Les écrans

Micro-ethnofiction : Les écrans 

Combien de fois par jours les croisons-nous ? Le matin au réveil : l’écran du smartphone. On éteint l’alarme. On check les informations. Dans les transports : les écrans publicitaires. Au travail, on allume l’ordinateur. Le soir : on regarde la télévision. Durant, la journée, combien de fois n’a-t-on pas regardé son smartphone ? 

6.1. L’écran a d’abord été à partir du début du XXe siècle, l’écran du cinéma. C’est durant les 30 glorieuses qu’il est entré dans les foyers avec l’écran de la télévision. Au début des années 1980, les foyers en France sont massivement équipés de téléviseurs. C’est aussi dans les années 1980 que se multiplient les ordinateurs personnels. En 2007, c’est l’invention du smartphone. On peut donc dire que c’est à partir des années 1980 que la révolution de la vie quotidienne par les écran s’est imposé. C’est en effet à partir de cette époque qu’il s’est mis à coloniser notre monde vécu.

6.2. L’écran ne fait pas forcement disparaître d’autres activités, mais il en transforme la pratique : écrire sur son ordinateur au lieu d’écrire sur du papier ou une machine à écrire, lire des livres sur écran, regarder la télévision ou des films sur son ordinateur ou son smartphone.

6.3. Que change la colonisation de l’existence par les écrans ? Si on suit la thèse de Sochanah Zuboff, dans Le capitalisme de surveillance, le temps connecté à des écrans reliés à internet (ordinateurs, smartphone…) est un temps de captation des données personnelles à des fins économiques et à terme de contrôle du comportement par l’analyse prédictive des données.

6.4. Il est possible de dire qu’il existe un ensemble de travaux qui relèvent de la « critique de la vie quotidienne ». Il s’agit de travaux en philosophie et sciences humaines et sociales qui s’intéressent à des transformations de la vie quotidienne par la technologie et le capitalisme : la société de consommation, la publicité, les médias, les industries du divertissement, les loisirs, l’urbanisme, les technologies numériques, le design, ect… On retrouve dans plusieurs de ces travaux des études de la manière dont des sciences (behaviourisme, neurosciences….) sont utilisées pour essayer de contrôler le comportement des personnes et en particulier leurs comportements d’achats.

L’hypermarché

Micro-ethnofiction : L’hypermarché 

 La lumière blafarde des néons. La musique de fond. Les rayons à perte de vue. Le rayon yaourt à la diversité paralysante. Les prix des promotions en jaunes. Se perdre entre les étages. Ne plus retrouver le rayon que l’on cherchait. Tourner en rond. Se laisser distraire par des produits que l’on n’était pas venu acheter. Les produits sur les têtes de gondoles qui attirent l’oeil. Les derniers produits tentations avant les caisses automatiques. 

5.1. Il y a une historicité de la critique de la vie quotidienne. La deuxième moitié du XIXe siècle : l’apparition du grand magasin décrit par Zola dans Au bonheur des dames. L’après 2e guerre mondiale : l’apparition et la diffusion de la grande distribution. Annie Ernaux consacre un livre à l’hypermarché : Regarde les lumières mon amour (2014).

5.2. Quelle différence entre le marché, l’épicerie et le supermarché ? Le marché peut être encore le lieu d’un contact direct avec un producteur, même si ce n’est pas la plupart du temps le cas. Le vendeur sur le marché allant s’alimenter par exemple à Rungis. Dans l’épicerie : les produits sont les mêmes que dans le supermarché, mais il y en a moins. Il n’y a pas de caisses automatiques. L’épicerie relève du monde de l’artisanat alors que le supermarché relève du monde capitaliste de la grande distribution.

5.3. Mais le capitalisme était pour Marx le monde de la production et non pas de la distribution. En quoi la distribution relève-t-elle de l’économie capitaliste ? Ce qui caractérise le capitalisme qu’il soit de production ou de distribution se sont les stratégies de rationalisation visant à augmenter le taux de profit.

5.4. Le supermarché et l’hypermarché se caractérisent également par leur stratégie : l’organisation de l’ordre des rayons, la place des produits dans les rayons, la place des produits dans l’espace du magasin, le jeu psychologique sur les prix (0,99 euros ; 99, 99 euros).

5.5. Une critique de la vie quotidienne ne peut faire l’économie d’une réflexion sur l’oeuvre de Marx. Il est l’auteur qui décrit de manière la plus exhaustive les transformations économiques et sociales du XIXe siècle : fonctionnement du capitalisme, passage de la société paysanne à la société industrielle, classes sociales…. Le XIXe siècle avec l’industrialisation marque une étape importante dans la transformation de la vie quotidienne en Europe occidentale. Une critique de la vie quotidienne au XXIe siècle implique une comparaison avec la critique de la vie quotidienne menée au XIXe siècle et la critique de la vie quotidienne durant les 30 glorieuses.

5.6. Le passage de l’analyse du XIXe siècle par Marx à la critique marxiste de la vie quotidienne dans les 30 glorieuses a été marqué par plusieurs transformations et interrogations sociales : la société de consommation et l’aliénation du désir, la société des médias de masse et de loisirs, le développement du secteur tertiaire et le développement numérique des cols blancs….

Au bureau

 Micro-ethnofiction : Au bureau 

Une journée à vendre des produits qui ne servent à rien, qui même peuvent être nuisibles pour les clients. C’est un bullshit job. Des journées entières sous pression à dérouler un script téléphonique. C’est le burn out. Des journées entières à être bien payé à ne rien faire. C’est le bore out. Des journées entières à travailler sans comprendre. C’est le brown out. 

4.1. La critique de la vie quotidienne tend à s’intéresser de plus en plus à la situation des « cols blancs ». Cela correspond à une évolution des structures d’emploi en France. De moins en moins de cols bleus. Les ouvriers étaient le groupe majoritaire après la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui les cols blancs regroupent les employés qualifiés, les professions intermédiaires et les cadres et professions intellectuelles supérieures.

4.2. Cela ne veut pas dire qu’à l’échelle internationale les paysans et les ouvriers soient devenus minoritaires statistiquement, mais cela souligne que la division internationale du travail tend à faire de la société française de plus en plus majoritairement une société de travailleurs et de travailleuses en « col blanc ».

4.3. Pour ces travailleurs et travailleuses, ce ne sont pas tant les conditions physiques de travail qui constituent la problématique majeure, mais les conditions psychologiques de travail. Ces conditions psychologiques de travail sont liées tant au contenu du travail qu’à son organisation managériale.

Le téléphone portable 

Micro-ethnofiction : Le téléphone portable. 

Il nous réveille. Machinalement, on le regarde. On check les mails. On scroll sur le fil twitter. On se lève. On le pose sur le bureau. On le regarde de nouveau. Check les mails. Scrolling sur les réseaux sociaux. Dix fois, vingt fois, quarante fois par jour : on ne compte pas. Dans les transports ou en mangeant, on le reprend : une video ou la presse. Avant de s’endormir, on le regarde une dernière fois. 

3.1. Le téléphone portable est apparu massivement dans les années 1990. C’est au début des années 2010 qu’il s’est répandu plus largement sous forme de smartphone. Dans les années 1990, internet a été ouvert au grand public. Combien de temps maintenant consacrons-nous par jour à internet ? Selon une étude de médiamétrie de 2019 : «  la fréquence de connexion augmente, principalement à cause de l’usage croissant des smartphones. Tous âges confondus, les Français se connectent en moyenne 22 jours chaque mois et 2 heures et 12 minutes par jour (dont 1 heure et 24 minutes sur mobile) ».

3.2. La vie quotidienne n’a pas toujours été la même : la vie quotidienne au paléolithique n’est pas la vie quotidienne au néolithique, elle n’est pas la vie quotidienne du XVIIIe siècle. Mais depuis l’industrialisation, mais plus encore depuis les années 1950, avec la société de consommation, la vie quotidienne s’est transformée avec une rapidité qui n’avait jamais eu cours dans l’histoire.

3.3. Si la critique de la vie quotidienne est indissociable des transformations technologiques historiques, elle dépend également de la géographie physique et économique. Les discours de critique de la vie quotidienne qui sont apparus au XIXe siècle par exemple avec William Morris, ou durant les 30 glorieuses, avec Henri Lefebvre, les situationnistes ou encore Herbert Marcuse, sont en réalité lié au capitalisme industriel tel qu’il s’est développé dans le centre du système monde. De nombreuses régions du monde échappent encore, au moins en partie, à la société de consommation et aux technologies modernes.

3.4. On peut ainsi se demander si la critique de la vie quotidienne n’est pas un luxe pour classes moyennes instruites occidentales. Mais à l’inverse, peut-on préférer à la critique de la vie quotidienne, la vie aliénée dans la société de l’entertainment capitaliste.

Les transports 

 Micro-ethnofiction : Les transports.
On sort prendre les transports en commun. On prend les transports pour aller au travail, pour aller voir des amis, pour aller faire des courses. pour aller en vacances… On ne marche pas. On ne court pas. En moins d’un siècle, entre les années 1850 et les années 1950, les animaux domestiques n’assurent plus le transport des êtres humains dans nos villes et entre nos villes en Europe. Les transports en commun, ce sont des infrastructures routières, ce sont des infrastructures ferroviaires… Ce sont des machines qui roulent sur rails ou sur routes. 

2.1. Le « on » de la vie quotidienne prend des transports. Mais là encore, il n’est pas dans le quotidien conduit à s’interroger sur les conditions matériels de production des transports : les conditions technoscientifiques, les conditions bureaucratiques, les conditions économiques. Les transports en commun tels que nous les connaissons supposent un système étatique bureaucratique, un système économique capitaliste, un certain état d’avancement des techniques. Le « on » du quotidien prend les transports, mais ne réfléchit pas aux transports.

2.2. Les transports tels que nous les connaissons aujourd’hui correspondent à un stade anthropologique important : celui du dépassement de l’animal domestique comme transport d’humains et de marchandises à un transport assuré presque exclusivement par des machines : camions, trains, avions. Le « on » du quotidien ne s’interroge pas sur la place de la médiation technique dans son existence. Elle est une évidence qui a pourtant « colonisé l’ensemble de son monde vécu » (Habermas). Ce qui nous donne à penser que cette évidence peut être interrogée, c’est qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’y a rien d’évident que l’être humain soit voué à être transporté dans des machines. Ce qui est a rendu cela possible est l’avènement d’une technoscience et d’un système économique capitaliste.

2.3. La critique de la vie quotidienne est conduite à s’interroger sur le caractère récent des transformations de la vie quotidienne, de la place de la production industrielle, dans les existences humaines. Comment a-t-elle émergée ? Comment a-t-elle été rendue possible ? Pourquoi s’est-elle imposée ?

2.4. Le monde du quotidien, c’est le monde du « déjà-donné ». On ne s’interroge ni sur son historicité, ni sur sa production matérielle. Le quotidien se caractérise par l’habitude (Bergson). Il est donné comme évident. La théorie critique, la critique de la vie quotidienne, opère une rupture avec la conscience quotidienne.

Le réveil

 Micro-ethnofiction : Le réveil. 

Le réveil sonne. On ne s’est pas levé parce qu’on n’a plus sommeil. Mais parce qu’on doit se lever pour aller travailler. Alors, on a mis, la veille au soir, le réveil à sonner. On ouvre les yeux. Et tous les objets qui nous entourent ont été fabriqués par l’industrie. Parfois, en réalité souvent, ces objets viennent de l’autre côté de la Terre. Ils ont pu être produits par des esclaves humains a-t-on entendu dire. Nous n’avons rien fabriqué nous même. Nous les avons achetés. C’est pour cela que nous devons aller travailler. Il faut bien payer les objets qui nous entourent. On se lève. On va préparer son petit déjeuner. Ce qu’on mange : on ne l’a pas cultivé soi-même. Il a été produit par un agriculteur, puis emballé par l’industrie agro-alimentaire. Il a été mis dans un supermarché. Tout cela est évident. On ne le pense pas.

 1.1. La vie quotidienne est le temps du « on ». C’est le « on » heideggerien, le « on » de la société industrielle standardisée, le « on » qui ne pense pas en propre. Il y a une pensée du « on », mais c’est une pensée impersonnelle, une pensée produite par l’industrie capitaliste. Ce « on » est celui de l’industrie du divertissement qui nous évite de prendre le temps de développer une pensée personnelle.

«  En usant des transports en commun, ou des services d’information (des journaux par exemple), chacun est semblable à tout autre. […] . Cette situation d’indifférence et d’indistinction permet au « On » de développer sa dictature caractéristique. Nous nous amusons, nous nous distrayons comme « On » s’amuse ; nous lisons, nous voyons, nous jugeons de la littérature, de l’art, comme « on » voit, comme « on » juge ; et même nous nous écartons des grandes foules comme « on » s’en écarte ; nous trouvons « scandaleux » ce que « on » trouve scandaleux. Le « on » qui n’est personne de déterminé et qui est tout le monde, bien qu’il ne soit pas la somme de tous, prescrit à la réalité quotidienne son mode d’être. (…) Le « on » ne court aucun risque à permettre qu’en toute circonstance on ait recours à lui. On peut toujours dire « on » l’a voulu, mais on dira aussi bien que « personne » n’a rien voulu. La majeure partie de ce qui s’accomplit dans l’existence quotidienne s’accomplit sans le fait de personne, le « on » est donc celui qui, dans le quotidien « décharge » l’être là. En le déchargeant ainsi, le « on » complait à la tendance qui pousse l’être là à la facilité et à la frivolité. » (Etre et temps)

1.2. La vie quotidienne se caractérise par le « déjà-là ». Les objets qui nous entourent sont déjà là. Nous n’avons pas à nous interroger sur la manière dont ils ont été produits. Tout au plus sommes-nous invités à nous interroger sur ce que nous allons choisir d’acheter dans les rayons du supermarché. Mais nous ne sommes pas poussés à réfléchir aux conditions matérielles de production. Quelles sont les conditions écologiques de production et d’acheminement de ces produits ? Quels sont les rapports sociaux de production entre classes sociales et zones géographiques dans le monde ? Dans la quotidienneté de l’existence, rien ne nous invite à dévoiler les rapports sociaux de production. De cette manière, on peut dire que le quotidien se caractérise par un « fétichisme de la marchandise » (Marx). Ce que l’on perçoit, c’est la valeur d’échange des objets qui nous entoure. Cet appartement est décoré pauvrement ou il est luxueux. Ce qui ne nous apparaît pas, ce qui nous est caché : ce sont les rapports sociaux matériels, les conditions de production. La théorie critique aurait alors pour objectif de dévoiler ces rapports sociaux en allant au-delà de la séduction apparente des marchandises.

1.3. Le succès de L’éloge du carburateur de Matthew Crawford, c’est le regret de l’homme du monde industriel de l’ère de l’artisan. Depuis le XIXe siècle, avec l’industrialisation, et déjà par exemple dans les œuvres de Proudhon, s’exprime l’idée que la réalisation de soi, la lutte contre l’aliénation de soi, passe par une activité qui permette à l’être humain de développer son habileté manuelle et une intelligence pratique.  On peut néanmoins se demander s’il ne s’agit pas davantage d’une nostalgie masculine. Les femmes doivent quant à elles : faire le ménage, préparer les repas ect… Peut-être éprouvent-elles moins la nostalgie d’être coupée de « ce que sait la main » (Sennett).