Dieu et Rousseau (suite)

Nous avions promis de revenir à ce sujet, qui fait d’ailleurs la singularité de Rousseau : en un siècle où triomphe l’athéisme, le citoyen de Genève se distingue par une foi sans cesse affirmée. Au cours du « Troisième dialogue » de Rousseau juge de Jean-Jacques (cf. billet du 22 septembre 2013), le personnage de Rousseau analyse ainsi le succès de l’athéisme en son siècle :

« Mais cet engouement d’athéisme est un fanatisme éphémère ouvrage de la mode, & qui se détruira par elle, & l’on voit par l’emportement avec lequel le peuple s’y livre que ce n’est qu’une mutinerie contre sa conscience dont il sent le murmure avec dépit. Cette commode philosophie des heureux & des riches qui font leur paradis en ce monde, ne saurait être longtemps celle de la multitude victime de leurs passions, & qui, faute de bonheur en cette vie, a besoin d’y trouver au moins l’espérance & les consolations que cette barbare doctrine leur ôte. »

« Cette commode philosophie des heureux & des riches qui font leur paradis en ce monde » fait évidemment écho au vers célèbre du Mondain de Voltaire (1736) : « Le paradis terrestre est où je suis. » Mais il est également possible d’y voir une anticipation de la formule de Marx : «[La religion] est l’opium du peuple .» (« das Opium des Volkes » in Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844).

Or, à la différence de Marx, Rousseau ne disqualifie pas la religion au motif qu’elle serait une illusion. Il vaut la peine au contraire de s’attarder sur la légitimation qu’il énonce de la religion. Les « heureux et les riches » n’ont en effet d’autre choix, pour apaiser leur conscience, que de considérer que l’acquisition de biens et la recherche du luxe est légitime et ils s’efforcent d’entraîner « la multitude » sur ce chemin :

« Que les nouveaux philosophes aient voulu prévenir les remords des mourants par une doctrine qui mit leur conscience à son aise, de quelque poids qu’ils aient pu la charger, c’est de quoi je ne doute pas plus que vous […]. »

Rousseau montre ici, en remontant aux sources du message christique, le bouleversement axiologique qu’introduisirent les « nouveaux philosophes » : le christianisme n’étant pas une religion des « heureux et des riches », il restait aux Lumières à inverser les valeurs et à convaincre « la multitude » de les rejoindre dans leur éloge du luxe.

Concluons sur ces paroles du Vicaire savoyard (Émile, livre IV) : « Ôtez de nos coeurs cet amour du beau, vous ôtez tout le charme de la vie. Celui dont les viles passions ont étouffé dans son âme étroite ces sentiments délicieux ; celui qui, à force de se concentrer au dedans de lui, vient à bout de n’aimer que lui-même, n’a plus de transports, son coeur glacé ne palpite plus de joie ; un doux attendrissement n’humecte jamais ses yeux ; il ne jouit plus de rien ; le malheureux ne sent plus, ne vit plus ; il est déjà mort. ».

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