si je n’étais pas en mission, j’aurais rebroussé chemin sans hésiter.

– Monsieur, vous permettez ?

James se lève du siège où il était assis et rejoint un petit podium. Un modiste commence à lui tourner autour mais, contrairement à moi, il n’a quasiment pas besoin d’élever la voix. James s’exécute avant même qu’un ordre ne fuse. Il s’y connaît. Son regard, reflété dans le miroir en face de lui, est voilé par une expression d’ennui, comme si tout cela n’était qu’une perte de temps.

J’espère sincèrement que je serais aussi bonne actrice que lui.

*****

Le soir venu, je tremble comme une feuille. Je suis incroyablement stressée. Cette fête représente un double enjeu. Mon frère et James. Et si je ne suis pas assez douée pour tirer les vers du nez à cet Ange ? S’il comprend le subterfuge ? Si je me fais congédier de la fête avant même d’avoir pu lui adresser la parole ?

Je me remémore les cours de comportement que James m’a donnés. Sourire, discrétion et pudeur. Voilà les trois mots dont je dois à tout prix me souvenir. Le seul moment où je pourrai parler à cet Ange, ce sera pendant le bal. Là, les langues se délient. Comme je serais obligée de faire la conversation, cela servira d’excuse pour subtiliser des informations. J’essaie de me remémorer les pas basiques de la valse, en vain. James lui-même est un piètre danseur et cela nous a valu quelques fous rires, cet après-midi. Tant pis, je feindrai la niaiserie.

– Prête ? me murmure James en arrivant devant l’immense portail de la demeure de ses parents.

Je hoche la tête. Il me tend son bras que j’attrape naturellement. Je fais un pas, mais il ne bouge pas.

– James, tu seras parfait. J’ai confiance.

Il plonge ses yeux bleu-gris dans les miens. Je ne sais comment lui faire comprendre que je suis de tout cœur avec lui. Je plante mon regard dans le sien et essaie alors de lui faire comprendre que tout ira bien, qu’on en est capable. Il sourit face à la grimace que je fais.

– Je suis sûr que si tu fais cette tête à cet Ange, il craquera immédiatement.

– Je la réserve pour toi.

Cela nous donne le courage d’avancer.

La demeure des Cambridge, située à l’écart de ses voisines, est aussi prestigieuse que le nom de ses propriétaires. Immense, elle ressemble de façon troublante aux châteaux que j’ai eu l’occasion de visiter en voyage scolaire. L’allée en gravier que nous traversons à petits pas donne sur d’élégants jardins à la française – ce qui, de façon ridicule, me redonne un peu d’espoir. Chaque petit détail semble vouloir crier : « Cette famille est pleine aux as, fais gaffe où tu mets les pieds ! ». Nous franchissons les quelques marches du perron dont le toit est soutenu par d’immenses colonnes en marbre et nous arrêtons devant la porte en bois massif. Deux majordomes essayant de cacher leur surprise s’emparent des poignets et nous ouvrent. Et le temps semble s’arrêter.

Tous les gestes sont suspendus. Les paroles comprises.

Le fils est là.

Avec une fille à son bras.

James s’avance, faisant claquer ses chaussures sur le marbre – clinquant lui aussi – de la pièce principale. A défaut de pouvoir fuir, je le suis, mon plus beau sourire scotché au visage. Au fur et à mesure que nous traversons la salle, les murmures nous suivent. Pourquoi est-il là ? Qui est-elle ? S’aiment-ils ? Je resserre ma poigne sur le bras de James et il en fait de même. Je n’ai jamais spécialement été timide. Je n’ai jamais rechigné à parler à quelqu’un, sans pour autant me considérer comme la clown de service. Mais là… Tous ces yeux curieux m’intimident. Les hommes, quand ils ne me lancent pas un regard dégoulinant d’envie, me jaugent avec arrogance. Les femmes les imitent, bien que certaines m’accordent des sourires compatissants. Ces dernières pensent certainement que je me jette dans la gueule du loup, à mon tour aussi. Je sens mon cœur se serrer. Même dans la mort, elles ne sont pas heureuses.

James s’arrête devant un somptueux escalier en marbre – décidément – se séparant en deux ailes à partir d’un palier à mi-hauteur. Je pile et tourne la tête vers lui.

– Prépare toi.

J’ai à peine le temps de comprendre l’enjeu de cette phrase que les lumières s’éteignent.

L’escalier est illuminé.

Et deux portraits crachés de James apparaissent en haut des marches.

Amélie

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