Feuilleton : Nouvelle Âme – 21

21-

Une semaine. Une semaine que la fête s’est finie. Une semaine que j’ai rendu mon rapport de mission à Clarisse et qu’elle n’est pas réapparue depuis. Une semaine que James essaie de me rassurer en usant de tous les moyens possibles et imaginables. Et, surtout, une semaine où une anxiété immense s’empare de moi dès que je pense au futur. Ai-je raté ma mission au point que personne ne me mette au courant de mon renvoi ? Je ne sais pas réellement à quoi je m’attendais en entrant dans cette Résistance, mais certainement pas à autant de froideur. Je n’arrive pas à croire que j’ai été utilisée comme un pion et que je ne m’en rends compte seulement maintenant.

Je soupire en revenant toujours à la même pensée. Heureusement, cette soirée n’a pas été un échec total. Dès que des pensées à propos de ma mission commencent à tourner et retourner dans ma tête, je ne peux m’empêcher de penser aussi aux mots de James. Je suis sincèrement heureuse d’en avoir appris plus à son sujet. J’ai compris que chaque mot franchissant ses lèvres lui coûtait. Il ne s’était jamais confié de son propre-chef jusque-là, m’avait-il révélé sur le chemin du retour. J’en étais d’autant plus honorée même si je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter pour lui, maintenant. Certes, il a eu le temps de guérir de ce passé, mais n’a-t-il vraiment gardé aucune séquelle ?

– Ambre ! C’est à toi !

Je lève les yeux vers une Dahlila surexcitée. Elle n’a plus qu’une carte en main et trépigne d’impatience de gagner cette partie de carte. Elle n’a pas l’air de voir que, à côté d’elle, un Enzo tout aussi extatique trépigne aussi et va jouer avant elle.

– Ah, oui, heu…

Je pose une carte au hasard sur le tas. Ça a l’air d’embêter James qui se gratte la nuque.

– Tu viens de me mettre dans un sacré pétrin.

Pendant que les autres jouent, je balaie rêveusement du regard la pièce face à moi. Nous passons toutes nos soirées dans ce salon décoré de la même façon que pourrait l’être un château des années 1800. Pourtant, malgré les meubles en bois noble et les canapés vert forêt, je ne m’étonne plus de découvrir des séries entières de mangas dans la bibliothèque, côtoyant les livres des plus grands philosophes. Une télé des années cinquante est posée dans un coin de la pièce tandis qu’un écran plat est, juste à côté, connecté à plusieurs consoles de jeux-vidéos. Des bougies éclairent paresseusement l’endroit. Le passé et le moderne se mélangent, s’embrassent et créent de nouvelles choses.

Nous sommes les derniers à rester éveillés. Même si la petite aiguille de l’horloge à pendule (qui est d’ailleurs l’objet de plaintes de nombreuses personnes dû à ses coups gutturaux) indique plus de minuit, cela n’a pas l’air de déranger nos Garants. A vrai dire, cela ne me dérange pas non plus. Plus le temps avance et moins je ressens le besoin de dormir, ou même de manger. Le matin, je me réveille en pleine forme alors qu’à l’accoutumé, j’aurais probablement carrément dû dormir en cours. J’ai beau détester les Anges, là, je suis obligée d’avouer qu’ils s’y prennent plutôt bien. Tout est fait en douceur sans même que je ne ressente de réel manque.

– Gagné ! s’écrit alors Enzo en posant sa dernière carte sur le tas devant nous et en bondissant pour entamer une danse de la victoire franchement ridicule.

Cela a le mérite de me remonter le moral. Depuis mon arrivée, nous passons chaque soirée ensemble. Même si nous ne sommes pas très originaux en termes d’activités – qui se résument à des parties de cartes et de jeux-vidéos quand la console est libre – je sais que je serais heureuse. Je ne sais si c’est à cause de leur métier, mais James et Lila savent mettre les gens à l’aise et me le prouvent à chacune de ces soirées.

– Ça fait trois fois, Enzo ! s’écrit Lila. Laisse les autres gagner !

– Pas ma faute si vous êtes nuls ! répond l’intéressé, les mains sur les hanches.

James lui lance un regard entendu.

– … nuls aux cartes, se reprend l’adolescent avec un sourire.

– Peu importe, fait Dahlila d’un geste de la main. J’ai une idée !

Son air de conspirateur ne me rassure absolument pas. Son regard balaie la pièce, comme si elle cherchait à savoir si quelqu’un peut nous entendre. Quand elle constate qu’on est seuls – ce qui est le cas depuis longtemps – elle prend le temps de s’installer confortablement sur son coussin et envoie même Hana chercher une bougie pour qu’elle la place entre nous.

– Je vais vous raconter les légendes de ce monde.

– Y’en a aussi ici ? demande Enzo.

– Bien sûr, répond James. Nous avons beau être morts, nous ne savons pas tout.

– Oui, et certaines prêtent à confusion, reprend Lila. Bon ! Je vais vous raconter la plus connue – et celle qui fait le plus débat – j’ai nommé…

Elle marque un temps de pause en tapant ses index sur ses genoux, à la manière d’un tambour. Quel suspense.

– Les médiums !

Son visage perd de sa joie face à notre enthousiasme pour le moins… mort.

– Hé, vous pourriez au moins faire semblant !

Tout le monde souffle un « ouaiiis » de rigueur. Lila affiche une mine faussement outrée puis sourit. Elle balaie une dernière fois la pièce du regard et se redresse.

– Dans le monde des vivants, certaines personnes disent qu’elles peuvent communiquer avec les morts. Ce qui est sûr, c’est qu’elles n’ont pas accès aux morts d’ici.

Elle se stoppe et je détourne le regard quand le sien se pose sur moi.

– Mais là n’est pas le sujet. Bref, que ce soit vrai ou pas, comme chaque personne, ces médiums peuvent mourir. Et c’est là que ça devient intéressant. Apparemment, même s’ils sont morts, les médiums conservent leurs « pouvoirs » et peuvent faire pleins de trucs que les Anges ont mis des dizaines et des dizaines d’années à réaliser. Certains médiums arriveraient à communiquer avec les vivants, d’autres à créer un lien entre ce monde et la Terre, dans la dimension des Suicidés, d’autres à voir le futur…

Je me déconnecte de ses paroles. Créer un lien entre ce monde et la Terre ?! Non, je ne peux pas me permettre d’espérer. Les Déesses ne m’ont pas recontactée. Et puis, ce ne sont que des légendes. Cela m’étonnerait fortement que, si des gens avaient de tels pouvoirs, les Anges ne s’en soient pas emparés.

Les minutes s’étirent au fur et à mesure des histoires que nous raconte Dahlila. Les statuettes de Jizô, les affaires de meurtres non-élucidées et dont personne n’a retrouvé l’Âme dans ce monde, les esprits frappeurs… tout y passe. C’est dans ce genre de moment que je me rends compte que, même si nous sommes morts, nous restons humains, chacun avec ses propres croyances. 

– Bon, s’exclame James, il est tard. Et demain, c’est le grand jour.

– Hein ? nous nous exclamons en chœur, Enzo et moi – Hana, bien sûr, se contente d’un regard interrogateur.

– Vous n’êtes pas au courant ? s’écrit Lila avec un grimace quand James lui fait signe de baisser le ton. Demain débute le mois des découvertes des métiers et des stages !

Maintenant qu’elle le dit, cela me revient. Cela fait un mois que je suis morte et suis entrée dans cet étrange monde. Une nostalgie à laquelle je ne m’attendais pas me submerge tout à coup.

– Bonne nuit, lance Lila tandis qu’Hana se contente d’une légère courbette.

– Faites pas de bébé, vous deux, je suis pas prêt à être parrain, lance Enzo dans la direction de James et moi avant de s’enfuir en ricanant.

James ne peut s’empêcher de pouffer de rire. Il se relève avant d’épousseter son veston.

Il me tend une main pour m’aider à me relever.

Je cligne plusieurs fois des yeux avant de la prendre. Il ne me lâche pas quand je suis debout et sourit.

Peut-être qu’au final, même morte, ici, je peux goûter au bonheur.

Amélie

Chapitre suivant la semaine prochaine.