La statue de Glaucus

 

Bartholomeus Spranger, Glaucus et Scylla, 1580-1582, Kunsthistorisches Museum (Vienne)

Bartholomeus Spranger, Glaucus et Scylla, 1580-1582, Kunsthistorisches Museum (Vienne)

Au livre X de La République, Socrate compare l’âme « telle qu’elle paraît à présent » (???? ?? ?? ??????? ????????) au dieu marin Glaucos : « les anciennes parties de son corps ont été les unes brisées, les autres usées, et totalement défigurées par les flots, et […] il s’en est formé de nouvelles de coquillages, d’herbes marines et de cailloux ; de sorte qu’il ressemble plutôt à un monstre qu’à un homme tel qu’il était auparavant1 ».

Au début de sa « Préface » au second discours, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754), Rousseau reprend cette comparaison : « Semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société […] a, pour ainsi dire, changé d’apparence au point d’être presque méconnaissable ; et l’on n’y retrouve plus […] au lieu de cette céleste et majestueuse simplicité dont son auteur l’avait empreinte, que le difforme contraste de la passion qui croit raisonner et de l’entendement en délire. »

« Cette céleste et majestueuse simplicité » se retrouve dans la formule inaugurale de l’Émile : «Tout est bien, sortant des mains de l’Auteur des choses » ; mais elle fait également écho au « Dieu fait bien ce qu’il fait. » du « Gland et la Citrouille » (Fables, IX, 4). Nous sommes là dans une vision providentialiste du monde.

Dans son article des Annales de la société Jean-Jacques Rousseau (librairie Droz, Genève, 2008), « Quand le visage de Glaucos devient statue de Glaucus », Bérengère Baucher observe le glissement opéré par Rousseau : du mythe platonicien du dieu marin Glaucos à la statue immergée. Dans le premier cas, l’âme est comparée à un dieu ; dans le second, à une statue. Or cette dernière est un artefact. Pour autant l’essence divine de l’homme n’est pas niée : l’homme naturel, avant les altérations de la société, bénéficiait de l’empreinte de son Créateur. Même si Rousseau n’use pas de la notion de péché originel, il y a bien dans sa pensée un avant et un après la Chute. Jean Starobinski, dans son introduction au Second Discours (Bibliothèque de la Pléiade, tome III, Gallimard, Paris, 1964), l’évoque explicitement : « Rousseau recompose une Genèse philosophique où ne manquent ni le jardin d’Eden, ni la faute, ni la confusion des langues. […] L’homme, dans sa condition première, émerge à peine de l’animalité ; il est heureux : cette condition primitive est un paradis ; il ne sortira de l’animalité que lorsqu’il aura eu l’occasion d’exercer sa raison, mais avec la réflexion naissante survient la connaissance du bien et du mal, la conscience inquiète découvre le malheur de l’existence séparée : c’est donc une chute. »

« L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. », nous disait Pascal un siècle plus tôt. Chez Rousseau, l’homme civil sort paradoxalement de l’animalité innocente pour devenir « une bête féroce ».

1Platon, La République, livre X, 611d (traduction Victor Cousin).