Nouvelle Âme – chapitre 25

25.

Je dois cligner des yeux plusieurs fois pour bien comprendre qui se tient face à moi. Yên. Celle de la Résistance. Alors qu’une vague de joie monte en moi, je me reprends. Nous ne sommes pas censées nous connaître. Si je fais une erreur maintenant, dans un tel lieu, les conséquences pourraient être désastreuses. Et puis, je suis censée lui en vouloir ! Je détourne le regard et, heureusement, elle comprend le message et s’en va gaiement s’asseoir à un bureau – plutôt propre d’ailleurs –, à côté d’une femme voilée.

Je me tourne à nouveau vers la réceptionniste qui, pendant tout ce tintamarre, a simplement continué ses explications comme si elle avait l’habitude de tout ce tapage.

-Seuls dix étudiants auront la chance de pouvoir obtenir un stage ici. Comme vous le savez sûrement, en devenant Gardien, vous adhérerez de l’élite de la nation. C’est pour cela que vous serez choisi en fonction de vos notes du dernier trimestre.

Au début de la journée, j’aurais formellement nié vouloir être autre chose que Garante. Mais maintenant, j’avoue que j’hésite. Cet univers me fascine. M’occuper de Vivants m’intéresse. En fait, c’est surtout me sentir utile qui me plaît. Et puis, il y a Yên… je ne peux pas m’empêcher de penser à cet emplacement certainement stratégique pour la Résistance.

Je serre les poings. Il ne faut pas que je pense à elles. Elles m’ont abandonnée. Je ne suis pas censée réfléchir à ce qui peut être bénéfique pour elles, je dois penser à moi avant tout.

La visite continue dans les différents étages. Des milliers de travailleurs s’affairent derrière leurs ordinateurs, à chaque étage que nous visitons. Les open-space sont immenses et contiennent sûrement plusieurs centaines de bureaux. Je sais que, dans ce monde, la physique n’est pas la même que dans le monde des Vivants, mais le nombre de Gardiens m’étonne tout de même. Combien il y a-t-il de Gardiens en tout ? Est-ce que chaque Humain en a un ?

La réceptionniste nous conduit dans les couloirs de verre (non sans avoir dû convaincre les plus apeurés du groupe que c’était sans danger), menant à la salle centrale. La pièce, en forme d’hexagone comme la place en dessous d’elle, est entièrement faite de verre. Des fauteuils et des canapés rouges, tous occupés, sont disposés un peu partout, tandis que, dans un coin, derrière un bar, un serveur se dépêche de préparer des commandes.

-Voici la salle de repos, nous annonce l’Ange nous accompagnant. Cette pièce permet la jonction entre les différents bâtiments, mais c’est aussi la seule salle de repos avec une telle vue. Nous arrêtons la visite pour quelques dizaines de minutes, ceux ayant des questions, venez me les poser.

-Plutôt mourir, marmonne Clarisse dans sa barbe.

Je lorgne de loin les canapés bondés. Impossible de s’asseoir. Alors que je m’apprête à m’asseoir par terre, quelqu’un lance :

-Clarisse ! Ça fait une éternité qu’on ne t’a pas vue ici !

Avec un sourire crispé, la concernée se retourne vers la source de la voix. Son visage se détend instantanément quand elle s’aperçoit que l’appel provient d’un homme ressemblant trait pour trait à un Viking. Il est accompagné d’un vieil homme asiatique portant un adorable béret, d’une magnifique jeune femme à la peau noire, et de… Yên.

-Ouais, ça fait longtemps. Ça fait plaisir de vous revoir, fait-elle avec un sourire que je ne lui connais pas.

-Tu ne nous présentes pas ? demande habilement Yên.

-Ambre, voici Kristian, Hikaru, Kashka et Yên. Les gars, je vous présente la jeune Âme dont je m’occupe, Ambre.

Tous me saluent avec entrain. Je m’apprête à m’immiscer dans la conversation qui vient de reprendre, mais Clarisse m’interrompt avant même que j’ai commencé :

-Va parler avec Yên, vous avez sûrement beaucoup de points communs.

-Ah bon ? Lesquels ? je demande, plus pour la challenger que par méconnaissance de son intention.

-Vous êtes toutes les deux des gamines chiantes.

A quoi je m’attendais ? Yên m’entraîne un peu plus loin, sur des fauteuils qui viennent de se libérer.

-Alors comme ça tu es la jeune Âme dont s’occupe Clarisse ?

-Effectivement.

-Et ça va, elle est pas trop chiante ?

Je me gratte la tête avec un sourire gêné.

-Affreusement.

Elle pouffe de rire.

-Elle a toujours été comme ça, d’aussi loin que je me souvienne.

-Tu la connais depuis longtemps ?

-Une dizaine d’années. En fait, je l’ai rencontrée ici, à l’époque où elle était Gardienne.

Je lève un sourcil. Alors tout s’explique. Je me demande pourquoi elle a changé de métier, si elle déteste tant celui qu’elle fait en ce moment. Ceci dit, ça ne m’étonnerait pas qu’elle haïsse encore plus celui-là…

-Oh, d’accord. Et toi, ça fait combien de temps que tu travailles ici ?

Elle pose une de ses petites mains sur son menton et prend une moue reflétant sa réflexion. Finalement, elle se met à compter sur ses doigts et serre les poings, le visage crispé de frustration.

-Environ vingt ans. Je crois. Je perds un peu la notion du temps. Mais peu importe, tu comptes faire ton stage d’observation ici ?

Son ton est innocent mais nous savons parfaitement que la question n’est pas simplement pour faire la conversation. Je ne sais pas du tout ce qu’elle attend de moi. Ni même ce dont j’ai vraiment envie, en fait. La visite a fait vaciller toutes mes certitudes.

-Je ne sais pas encore, je me contente alors de répondre. Tu me le conseilles, c’est ça ?

-Je vais pas cracher sur mon métier, en même temps, dit-elle en haussant ses frêles épaules. Mais dans tous les cas, je trouve que c’est l’un des métiers les plus gratifiants disponibles pour les jeunes Âmes comme toi.

Elle est maligne, cette petite. Si je ne la connaissais pas, jamais je n’aurais pu deviner qu’elle faisait partie d’une organisation comme la Résistance.

-Et ça consiste en quoi, être Gardien ?

-Pour moi, c’est avant tout être présent pour ses Humains en tant que… Pourquoi tu fais cette tête Kashka ?

Le visage de la magnifique jeune femme est plissé dans une moue douteuse. S’excusant auprès de ses collègues, elle vient nous rejoindre.

-Je fais cette tête, Yên, parce d’entre nous, tu es celle qui s’absente le plus.

-Mais Kashka tu sais parfaitement pourquoi je m’absente aussi souvent.

Je lève un sourcil. Yên les a mis au courant de son affiliation pour la Résistance ?

-Oui oui, fait la jeune femme noire de sa voix douce, tu ne veux pas devenir comme Maria. Et c’est complètement légitime. C’est juste que je trouve ça ironique que tu présentes notre métier ainsi à Ambre.

-Bah tu le présenterais comment, toi ?

Kashka prend le temps de réfléchir.

-Je dirai qu’en plus de la présence, il est nécessaire d’être dévoué. Après tout, s’occuper de mille Vivants, ce n’est pas donné à tout le…

-Mille Vivants ?! je m’exclame, si fort que certaines personnes autour de nous se retournent. Mais c’est une charge de travail immense ! je reprends, plus doucement.

-Oui, fait Kashka en haussant les épaules. Mais quand tu travailles par passion, ce n’est plus vraiment un problème.

-Tu plaisantes ? s’exclame Yên. Peu de gens ont le même avis que toi et tu le sais.

-Oui Yên, je le sais. Mais j’essaie d’être positive.

Je dois probablement avoir des points d’interrogation dans les yeux car les deux s’esclaffent :

-Pour être honnête, commence Kashka, on est une minorité à être en accord avec le fait que c’est impossible de subvenir aux besoins de mille Vivants en même temps. D’autres Gardiens ont une façon un peu moins… sage de voir les choses.

-C’est-à-dire ?

-Ils restent sans arrêt devant leur ordi, poursuit Yên, pire que des geeks. Vu que dans ce monde, ils ne sont plus rappelés à l’ordre par un corps avec des besoins vitaux, ils peuvent y rester des jours et des jours.

Ça explique pourquoi chaque bureau ressemble à un mini appartement. Cependant… ces informations-là ne me donnent pas envie de travailler ici, ni même d’y faire un stage. Cela étant, si j’ai des collègues comme eux, le métier doit être intéressant.

-On ne veut pas t’effrayer, Ambre, mais ça reste l’une des réalités de ce métier, fait Kashka en posant une main bienveillante sur mon épaule.

-Merci pour votre honnêteté, je réponds en souriant.

-Bon, c’est pas tout ça, mais il faut que je m’y remette ! fait Kashka en saluant tout le monde d’un geste. A tout à l’heure tout le monde, au plaisir de vous revoir, Ambre et Clarisse !

Elle s’éloigne d’une démarche élégante, ses longs cheveux noirs volant derrière elle.

-J’espère que ça t’a pas trop dégoûtée… fait Yên en se grattant la tête. Tout dépend de la façon dont tu veux travailler. On a un quota d’heures à faire, forcément, mais tu peux te contenter de le respecter sans faire d’extras. Tout dépend de toi. Heu… c’est pas ta guide qui tape dans ses mains comme une forcenée là-bas ?

En effet, la réceptionniste est revenue et frappe maintenant dans ses mains pour réclamer l’attention des jeunes Âmes.

-Ramène tes fesses, girafe, me lance Clarisse.

-J’arrive, bouboule. Yên, c’était un plaisir de te rencontrer.

-Moi de même. Je suis sûre que tu feras le bon choix.

Le bon choix… Oui, je le ferai.

Amélie

Chapitre suivant la semaine prochaine.