Feuilleton : Nouvelle Âme – 22

22-

Le lendemain de la soirée, après un copieux petit-déjeuner, nous nous rendons dans cour. Toutes les Âmes de mon trimestre sont là-bas, et la cour grouille alors de garants et de nouvelle Âmes. L’étape suivante de mon enseignement est devant mes yeux. Tous les professeurs se chargeant de nous inculquer les lois injustes de ce monde courent dans toutes les directions pour rassembler les Âmes et leur garant, lesquels piquent un badge sur leur veste, t-shirt, robe, kimono, djellaba. 

M’asseyant sur le bord de la fontaine, j’observe les gens morts dans la même période que moi. Si un mot n’a pas sa place dans ce joyeux bazar, c’est bien “uniformité”. J’avais déjà eu l’occasion de le remarquer en dehors de l’école, mais avais tendance à penser que les différences seraient atténuées par la date de la mort. Après tout, nous avons tous vécu jusqu’au 21e siècle, ici. Cependant, je me rends compte que je me suis totalement trompée. Devant moi, un groupe entier de personnes habillées façon disco discutent entre elles, tandis que des copies de Betty Boop pouffent de rire en regardant dans la direction de gentlemen semblables à James. Plusieurs vieilles femmes, à l’apparence bien plus moderne, piaillent entre elles, tandis que leurs maris, si j’en crois leurs proximités, font de même un peu plus loin. Mon cœur se serre en voyant un groupe d’enfant en bas-âge, préadolescence maximum, en train de courir à en faire perdre la tête à leurs garants. Des adolescents restent dans leur coin ou collés à leur garant. Si un coup de sifflet ne venait pas de m’ôter quelques pourcentages d’audition, je serais volontiers allée leur parler.

Face au son strident, les professeurs se mettent à trier les jeunes Âmes par tranche d’âge. La deuxième étape de nos études est toujours la plus compliquée en termes d’organisation, d’après James. En un minimum de temps, il nous faut avoir observé puis exercé le plus de métiers possibles pour que nous « trouvions notre place ». Aujourd’hui, d’après le groupe dans lequel j’ai atterri, nous allons chez les Gardiens. J’ai entendu parler de ce métier comme l’élite parmi l’élite, le seul métier que les Âmes citoyennes peuvent exercer sans avoir à devenir un Ange tout en ayant autant, voire plus de responsabilités. Cependant, je n’ai jamais su en quoi consistait exactement ce métier. Il faut dire que je m’oriente bien plus vers le métier de Garant, comme James. C’est un emploi qui se destine à aider les autres et me permettra par la même occasion de rester près de mon aristocrate préféré.

Que demander de mieux ?

– Mettez-vous en rang, côte à côte avec votre garant, hurle un jeune professeur aux cheveux blancs, juste à côté de mes oreilles.

Je m’apprête à m’isoler quand James m’attrape par le bras et me force à me placer à côté de lui. Enzo ricane, comme il le fait maintenant à chaque fois qu’il nous voit nous effleurer. James pose sur lui un regard se voulant autoritaire mais qui n’a pour effet que de renforcer le rire de l’adolescent.

Je balaie la cour du regard, comme si ce geste pouvait faire apparaître Clarisse. Je lève les yeux au ciel. Je ne sais même pas pourquoi j’espère. Mais quand je les repose sur la cour, je manque de m’étouffer.

Des cheveux bordeaux foncent vers moi.

– Je ne suis pas en retard, il me reste exactement dix secondes avant qu’il soit neuf heures.

J’ouvre grand les yeux. Ose-t-elle vraiment… La colère et la rancœur ne tardent pas à prendre le contrôle de mon cœur.

– Nous pensions que tu n’allais pas venir, déclare James d’un ton froid que je ne lui connais pas.

– Jamais je n’aurai abandonné ma très chère jeune Âme que voilà.

Elle me lance un faux regard d’adoration. Néanmoins, elle interrompt sa comédie en voyant mon air glacial, mes bras croisés et mon visage tiré par le dégoût. C’est définitif, cette fille me révulse. En plus de n’avoir aucune considération pour son métier, elle n’a aucune empathie. Elle ne me doit rien, certes, mais si elle ne voulait pas travailler avec des humains, pourquoi faire ce métier ? Elle le déteste et cela se répercute sur moi. Heureusement que j’ai eu de la chance de tomber sur des personnes comme Lila et James qui, eux, sont vraiment dévoués et responsables.

James effleure ma main de la sienne. Je plonge mon regard dans la forêt ensoleillée de son regard. Ce geste me donne la force de continuer. J’inspire profondément tandis que la troupe d’élèves s’amasse devant le portail.

Je me retiens de rire tandis que les professeurs font une démonstration de l’utilisation du portail inter dimensionnel. S’ils savaient que personne ne les avait attendus pour s’en servir… Après avoir atterri dans la ville – et rendu aveugle ceux qui ne s’attendaient pas la lumière renvoyée par les immeubles -, nous prenons la direction du centre-ville. Le bar se situant dans un quartier commercial, je découvre tout autant que les autres. Je ne suis jamais passée dans un endroit si peuplé, “par sécurité”.

Aussi, je ne feins pas ma surprise quand je découvre, en même temps que mes camarades, l’immensité des gratte-ciels entourant la place sur laquelle nous venons de nous engager. Le grandiose est au rendez-vous. Une immense fontaine sculptée dans un style moderne rejette de l’eau dans un doux son serein. Des arbres plantés à intervalle régulier se tiennent droits comme des piquets, trop taillés pour paraître naturels. Leurs feuilles semblent aussi artificielles que le ciel de ce monde. Je suis incapable de trouver une logique à une telle superficialité. Des Âmes toutes plus jeunes les unes que les autres arrivent chaque jour dans ce monde, pourquoi ne pas les laisser modeler des arbres plus réels, ou même changer la couleur de ce ciel ?

Mes doutes sont relayés au second plan quand nous arrivons devant d’immenses immeubles bordant la place en forme d’hexagone. Chacun est si large qu’il touche presque le suivant. Le seul côté de l’hexagone qui n’est pas habité par un bâtiment est celui permettant aux passants d’entrer dans la place. Les immeubles sont à l’image de celui par lequel je suis arrivée dans ce monde : blanc, aux fenêtres teintées, de sorte à masquer l’intérieur. Les portes vitrées, s’ouvrant et se fermant au bon vouloir des visiteurs à la chevelure blanche comme la neige, dévoilent un intérieur moderne et sobre. Quand je lève la tête, un spectacle singulier prend place dans le ciel : une pièce entièrement constituée de murs et de sol en verre est retenue dans le vide par des couloirs, eux aussi de verre, reliant les bâtiments entre eux. Ignorant totalement le vertige que peut causer une telle hauteur, des employés traversent les couloirs d’un pas nonchalant pour se rendre d’un bâtiment à un autre. Des meubles sont installés dans la pièce réunissant les couloirs, mais je suis incapable de les identifier de là où je suis. En baissant les yeux, encore déboussolée par une telle construction, un autre détail retient mon attention. Des gardes sont vissés devant les portes, le visage impassible. Ils ressemblent à ceux qui surveillent le bar des Déesses. J’évite de les observer trop longtemps, ils me font froid dans le dos.

Après avoir laissé le temps aux élèves d’épuiser leur stock de « Ooooh » et de « C’est incroyable », les professeurs nous rassemblent et nous séparent en trois groupes. James et Enzo s’en vont, non sans une remarque cinglante envers Clarisse de la part d’Enzo et de mots doux de la part de James. Cette séparation ne m’enchante guère, mais je n’ai pas le temps d’y réfléchir : mon groupe pénètre dans le bâtiment à ma gauche.

– Bienvenue, fait une hôtesse aux cheveux blancs et au maquillage impeccable. Veuillez me suivre, je vous prie.

Le petit groupe d’élèves s’émerveille devant le style que, dans le monde vivant, on pourrait aisément qualifier de moderne. Les surfaces blanches sont immaculées et les vitres séparatrices transparentes diffusent des messages de bienvenue ou publicitaires. L’hôtesse aux cheveux aussi immaculés que le hall nous explique, en nous emmenant devant un ascenseur, que ce bâtiment abrite l’élite de la nation. Elle ne nous dévoile cependant pas ce que fait cette fameuse élite et plus le suspense monte, moins j’apprécie cette manière de faire. Quel métier peut être si incroyable pour être considéré comme « l’élite de la nation » ? J’observe mes camarades et je découvre avec dégoût qu’ils gobent tout ce que cette hôtesse débite, incapable de questionner quoi que ce soit. Pourtant, cela se sent à des kilomètres que tout est calculé, suis-je vraiment la seule à m’en rendre compte ? Les Déesses m’ont-elles tant monté la tête que ça ? Je refuse cette idée, j’ai beau les avoir suivies, je suis tout de même restée maîtresse de mes pensées.

Clarisse doit être aussi exaspérée que moi car, dès que l’hôtesse glorifie la moindre action réalisée par le gouvernement, le ricanement de rigueur ne tarde pas à venir. Je suis certaine qu’elle se retient de crier son mécontentement, ses bras croisés et sa mâchoire crispée en sont la preuve. Je ne comprends pas pourquoi elle a tenu à venir aujourd’hui. Elle a laissé tout le boulot à James pendant un mois, pourquoi revenir maintenant ? Plus je cogite, plus je fulmine.

Il faut plusieurs allers-retours pour que l’ascenseur puisse emmener tous les groupes dans les étages supérieurs. Nous nous arrêtons à l’étage 79 et débouchons sur une salle d’attente. De lourdes portes nous barrent le passage, tandis que des gardes placés de chaque côté posent sur le groupe un regard méfiant.

L’hôtesse se fraie un chemin et pose les mains sur les poignets des portes – qui semblent d’ailleurs beaucoup trop lourdes pour elle. Elle nous adresse un sourire avant de dire :

– Excusez-les, ils ne sortent pas beaucoup.

Les portes s’ouvrent.

Et un tout autre univers s’offre à mes yeux.

Amélie

Chapitre suivant la semaine prochaine.