Feuilleton : Nouvelle Âme – 19

19.

En un coup d’œil, je sais que c’est lui. Avant la fête, Clarisse a eu la présence d’esprit de me montrer la photo la plus récente que les Déesses ont de lui. Par chance, il n’a pas changé depuis que le cliché a été pris. Je dis chance, car à partir d’un certain seuil de privilège, les Anges peuvent changer d’apparence à volonté, hormis leurs cheveux blancs, seul signe qui les distingue des Âmes citoyennes. Cependant, je me demande si cet Ange a usé, ne serait-ce qu’une seule fois, de ce privilège. Son ventre énorme peine à rentrer dans son costume et des rouflaquettes aussi blanches qu’auraient dû être ses cheveux encadrent son crâne chauve. Des petits yeux bovins finissent d’achever mon dégoût quand je le vois poser son regard envieux sur quasiment chaque femme qui s’approche un peu trop de lui.

Je fais signe à James. Il comprend immédiatement. Il est le seul Ange de la piste et, même sans ses cheveux, son aura de suffisance surpasse celle de la demeure réunie. J’ai assez côtoyé mes professeurs pour comprendre que les privilèges angéliques s’accompagnaient souvent d’un sentiment de supériorité incommensurable et celui là ne fait pas exception.

– Comment suis-je censée faire pour me rapprocher de lui ? j’articule avec prudence alors que la danse se termine. Il est dangereux que j’aille le voir de moi-même, n’est-ce pas ?

– Tu n’auras pas à le faire.

Je m’apprête à le questionner davantage quand une voix semblable à un coup de tonnerre surgit dans mon dos.

– James, si je m’attendais à te voir ici !

Non, en effet, je n’aurai pas à le faire. James sourit à l’Ange et l’invite à discuter en dehors de la piste de danse. Pendant que nous nous éloignons de la foule, j’ai la désagréable sensation qu’un regard détaille chaque parcelle de mon corps. Je ne peux m’empêcher de me serrer un peu plus contre James.

Arrivés devant un buffet, James, armé de son masque d’aristocrate, se tourne vers l’Ange :

– Ravi de vous revoir, monsieur Delatour. Comment vous portez-vous ?

– Fort bien mon ami, je suis bien heureux de vous voir en si bonne compagnie !

Ai-je besoin de préciser que, lorsqu’il a dit ça, il ne m’a pas regardé moi, mais l’affreux décolleté de ma robe ? Je retiens un haut-le-cœur. Bien que ce genre d’événement ne m’est pas inconnu, jamais je ne le vivrai bien. Cependant, je peux en profiter. Il me prend pour une petite fille sans défense, seulement douée pour être belle. Je balaie la pensée vicieuse me rappelant que ça frôle la prostitution. Les Déesses comptent sur moi. Elles ont fait bien pire que cela pour obtenir des informations et cela n’a pas toujours fonctionné. A moi de faire mes preuves.

– En bonne compagnie ? Vous exagérez monsieur ! je réponds d’un air niais. Vous auriez dû me voir sur la piste de danse, je n’en menais pas large.

– En êtes-vous sûre ? fait-il avec un sourire répugnant, dévoilant deux dents en or. James, me permettez-vous que je la teste par moi-même ?

A force, je vais vraiment vomir. James hoche simplement la tête et, tandis que l’Ange m’entraîne, je lui lance un regard désolé.

La danse est bien plus rythmée que les précédentes. Je peine à suivre le rythme et M. Delatour ne se retient pas de me « rattraper » quand je manque de tomber. Il faut absolument que je fasse quelque chose.

– Alors, monsieur, êtes-vous proche de James ?

– De sa famille, pour être plus précis. Je ne l’ai connu que très peu mais il n’a pas changé ! fait-il avec un rire gras. Toujours aussi enclin à faire tourner les têtes.

Je ne cille pas. Il essaie de me déstabiliser. Si je rentre dans son jeu, c’est fini.

– Faites attention, mademoiselle. Un homme peut s’avérer bien fallacieux, surtout s’il s’agit d’un homme provenant de la famille à laquelle appartiennent ces lieux.

Je fulmine mais m’obstine à garder mon sourire. Il se rapproche de moi. Son torse, que je m’efforçais de tenir à distance, vient se coller à ma poitrine. Son haleine putride m’oblige à couper ma respiration un instant.

– James n’est pas comme ça, dis-je d’un ton que j’espère léger.

– C’est ce qu’elles disent toutes ! Puis elles atterrissent dans mes bras et en sont bien contentes.

D’un seul coup, il me tire vers lui. Mes lèvres ne sont plus qu’à quelques centimètres des siennes. La gifle part sans même que je ne m’en rende compte. Après quelques instants de choc, l’Ange m’attrape le poignet et me soulève presque de terre tandis qu’il approche son visage reflétant une colère pure du mien totalement apeuré.

– Petite insolente, tu vas…

Il n’a pas le temps de finir sa phrase. En un mouvement, il me pousse et je manque de trébucher. Un liquide froid se répand sur mes jambes. Je tourne la tête vers un serveur qui a renversé le contenu de son plateau sur ma robe. Tout le monde s’arrête de danser tandis que le pauvre serveur s’évertue à réparer son erreur. Je reste pantoise.

– Mes sincères excuses mademoiselle, permettez que je répare mon erreur.

Avant même que je n’ai le temps de dire quoi que ce soit, le garçon m’attrape par la main et me mène à l’écart, dans un coin sombre de la pièce. C’est là que je le reconnais. Eric.

– Bon sang Ambre ! Tu as bien failli te faire prendre !

– Pardon ?

– Comment veux tu obtenir des infos si tu te disputes avec celui qui est censé nous les donner ?! s’exclame-t-il en sortant des mouchoirs de son veston de serveur.

J’ouvre de grands yeux.

– Comment sais-tu cela ?

– C’est Clarisse qui m’a demandé de te surveiller.

L’abasourdissement laisse sa place à la colère. Pour qui se prend-t-elle à se mêler de ma mission ? Elle m’évite puis s’invite par intermittence dans la seule chose qui me permettrait d’atteindre mon but ? Eric me tend les mouchoirs puis détourne le regard.

– Pourquoi ? Pourquoi t’a-t-elle envoyé ici ? je crache en épongeant ma robe du mieux que je peux.

Il se gratte la nuque, gêné.

– Il faut que je te surveille et récolte des informations sur une faiblesse de cette saleté d’aristocrate. Et en échange, elle m’offre enfin ce que je convoite depuis des années !

Je lève un sourcil :

– Qui est ?

– Un rendez-vous avec elle.

Je suspends mon geste et observe Eric dont les yeux sont emplis d’un mélange de gêne et de fierté. Je ne peux pas soutenir son regard sans que le mien n’exhale de pitié, alors je me remets à éponger ma robe. Clarisse lui fait du chantage et il accepte sans broncher car il a des sentiments pour elle. Cette fille me dégoûte.

– Tu es conscient que ce n’est pas sain, comme façon de fonctionner ?

– Oui, mais j’étais si heureux qu’elle me le propose. Cela fait des années que j’attends ça.

Les étoiles pétillant dans son regard renforcent le sentiment de pitié qui m’éprend. A force, je n’aurai plus assez de robe à éponger pour me cacher.

– Je ne la comprends vraiment pas, elle m’ignore pendant des semaines puis elle envoie quelqu’un pour me protéger alors que je n’en ai pas besoin.

Il me lance un regard éloquent que j’ignore royalement.

– Elle tient à toi. Sinon elle ne me demanderait pas de tes nouvelles dès qu’elle en a l’occasion.

A nouveau, je me stoppe. Mais qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez elle ?! J’ignore l’étrange sensation qui s’empare de moi et reporte mon esprit sur un sujet bien plus important.

– Je ne peux pas retourner voir cet homme, il refusera de me parler. Tu as réussi à avoir des infos, de ton côté ?

Eric s’apprête à me répondre mais s’interrompt quand il voit James s’approcher.

– Que faites-vous ? nous fait-il avec un sourire de convenance n’allant pas du tout avec son ton inquiet. Ambre, tout le monde se demande où tu es pass… Eric ? Que fais-tu ici ?

Je hoche la tête face au regard interrogateur d’Eric qui s’empresse alors de tout raconter à James.

– L’Ange a une fille, continue-t-il. C’est ça son point faible. Seulement, je ne connais ni son nom, ni son apparence.

– Moi si, déclare James. Cependant, je ne savais pas que l’on pouvait la considérer comme son point faible. Qu’est-ce qui te fait dire qu’on ne se trompe pas de cible ?

– J’ai discuté avec son valet. Il la chérit plus que sa propre existence, à tel point qu’elle n’a pas le droit de sortir de la demeure familiale.

Même si je ne connais pas cette fille, je ne peux m’empêcher de ressentir de la peine pour elle. Même morte, elle n’est pas libre. Et pire, elle est sous l’influence de cet Ange. Je secoue la tête. Elle est probablement notre moyen de nous rendre sur Terre. Je ne peux pas laisser la pitié entrer dans l’équation.

– Parfait, déclare James en joignant ses mains gantés. Nous avons atteint notre objectif.

Nous nous sourions alors, satisfaits de notre travail.

Mon sourire vacille légèrement. Peut-être savais-je déjà que la suite n’allait pas me plaire…

Amélie

Chapitre suivant la semaine prochaine.