Apologue des deux nigauds ou dénonciation du discours convenu sur l’éducation

L’actualité de l’éducation nous invite ici à reprendre un texte écrit avec André de Peretti, dans « Contes et fables pour l’enseignant moderne », éd. Hachette, 2006, voir http://francois.muller.free.fr/contes/index.htm

Apologue des deux nigauds[1] Ou la dénonciation du discours convenu sur l’éducation

 

Au fait, on peut douter que l’audace non plus que le bon sens soient les choses du monde les mieux partagées : du moins sur la sphère austère de l’éducation et de l’enseignement. Il semble que nos contemporains sont effectivement injustes ou incorrigibles et contradictoires ou instables (à l’égal de leurs prédécesseurs ?) en ce qui concerne leurs humeurs et leurs gloses, quand elles touchent à leur progéniture. Oserais-je dire « mémoire courte » ?…

 

L’idéalisation ou l’amplification de leurs souvenirs d’enfance et de jeunesse sont si naturelles à des adultes (a-t-on vu un seul polytechnicien réputé entré autrement que premier dans son école ? et quels parents s’avèrent sincères sur leur véritable assiduité scolaire ?) qu’elles les portent à un imbroglio de considérations faussées ou de médiocres mythologies. En dehors de quelques moments rares d’émotion lucide où ils se redressent pour découvrir le sérieux intransigeant de leurs jeunes, ils se placent alors avec persévérance sous les fourches caudines de deux nigauds éternels, avatars du grand Protée[2] (ou de Mani, dit Manès, ou redit Manichaeus).

 

Un doyen de droit aux prises avec les deux nigauds

Nous avons entendu la harangue de ceux-ci jadis, par la prévenance d’un éminent doyen du droit (et qui fut au Conseil constitutionnel). Ce dernier rapportait leurs propos en la sorte : l’un des nigauds, arguant de n’importe quoi, tiendrait que tout est toujours nouveau quand l’autre soutient qu’il n’en est rien de rien, car tout serait substantiellement sans différence et pareil au pareil. Ou encore celui-ci prétendrait que tout peut être rigoureusement tenu pour identique, quand son compère et associé s’insurge contre les hétérogénéités et assure qu’il n’y aurait rien de commun entre rien et rien ; dans le rapport au passé, au présent comme à l’avenir.

Mais aussi le « un », à d’autres fois, affirme qu’il n’y aurait rien de correct ni de tolérable et que tout est en déclin, quand l’autre objecte que tout serait bon (quoique perverti par des « dégâts » mais qu’il ne faudrait surtout ne toucher à rien .

 

Ces « je ne sais quoi » de tout et de rien s’appliquent assurément aux choses de l’éducation et de l’instruction. Chacun d’entre nous a vite fait d’entendre dire que l’école est complètement changée, qu’on ne se retrouve en aucune manière dans les façons d’enseigner ou les contenus, qu’on ne comprend absolument plus les jeunes et qu’on ne sait plus à quel saint et prophète ou dieu lare s’adresser ou se vouer en matière d’éducation. Mais on peut entendre en même temps clamer que l’école n’évolue pas, que les enseignements stagnent (et qui ne progresse régresse), que les cours sont rabâchés, qu’aucun effort d’adaptation ne fut réalisé, que les modes pédagogiques retardent, que les « manifs » sont toujours les mêmes et qu’il n’y a décidément rien de changé.

 

On perçoit aussi bien le cliquetis des indignations (vertueuses ?) relatives au « niveau » qui ne serait plus ce qu’il était, aux tailles des classes qui seraient devenues excessives, à l’hétérogénéité des groupes d’élèves qui aurait crû dans des proportions intolérables (nous en reparlerons). Mais nous n’avons pas besoin d’avoir l’oreille fine pour recueillir également des verdicts sommaires sur des catégories d’enseignants, qui seraient tous indignes, à moins que ce ne soit sur une jeunesse qui ne sait plus rien ou ne vaut plus rien (et pourtant, veut tout !), ou bien il est question que cette jeunesse admirable soit indignement maltraitée par un corps enseignant inattentif et bureaucratisé, quand tous opinent (du bonnet ?) sur le scandale des professeurs généreux qui seraient molestés sans trêve par des jouvenceaux insolents.

 

Nous le savons, on vante les examens de jadis ; on se demande où sont les écoles et les maîtres d’antan ; on a nostalgie de la belle époque où régnait une haute dame Éducation, Alma Mater[3] du temps passé : on réclame des surveillants pour des enfants et des adolescents à propos desquels on exige des égards et des gants. Mais constatons qu’on se mobilise contre les innovations, rénovations, réformes ; car, si on veut que tout soit autre, il apparaît qu’on désire avec véhémence que rien ne change et surtout ne soit varié. Il est aussi banal pour les mêmes gens de se rebiffer parce que l’école ne se moderniserait pas et ne comprendrait pas les jeunes ou ne ferait aucun effort en leur faveur que de s’affecter des modifications et différenciations projetées dans les processus d’enseignement ou dans l’organisation et la vie des établissements. De quoi perdre la tête (et son « latin ») en tendant le cou sous les fourches caudines. ! Tout se passerait comme au jeu : « rien ne va plus ! ».

 

Le mythe identitaire[4]

Nous ne désirons, quant à nous, aucunement partager la mode de la roulette pour nous débattre des gains ou des pertes advenus ou en attente dans le petit monde de l’éducation. Et nous ne nous sentons pas d’humeur à courber la tête, tel de fiers Sicambres, sous des fourches de tout ou rien (ce rien qui est encore comme un tout, de même que ce tout revient souvent à rien !). Car, il nous semble que dire que les choses (en ce qui tient aux rapports des adultes avec enfants ou adolescents et de ceux-ci au savoir de ceux-là) ne sont plus comme avant du tout, ou, à l’opposé, que rien n’a bougé, part d’un même risque de duperie qui vient de comparer ce qui n’est pas comparable ou d’omettre par totalitarisme niais les variations qui ont affecté les références qu’on est porté à supposer invariantes.

 

Nous ne nous décidons donc pas à confondre les diverses réalités de l’enfance et de l’éducation non plus qu’à les distinguer ou à les disjoindre radicalement : mais cherchons à mesurer (et, par suite, à étendre) leurs variétés mais aussi leurs similitudes (autant qu’elles persistent). Rebellons-nous continûment contre ce qu’il est convenu d’appeler comme on verra ci-après le « mythe identitaire » : qui vient de référer chaque individu (ou n’importe quelle disposition éducative ou programme didactique) à une référence étalon, qui serait absolue et n’aurait oncques bougé.

 

Car on voit que nous oublions vite qu’il y a aussi une dérive des continents sur la sphère qui nous intéresse et où se développement l’enfant et l’enfance ainsi que l’adolescence, sous nos méridiens et nos latitudes d’inclinations et de contraintes. Et il faut se faire un premier devoir de remettre en positions historique et planétaire les références que nous voudrions croire constantes, selon notre manie hexagonale et jacobine.

 

Car sur notre sphère (« armillaire[5] » ?), les rapports et les distances ont largement fluctué, suivant les lieux ou les climats ou dans la suite des temps. Il faut nous faire la violence de percevoir ces variations, puisque nous sommes avec inconséquence (malgré le ton de frivolité qui nous est reconnu hors de nos frontières) si peu enclins à consentir à la variété : et c’est là où le bât blesse dans nos systèmes d’éducation et d’enseignement.

Si l’enfance est en effet de toujours, quoi qu’aient pu ergoter certains, le traitement qui lui est socialement appliqué a pu sensiblement varier. Selon les latitudes ou suivant les temps (même ceux que nous vivons), l’attention portée ou accordée à l’enfant, dans ses comportements et son statut, a été ou est susceptible de modifications profondes, que celui-ci soit encore petit ou qu’il soit devenu adolescent. Anthropologues et historiens peuvent nous aider à en faire l’esquisse d’une démonstration et nous préserver d’entrer dans le jeu des deux nigauds.[6]

A ce propos, nous pouvons nous interroger sur la nostalgie qu’expriment les adultes vis-à-vis de leur enfance. Ils idéalisent leur temps d’école, dans une posture de retour en arrière, et pour le coup, sont tentés soit de refuser tout changement sur les dispositions scolaires qui ont été les leurs, soit de profiter de cette idéalisation pour trouver exécrables les conditions actuelles imposées à l’enseignement et à l’éducation. Sur cette nostalgie, peuvent se retrouver parents et enseignants, même si d’autre part la tendance à leur opposition se manifeste simultanément. Des esprits réputés les plus stricts peuvent y succomber.

 

Et en maths ?…

A ce propos, Roland Goigoux peut nous interpeller[7] :

Preuve est faite désormais : l’excellence en mathématiques n’est en rien un gage de rigueur intellectuelle.

Sept éminents mathématiciens, membres de l’Académie des Sciences, dont trois médaillés Fields, le « Nobel » des mathématiques (cf. Le Monde du 9 février). dans un récent cahier de la Fondation pour l’innovation politique, un club de réflexion de l’UMP, s’efforcent de faire une démonstration sur l’apprentissage de la lecture. (…) Bien qu’ils n’aient « aucune compétence particulière dans ce domaine », ils n’hésitent pas à se faire « l’écho de nombreux témoignages » pour alerter la nation toute entière. Guidés par la nostalgie des méthodes syllabiques de leur enfance, ils dénoncent la nocivité de toutes les autres pratiques d’enseignement de la lecture, bien qu’ils soient incapables de les décrire ou de les définir. S’ils ne conduisent pas d’enquêtes chiffrées et s’avouent incapables de « procéder à une analyse globale du système éducatif français », les sept compères ne rechignent pas à « discuter avec des professeurs » voire à recueillir « des témoignages de parents qui n’ont plus confiance en l’école publique » pour « constater autour d’eux » que leurs idées sont partagées par leurs amis et leurs familles. En bons mathématiciens, ils se défient des « statistiques brutes » produites par les services ministériels ou les chercheurs en éducation : ces statistiques n’ont que « très peu de valeur, sinon aucune » précisent-ils, surtout lorsqu’elles conduisent à des conclusions divergentes des leurs. »

 

L’ambivalence parentale ?

On peut essayer d’expliquer un pareil déni d’objectivité. Ainsi, une analyse psychologique des attitudes parentales profondes incline à faire l’hypothèse d’un complexe d’ambivalence des parents à l’égard de l’école. D’un côté, les parents confient leurs enfants et donc toutes leurs espérances à l’école, d’un autre côté, ils redoutent l’influence exercée par les enseignants et qui pourrait attirer vers eux l’affectivité enfantine, en sorte de déposséder les parents de l’admiration et de l’affection de leurs enfants. De toutes façons, il est sûr au plan psychologique que les enfants risquent d’être pris dans un conflit de loyauté à l’égard de leurs géniteurs ou de leurs enseignants : surtout si les valeurs familiales peuvent être relativement différentes des valeurs témoignées personnellement par des enseignants.

 

Les causes d’incertitudes et de conflits des parents à l’égard de l’Ecole et par suite des réactions défensives des enseignants sont de toutes façons multiples. Elles participent aussi à une crainte du « nouveau », à un misonéisme : les parents comme les enseignants ne doivent-ils pas voir devant eux les enfants, les élèves se transformer, n’être plus ceux auxquels on était habitués et devenir autres jusqu’à certaines provocations ? Et s’il faut rajouter aux changements des êtres enfantins, le changement des conditions sociales et des civilisations, et par suite des repères pour visionner l’avenir, il va de soi que les individus ont tendance à se crisper et à s’accrocher à ce qu’ils croient avoir retenu de solide de leur passé. Notamment les formes scolaires les plus simples. Toucher à ces formes du passé, facilement mémorisables, gage de réussite ou d’échecs cuisants, revient à les bousculer.

 

De la sorte, les deux nigauds….

Mais comme d’habitude l’esprit de contradiction peut entraîner à basculer d’un passé maintenu coûte que coûte à un avenir qui en serait radicalement autre. Le radicalisme permet de conjuguer les deux nigauds et de se draper dans une toge prétexte qui peut attirer l’attention des médias. Ces deux travers mettent en difficulté d’établir quelque changement que ce soit, a fortiori de procéder au réajustement et réforme indispensables, en raison des changements technologiques, scientifiques et culturels qui modèlent notre nouveau siècle.

 

Les affirmations péremptoires procèdent aussi d’un refus de s’informer par rapport aux innovations, aux pratiques plus quotidiennes, contre lesquelles on se gendarme ou qu’on souhaiterait infiniment plus radicales. A défaut de réelle objectivité, les gens renforcent leurs affirmations et leurs clameurs pour mieux couvrir leur ignorance réelle des changements qu’ils condamnent.

En contrepartie, il faut reconnaître que les tenants responsables de l’école dans ce qu’elle est et dans ce qu’elle devient, se mettant en défensive, ne prennent guère le soin d’informer : le système scolaire parait en conséquence facilement obscur et moins cohérent. On peut comprendre le trouble des parents à l’égard du jeu des options, des classes de réussite, des facteurs non dits de progression plus rapide, des sous-entendus de l’évaluation, des incertitudes de l’orientation. Le monde extérieur peut se sentir en déficit d’initiation par rapport à un système qui s’enferme dans le mystère d’un sérail.

La société était autrefois plus indifférente à l’égard de l’école car l’entrée dans la vie active des enfants en dépendait moins. Au début des années 80, 200 à 300 000 jeunes en sortaient sans aucun titre, mais ils trouvaient à s’employer, dans une société qui n’était qu’au début de sa complexification.

 

Ce qui peut nous consoler, pour finir ou après tout, du conflit où nous sommes placés entre les deux nigauds, c’est que l’attention accrue, même critique, portée au système scolaire manifeste une reconnaissance et un intérêt accrus. L’Ecole est définitivement de plus en plus au centre de la vie sociale, au cœur même de sa régulation. Et ce n’est pas pour rien que désormais l’Ecole ne se situe pas entre 2 et 22 ans, mais bien au-delà des 7 à 77 ans de Tintin !

Il reste à la responsabilité de chacun de savoir duquel des deux nigauds il se rapproche, à moins qu’il ne préfère osciller entre leurs positions.

 

Il peut y avoir enfin certains griefs qui peuvent donner malgré tout quelques arguments aux deux nigauds : dans la mesure où les formes d’enseignement et les enseignants n’ont pas pris suffisamment attention de satisfaire ou de répondre aux attentes de certains élèves. On peut concevoir que ceux-ci soient portés à des refus extrêmes. L’Ecole ne peut pourtant pas cesser d’évoluer en accroissant les chances d’intéresser un nombre de plus en plus grand d’enfants et de jeunes.

 

Autrement, l’Ecole serait-elle « nigaude » ?

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[1] Titre inspiré du conte de la comtesse de Ségur. Publié en 1862, Les Deux Nigauds est dédié à Armand Fresneau, fils d’Henriette de Ségur et d’Armand Fresneau. La Comtesse de Ségur y déploie son antipathie pour Paris et les pensionnats. Elle nous décrit avec finesse la société qui l’entoure, la campagne, la ville l’aristocratie et la petite bourgeoisie. Il s’agit de l’histoire de deux enfants,  » les deux nigauds  » qui portent déjà des noms qui prêtent à rire : Innocent et Simplicie. Ils habitent la campagne bretonne et veulent tous deux aller à Paris. Innocent veut aller en pension, surtout pour porter un uniforme, et Simplicie veut enfin connaître Paris.

[2] dieu marin, fils de Poséidon ou de l’Océan et de Téthys, avait la garde des troupeaux de son père. Il savait l’avenir, mais ne le révélait que par force et prenait toutes sortes de formes pour échapper à ceux qui le pressaient de questions (Géorg., liv. IV). On a vu dans cette fable l’image de la nature, à laquelle il faut faire violence pour lui arracher ses secrets.

[3] En lat. almus, a, um, veut dire «nourricier, qui fait vivre». On disait «alma Ceres», Cérès, nourrice des humains. Pour les Romains, la mater était la terre nourricière. De nos jours, «alma mater» désigne parfois l’institution où on a reçu son éducation, spécialement l’Université.

[4] Sur le mythe identitaire, voir plus particulièrement, André de Peretti, Pour l’honneur de l’Ecole, chapitre 10, p .103 sq, éd. Hachette, Paris, 2000

[5] Les sphères armillaires aidaient à la compréhension et à l’explication du système solaire. Elles sont attestées depuis le IIIe siècle avant J.-C. Illustrant le système de Ptolémée, elles placent la terre au centre de la sphère. À partir du début du XVIIIe siècle, sont construites également des sphères selon le système de Copernic, plaçant le soleil en position centrale.
Cette sphère est destinée à expliquer le mécanisme des éclipses. Elle est constituée de quatre grands anneaux qui entourent la terre. Trois sont mobiles : ceux de la Lune, du Soleil et du Zodiaque. Ils sont actionnés par un mouvement d’horlogerie placé au-dessus de l’appareil.

[6] André de Peretti, Pour une école plurielle, éd. Hachette, 1987, p.13-17

 

[7] Extrait d’un éditorial paru sur le Café pédagogique, mars 2005, http://www.cafepedagogique.net/dossiers/contribs/goigoux.php . En complément, voir la page personnelle de R. Goigoux et ses travaux : http://www.auvergne.iufm.fr/ER/rgoigoux/rgoigoux.htm