Comment fonctionne un système d’emprise de manière par exemple à pouvoir extorquer le travail gratuit de certaines personnes ? Comment se fait-il que les personnes qui sont soumises à un système d’emprise ne le quitte pas quand bien même il porte atteinte à leur intégrité psychique ?

Première partie :

1. La subjectivité souffrante face aux systèmes d’emprise

1.1. Mon point de départ est la subjectivité. C’est un point de départ modeste. C’est le point de départ de celles ou de ceux qui n’ont pas la puissance d’esprit d’embrasser la totalité, peut-être parce que leur subjectivité est trop atteinte pour qu’elle puisse développer une pensée aussi vaste.

1.2. La subjectivité n’est ici qu’un modeste point de départ. Il ne s’agit même pas d’en faire le critère philosophique de la personne humaine et morale. Une personne plongée dans le coma à vie n’a peut-être plus de subjectivité, elle n’en demeure pas moins, au niveau moral et juridique, une personne.

C’est pourquoi il ne sera pas ici question du « Sujet » de la philosophie classique, mais plus modestement de la subjectivité.

1.2.1. On renvoie parfois l’intérêt pour la subjectivité au narcissisme qui serait une pathologie de la modernité tardive. Mais ce qui m’intéresse ici, ce sont des expériences auxquelles peuvent être confrontés une subjectivité et qui peuvent l’altérer, voire la détruire. Il s’agit, dans ce texte, de s’intéresser aux subjectivités souffrantes.

1.2.2. Parmi les contempteurs de la subjectivité, en est-il, pour autant, qui oseraient aller jusqu’à défendre les expériences extrêmes où les personnes se trouvent détruites dans leur subjectivité même, par exemple par des formes de tortures psychologiques, par ce que l’on appelle la torture blanche ?

(Il est possible au sujet de la torture blanche de regarder le documentaire d’Auberi Edler, Des bourreaux aux mains propres (2019)).

Notre réaction face aux récits de torture psychologique montre bien la valeur que nous accordons à la subjectivité. Lorsque nous lisons des récits où des personnes ont subi des tortures psychologiques, nous avons l’impression que l’on a porté atteinte à l’intimité de leur être, à leur « fors intérieur », à une dimension importante de ce qui les constituent.

1.2.3. Cette importance accordée à l’intériorité comme ultime rempart de la personne n’est pas propre à la modernité. Elle est revendiquée par exemple par les stoïciens comme Epictèté :

« Un tyran me dit : « Je suis le maître, je peux tout. (…) Tu es le maître de ma carcasse ; prends-la. Tu n’as aucun pouvoir sur moi. » (Entretiens, L.I, 52)

Ce que la torture blanche cherche à atteindre, c’est la dimension de la personne qui pour les stoïciens semblent la plus en capacité de résister y compris à un régime politique tyrannique.

Le pouvoir politique peut faire pression sur les corps, mais pas sur l’intériorité, sur la subjectivité. Il convient néanmoins pour cela, selon le philosophe stoïcien, d’entraîner la subjectivité à résister aux effets des représentations mentales qui pourraient la déstabiliser.

Néanmoins, il est possible de se demander si y compris avec de l’entraînement, il est possible à la subjectivité de résister aux formes les plus extrêmes de torture blanche qui ont été développées au XXe siècle. Ces formes de torture qui ont été mises au point par des psychiatres comme l’isolement sensoriel.

1.3. Quand ma subjectivité est atteinte, c’est ce qui fait que je me reconnais comme une personne qui me semble atteinte. On peut vouloir détruire physiquement une personne. Mais on peut aussi vouloir la détruire psychologiquement, dans sa subjectivité, dans l’intimité de ce qui fait qu’une personne se reconnaît être elle-même.

1.4. Ces phénomènes qui portent atteinte à la subjectivité, et qui peuvent même l’altérer de manière irrémédiable ont déjà été décrits et analysés : on peut les trouver dans des violences intra-familliales, dans des relations de couple, dans des organisations de travail, dans des organisations militantes, dans des sectes, dans des régimes totalitaires, ect…

1.5. Lorsque la subjectivité est confrontée à ces phénomènes, elle peut avoir l’impression de ne plus être elle-même, d’être détournée de ses objectifs personnels. Cette subjectivité éprouve alors un sentiment d’aliénation, le sentiment de devenir autre qu’elle même, de se trouver dépossédée d’elle-même, de devenir un objet au service des intérêts d’autres personnes.

Il ne s’agit pas ici de répondre au problème de savoir, s’il existe bien un « moi profond » (pour parler comme Bergson) qui me constituerait comme sujet, de savoir s’il existe des objectifs qui soient réellement personnels.

Ce qui nous intéresse ici, c’est que la subjectivité ressente la situation comme une situation d’aliénation, qu’elle se sente subjectivement aliénée et que ce sentiment d’aliénation soit éprouvé comme une souffrance.

1.5.1. Sur ce plan, la plus grande aliénation est celle qui vise à ce que la personne ne se trouve pas seulement dépossédée de sa liberté d’action, mais que son esprit soit occupé, colonisé par d’autres pensées que les siennes.

1.6. Cette subjectivité peut alors éprouver le sentiment que cette aliénation trouve son origine dans une réalité extérieure. Il ne s’agit pas ici de renvoyer toute souffrance psychique à un fantasme de la subjectivité qui n’aurait en définitif pas véritablement de réalité extérieure dans la mesure où d’autres personnes ne sont pas nécessairement atteintes de manière semblable par le même évènement extérieur. Dans ce cas, la souffrance ne serait que la conséquence de l’élaboration intra-psychique du sujet. C’est pour l’essentiel une thèse que l’on trouve défendue chez des psychanalystes (pas tous cependant, car Ferenczi, par exemple, a accordé une réalité objective au « trauma »).

Cette question a été à l’origine de la reconnaissance du stress post-traumatique. Une des interprétations consistait à considérer que ce n’était pas l’évènement extérieur qui expliquait le traumatisme, mais une fragilité particulière de la personne. (Voir à ce sujet : Fassin, Didier, and Richard Rechtman. L’empire du traumatisme: enquête sur la condition de victime. Flammarion, 2010).

Néanmoins, même s’il existe un variabilité inter-individuelle, il existe des évènements – tels que par exemple les faits de torture physique ou psychologique – qui sont reconnus à un niveau statistique comme étant des facteurs de traumatisme.

1.7. Ce qui m’intéresse ici n’est pas le sentiment de dépossession de soi lié à une relation avec une personne, mais le sentiment d’aliénation qui trouverait son origine dans l’organisation d’un système, comme par exemple dans une organisation de travail.

C’est ce que l’on peut appeler un système d’emprise (Voir à ce sujet : Jamoulle, Pascale. Je n’existais plus. Les mondes de l’emprise et de la déprise. La Découverte, 2021). [Auparavant, la notion de système d’emprise au travail a été utilisée de manière inaugurale par : Pagès Max, Bonetti Michel, De Gaulejac Vincent, Descendre Daniel, L’emprise de l’organisation, Paris, PUF, 1979].

La notion de système conduit à ne pas s’intéresser directement aux personnes (il ne s’agit pas ici d’apprendre à repérer les « pervers narcissiques », les « vampires psychiques »…), il s’agit d’étudier le type de relations que met en place une organisation qui peut conduire à une dépersonnalisation.

Les effets de ces systèmes dans les organisations de travail ont été étudiés.

Cela peut se traduire soit par une adhésion subjective au système conduisant à une recherche de la performance jusqu’à ce que l’individu ne soit plus en mesure d’atteindre cet idéal de performance (Dujarier, Marie-Anne. Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail. La Découverte, 2017).

Cela peut se traduire également par une souffrance psychique de la part des individus qui les conduisent à des pathologie mentales (ex : dépression, burn-out…). Cela renvoie plus généralement à la problématique des risques psycho-sociaux (Rapport Gollac, 2011).

L’objet du texte qui suit porte plus particulièrement sur ce qui maintient les personnes dans une organisation qui peut les conduire à une souffrance psychique intense. Il s’agit donc de comprendre le fonctionnement d’un système d’emprise, non pas tant sous l’angle de la psychologie, mais sous l’angle de la philosophie sociale et de la théorie critique.

1.8. Néanmoins, une question se pose à la subjectivité. Ce sentiment d’aliénation est-il réellement lié à une cause extérieure ou n’est ce pas en réalité simplement une forme de paranoïa de la subjectivité ?

Pour répondre à cette objection, il est nécessaire de ne pas appréhender la reconnaissance de la validité de ce sentiment d’aliénation de soi en s’appuyant seulement sur une cohérence interne, mais également en veillant à la cohérence élargie de l’analyse. L’approche qui est donc utilisée ici consiste à confronter le sentiment de l’aliénation et la cohérence interne du discours sur ce sentiment d’aliénation à de possibles objections externes qui en testent la cohérence élargie.

1.9. Comment est-il possible d’analyser les organisations qui conduisent à une aliénation de soi ? Comment la subjectivité peut-elle décrire les fonctionnements sociaux qui conduisent à la dépossession de soi ? Comment fonctionne les systèmes d’emprise qui amènent la subjectivité à accepter sa propre aliénation ?

2. Structure de l’aliénation dans les systèmes d’emprise

2.1. La subjectivité rentre dans un système. Ce système peut être par exemple une organisation de travail ou une organisation militante. Il ne s’agit pas ici, contrairement au cas des sectes, d’analyser la manière même dont la subjectivité peut entrer dans l’emprise d’un système. Mais il s’agit de comprendre pourquoi la subjectivité peut rester sous l’emprise d’un système qui peut s’avérer destructeur pour elle, un système qui génère de la souffrance psychique pouvant aller jusqu’à produire des pathologies mentales.

Dans le cas de l’emprise sectaire, on cherche souvent à comprendre comment les sujets tombent sous l’emprise de la secte. Mais, l’on comprend bien que lorsqu’il s’agit par exemple d’une organisation de travail, il n’en va pas de même. On passe par exemple un entretien de recrutement. L’entrée dans le système d’emprise ne suppose donc pas nécessairement des mécanismes d’emprise qui vont accrocher le sujet pour le faire entrer dans l’organisation. C’est une fois que la subjectivité a intégré le système d’emprise que les mécanismes peuvent se mettre en place.

2.2. Il est courant également de penser, par exemple dans le cas du travail, que si les personnes restent dans un système d’emprise, c’est pour des raisons matérielles. Elles seraient tenues par le fait qu’elles ont besoin d’un salaire pour se nourrir, payer un loyer ou assurer les besoins de leur famille.

Cela peut être une partie de l’explication, mais cela ne suffit pas à expliquer le système d’emprise. On le voit bien, dans le cas des sectes, l’emprise peut conduire à la dépossession par le sujet de ses biens matériels au profit de l’organisation sectaire.

En ce qui concerne les organisations militantes ou associatives, les personnes ne sont pas nécessairement payées, elle peuvent être bénévoles, mais il peut exister cependant des phénomènes d’emprise.

2.3. Les individus peuvent occuper des places différentes dans le système, comme ceux d’exécutants ou de cadres. Mais il n’est pas besoin nécessairement d’imaginer un scénario manichéen où il existe d’un côté des « pervers narcissiques » et d’un autre côté « des victimes » pour que la relation d’emprise se mette en place. Dans le cas présent, ce qui nous intéresse, ce sont les situations qui reposent sur un système d’emprise. Ce qui veut dire des fonctionnements d’organisation qui conduisent les individus à accepter une dépossession d’eux-mêmes au risque de leur santé psychique, et même physique (il peut arriver que la dépossession soit tellement puissante que c’est le physique qui pose les limites car la subjectivité se trouve totalement aliénée dans la logique du système d’emprise).

La question est donc la suivante : Comment une organisation peut-elle fonctionner pour, par exemple obtenir de ses membres, y compris du travail gratuit, alors même que cette organisation produit une souffrance psychique ?

On pourrait penser qu’une telle forme d’organisation ne se trouve que dans les sectes, ou peut-être dans certaines organisations militantes ou associatives reposant sur le bénévolat.

Pourtant, on trouve de tels fonctionnement dans certains milieux professionnels, en particulier dans certaines activités intellectuelles et/ou artistiques considérées comme vocationnelles : les professions de l’art et de la culture, du journalisme, de la recherche…

2.4. Le système d’emprise peut reposer sur un ensemble de justifications qui sont largement acceptées au sein de l’organisation. On a alors à faire un système de domination. Les personnes qui travaillent gratuitement pour l’organisation ont intériorisé ces justifications. On peut ainsi parler de violence symbolique. (Voir à ce sujet : Bourdieu, La domination masculine, Seuil, 1998).

Ces justifications peuvent conduire à légitimer le travail gratuit dans des professions vocationnelles, à considérer que les raisons matérielles de travailler sont moins importantes que les raisons symboliques. Elle peuvent ainsi faire du désir de reconnaissance symbolique une dimension qui serait plus importante, au moins en apparence, encore que la rétribution matérielle.

2.5. Le système d’emprise peut également fonctionner sur la base de récompenses aléatoires comme dans une loterie. Régulièrement, les joueurs peuvent participer à un jeu de sélection social, mais bien évidement tout le monde ne gagne pas.

Moins il y a de récompenses, plus le système d’emprise peut fonctionner longtemps jusqu’à épuisement physique et psychologique des personnes qui le subisse. Il y a alors un phénomène d’exit.

2.5.1. Pour participer au jeu de récompenses aléatoires, il faut avoir accumulé du capital symbolique, c’est-à-dire des rétributions symboliques obtenues avec du travail gratuit. Ce qui pousse les subjectivités là encore à accepter les règles implicites d’emprise.

2.6. Il peut exister également dans le système d’emprise une logique d’engagement. Plus la subjectivité s’est engagée, plus le désengagement à un coût important. Cela explique pourquoi le désengagement peut être aussi tardif et survenir lors d’une difficulté de santé ou sociale.

(Voir : Joule, Robert-Vincent, Jean-Léon Beauvois, and Jean Claude Deschamps. Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens. Grenoble: Presses universitaires de Grenoble, 1987.)

2.7. Mais il serait inexact de penser que ce qui assure le système d’emprise ne tient que dans des ressorts de psychologie sociale. L’organisation possède également ses propres contraintes, ses propres logiques, qui peuvent lui être imposées par des décisions politiques et budgétaires, par des logiques économiques de concurrences économiques.

Les personnes se trouvent donc dans un système contraint dans lequel tout le monde n’occupe pas la même place.

Les contraintes systémiques ont un effet sur le nombre de récompenses dans la loterie sociale, sur les conditions de travail avec une diminution des moyens matériels et humains.

2.8. Il peut exister des insiders et des outsiders. Les insiders peuvent bénéficier des avantages que peut encore procurer l’organisation. Mais pour cela, il faut qu’ils acceptent ses logiques contraintes.

De ce fait, il peut être tentant de se délester d’une partie du poids des contraintes sur les outsiders.

3. Système d’emprise et rapport de pouvoir dans l’organisation

3.1 Les outsiders veulent pouvoir bénéficier des avantages matériels et symboliques de l’organisation, mais pour cela, ils et elles doivent accepter les logiques qui leurs permettent d’intégrer l’organisation.

De ce fait, il devient possible aux insiders de profiter du travail des outsiders. Les insiders peuvent se délester d’une partie des contraintes matérielles qui pèsent sur eux en s’appuyant sur le travail gratuit des outsiders.

3.3. Mais, il est possible d’aller plus loin encore dans les logiques d’exploitation. Les insiders peuvent faire avancer leur carrière en mettant en œuvre des projets collectifs dont le travail est en grande partie réalisé par les outsiders. Pour les outsiders, le gain lié à ces projets est aléatoire : il est de pouvoir un jour eux aussi, peut-être, devenir des insiders.

Pour les insiders, le gain est plus certain. Il peuvent bénéficier d’avancements de carrière liés aux réalisations effectuées.

3.4. Il existe des pratiques qui permettent d’aller encore plus loin dans l’emprise exercée. Des insiders peuvent vouloir se positionner sur une thématique ou un domaine. Mais, la difficulté tient au fait qu’ils ne maîtrisent pas le sujet et que maîtriser le sujet nécessite un investissement important en temps et en énergie.

Il est alors possible de demander à un outsider, dont on pense qu’il a les compétences requises, d’effectuer le travail nécessaire moyennant une récompense symbolique.

Il s’agit d’une forme d’aliénation encore plus profonde car elle consiste non seulement à capter la force de travail de l’outsider, mais également son énergie intellectuelle en la détournant à son profit.

Cette personne n’oriente pas son travail gratuit en fonction de ses aspirations intellectuelles, mais en fonction des aspirations d’un insider.

3.5. Il existe néanmoins certains insiders qui sont relativement extérieurs au système d’emprise. Ceux-ci ne comptent pas nécessairement sur un avancement de carrière et sont tournés essentiellement vers des projets personnels qui ne reposent que sur leur travail propre.

Mais cela demande la force de l’indifférence face aux logiques carriéristes, mais également la capacité à obtenir une reconnaissance symbolique uniquement sur la production d’une œuvre personnelle. Ce qui n’est pas à la portée de tous et toutes les insiders.

Deuxième partie :

Dans la deuxième partie de ce texte, il s’agit de se demander comment la subjectivité peut-elle se déprendre d’un système d’emprise et pourquoi cela est-il si difficile ?

4. La prise de conscience.

Comment la subjectivité prend-elle conscience du système d’emprise pour s’en libérer ?

4.1. La subjectivité peut d’abord éprouver une souffrance au sein de l’organisation, mais sans pour autant avoir parfaitement conscience du système d’emprise. Néanmoins, cette souffrance peut l’interroger et ouvrir la voie à une prise de conscience critique (conscientisation) et à une libération face à l’emprise.

4.2. Pour cela, il faut qu’elle change son cadre d’interprétation (reframing). Le système de justification utilisé jusqu’alors ne doit plus lui apparaître comme évident et valide. Par exemple : Le caractère vocationnel du travail justifie-t-il qu’on l’effectue gratuitement ? C’est la problématisation de la réalité sociale.

4.3. Petit à petit la subjectivité peut effectuer un travail de déconstruction du système de justification qu’elle a intériorisé :

– non cela n’est pas normal de travailler gratuitement.

– le fonctionnement de l’organisation ne correspond pas à ma conception du travail.

– le fonctionnement de l’organisation ne correspond pas à mes valeurs.

Par exemple, l’organisation du travail conduit à des pratiques qui relèvent de la « banalité du mal » (Déjours, reprenant Arendt). La subjectivité peut se trouvé face à un conflit de valeur.

Certaines et certains s’accommodent d’ailleurs de la banalité du mal et adoptent les pratiques déviantes qui se sont développées au sein de l’organisation.

4.3.1. Par exemple, on voit se développer une forme de duplicité institutionnalisée. Ainsi, le manque de récompenses, mis en concours dans la loterie, fait que les outsiders sont incités à se prévaloir de productions qu’il ou elle n’a pas effectué, en mettant en avant des mots ou des notions ; mais que ne recouvrent aucun travail personnel réel.

4.3.2. Mais en cela, ils ne font qu’imiter certains insiders qui ne produisant pas de travaux personnels, se trouvent également à adopter des pratiques telles que : coordonner des travaux collectifs où ils mettent leurs noms mais sans être en mesure d’écrire eux-mêmes sur le sujet, de se positionner sur la dernière création à la mode plutôt que de produire créer par eux-mêmes…

4.4. Le reframing peut-être favorisé par l’écart entre l’idéal du travail et la réalité du travail. Le travail réel ne correspond pas à l’idéal du travail.

L’investissement d’un idéal au travail constitue d’ailleurs l’un des facteurs du fonctionnement du système d’emprise (Dujarier, Marie-Anne. L’idéal au travail. Presses Universitaires de France, 2006).

4.5. Cette prise de conscience prend du temps. Par exemple, il faut le temps que la subjectivité s’aperçoive de l’écart entre le travail idéal et le travail réel. Il faut laisser la place au désenchantement face à l’idéal de l’organisation qui avait été investie.

4.6. Il ne faut pas croire que la prise de conscience s’effectue en une fois. Elle prend du temps. Cela explique pourquoi l’on ne se dégage pas nécessairement rapidement du système d’emprise.

Il est difficile de déconstruire toutes les justifications, il est difficile de renoncer aux rétributions symboliques et il reste toujours le système de récompenses aléatoires.

4.7. Ce qui rend si difficile la prise de conscience et le désengagement tient à la part d’idéal qui a été investi dans le système d’emprise.

– Il peut s’agir par exemple de l’espoir sur lequel s’appuie le mécanisme de récompense aléatoire institutionnel. La subjectivité garde l’espoir de la possibilité d’une récompense.

– Il peut s’agir d’une part d’idéal qui est investi dans l’activité. La subjectivité a du mal à désinvestir le système d’emprise car elle a du mal à désinvestir l’activité auquel est rattachée l’organisation.

4.8. La difficulté à désinvestir le système d’emprise tient également aux sollicitations et à la socialisation liée au système d’emprise. Plus la subjectivité reste liée par des liens de sociabilité, par exemple professionnels au système d’emprise, plus il lui est difficile de s’en dégager.

Il faut imaginer un ou une fumeuse qui est entouré de fumeurs. Il est plus difficile d’arrêter de fumer dans ces conditions.

4.9. Cette prise de conscience peut conduire à un exit ou à une attitude de voice.

5. La difficulté de l’exit

5.1. Plus la subjectivité a obtenu une reconnaissance symbolique, plus il lui sera difficile de partir.

5.2. Même lorsque la reconnaissance symbolique est présente dans d’autres champs, se désinvestir, c’est aussi désinvestir les fruits de son labeur dans le système d’emprise.

5.3. Le paradoxe est le suivant. Plus en réalité, la subjectivité est parvenue à un haut degré de rétribution symbolique, plus elle a satisfait au système des justifications idéalistes, plus il lui est difficile de renoncer.

Car renoncer, c’est en quelque sorte également renoncer aux fruits du labeur. C’est au moment où l’on reçoit les gratifications symboliques que l’on connaît également suffisamment le système d’emprise pour que ces gratifications se colorent d’un double sens, à la fois comme idéal et comme emprise.

5.4. Cela d’autant que plus les rétributions symboliques sont importantes, plus les tentations sont grandes pour des insiders (et mêmes certains outsiders) de profiter du travail et des compétences des insiders qui auront réussi à acquérir un certain capital symbolique.

Le statut de outsider fait que la personne qui a acquis une certaine récompense symbolique ne peut pas profiter pleinement des récompenses réservées aux insiders. Certains insiders voient donc dans cette situation l’opportunité de pouvoir récupérer une partie des rétributions symboliques qu’ils peuvent capter en lien avec leur statut.

Questions :

1. Est-ce que l’analyse du système d’emprise qui est proposée ne relève pas de cadres théoriques d’interprétation différents : théorie de la domination en sociologie, théorie de l’engagement en psychologie sociale, théorie de la récompense aléatoire issue des neuro-sciences ?

Il est vrai que les propositions d’analyse qui sont effectuées relèvent d’avantage de la description phénoménologique que de l’explication causale. Il s’agit d’avantage de faire une analyse descriptive que de proposer une grille d’explication causale cohérente.

Néanmoins l’ensemble des propositions d’analyse trouve une cohérence dans l’importance accordée aux facteurs subjectifs et à la manière dont la subjectivité se trouve enrôlée dans un système.

L’autre dimension tient au fait que les analyses ne ciblent pas la psychologie individuelle des personnes, mais davantage le fonctionnement d’un système.

Il s’agit d’une approche qui se situe au niveau d’une forme de psychologie sociale philosophique réflexive. Comment la subjectivité perçoit-elle sa propre adhésion à un système d’emprise. Il s’agit d’une approche compréhensive et phénoménologique.

2. Quelle est la méthodologie d’écriture choisie ?

2.1. Il s’agit de s’appuyer sur une description phénoménologique c’est à dire produite à partir de l’expérience vécue du sujet.

2.2. Cette description doit être produite avec le plus haut niveau d’abstraction possible à partir d’une expérience située. Il s’est agit d’essayer de mettre en lumière en particulier ce qui pouvait être le plus transversal à différentes expériences possibles dans différents types d’organisation quand cela était possible et quand cela n’était pas possible d’essayer de restituer la description phénoménologique située. Le caractère d’abstraction est ce qui distingue cette description phénoménologique de la littérature.

2.3. Pour que cette description phénoménologique puisse servir d’appui à une philosophie sociale, il faut qu’elle soit passée à l’épreuve des objections possibles qui pourraient lui être faites.

3. Comment cette description phénoménologique à partir d’une subjectivité située peut-elle devenir une philosophie sociale ?

3.1. Dans le processus de conscientisation, elle doit rejoindre l’expérience vécue d’autres subjectivités qui peuvent se reconnaître dans tout ou partie de la description phénoménologique située.

3.2. Il s’agit ensuite de soumettre cette description phénoménologique de la réalité sociale à l’épreuve du dialogue critique.

Pour passer d’une expérience vécue située à une philosophie sociale, il est nécessaire de parvenir à une cohérence élargie.

3.2. Il s’agit donc de la conjonction entre une phénoménologie de l’expérience vécue et pensée dialogique critique.