La  figure du dissident ou de la dissidente reste attachée le plus souvent aux régimes autoritaires. Néanmoins, la dissidence peut-elle exister dans les démocraties libérales?

 

Vivre dans la vérité. La notion de dissidence a été plus spécifiquement élaborée dans les régimes soviétiques pour désigner des opposant·es. C’est le cas par exemple de certains écrits de Vaclav Havel comme Le pouvoir des sans pouvoirs: «Il semble que les premiers qui ont gagné ce titre sont les citoyens du bloc soviétique qui ont décidé de vivre dans la vérité et qui en général répondent aux caractéristiques suivantes: ils manifestent des positions non conformistes et les critiquent publiquement, dans la mesure de leurs possibilités, et les manifestent de manière systématique.»

Le ou la dissident·e est donc une personne qui décide de vivre dans la vérité. On peut rapprocher cette idée de la notion de parêsia (courage de la vérité) analysée par le philosophe Michel Foucault dans ses derniers cours au Collège de France.

Cette vie dans la vérité comporte deux dimensions. Une capacité à prendre la parole à haute voix. Vaclav Havel souligne en effet que le système soviétique s’est maintenu par le fait que la plupart des personnes se limitaient à une «infrapolitique» (Scott). Ces personnes n’étaient pas d’accord avec le système, mais ne le faisaient pas savoir publiquement et pratiquaient plutôt une espèce de résistance passive permettant au système de se maintenir en définitif. La deuxième dimension d’une vie dans la vérité est sans doute la cohérence entre la pensée, la parole et l’action. Il ne s’agit pas de penser une chose et d’en dire une autre, ou de tenir un discours et d’agir tout autrement.

Une position sous-théorisée. En revanche, il n’a été que peu question dans la philosophie de la dissidence non pas dans les régimes autoritaires, mais dans les démocraties libérales. Est-ce que cette notion a un sens et de quelle manière?

La dissidence est une figure sous-théorisée. On a beaucoup écrit ces dernières années sur la «désobéissance civile». On peut citer par exemple l’ouvrage de Sandra Laugier et Albert Ogien, Désobéir en démocratie. Mais la dissidence n’est pas nécessairement la désobéissance. Toute personne désobéissante est une dissidente, mais toute personne dissidente n’est pas une désobéissante.

La dissidence pourrait être reliée à une autre figure qui a émergé plus nettement dans l’espace public en Europe depuis les années 2010, à savoir «le ou la lanceuse d’alerte». Néanmoins, là encore, si le ou la lanceuse d’alerte est un·e dissident·e, tout·e dissident·e n’est pas nécessairement un lanceur ou une lanceuse d’alerte.

Le dissident ou la dissidente est une personne qui ose s’opposer publiquement à un pouvoir, qu’il soit politique ou économique. Par exemple, le ou la dissidente ose faire part de son désaccord dans le cadre professionnel, sans nécessairement aller systématiquement jusqu’à la désobéissance. Cela semble peu. Mais nous savons que bien souvent les personnes, en particulier dans le monde professionnel, préfèrent se taire, ou faire semblant de ne pas voir, pour ne pas nuire à leur carrière, ou tout simplement pour ne pas mettre à mal leur tranquillité personnelle ou ne pas avoir d’ennuis.

La personne dissidente peut s’opposer au discours politique dominant. Mais, il ou elle ne doit pas être confondu·e avec une autre figure: le ou la complotiste. Le ou la complotiste pense nécessairement que, parce qu’il ou elle se situe dans l’opposition au discours dominant, il ou elle a raison. Le ou la dissidente peut avoir raison contre tou·tes, mais ce n’est pas parce qu’on est un·e opposant·e que l’on a nécessairement raison. Il y a donc, dans la posture de la dissidence, un risque d’erreur. C’est pourquoi la dissidence doit être inséparable de la conscience critique.

La dissidence n’est pas uniquement verbale, puisqu’elle repose sur une cohérence entre la parole et l’action, et peut constituer également une certaine rupture avec le conformisme des modes de vie dominants. Mais tout comme elle n’est pas nécessairement désobéissance, la dissidence n’est pas nécessairement le zadisme. La figure du ou de la zadiste correspond à une recherche d’autonomie la plus grande possible relativement à la colonisation du monde vécu par le système technocapitaliste. De son côté, la posture de la dissidence est plus modeste. Le ou la dissidente ne rompt pas avec le mode de vie dominant dans son ensemble: il ou elle peut avoir un emploi, par exemple. Pour autant, il ou elle ne suit pas l’ensemble du mode de vie qui nous est proposé comme modèle: la famille hétérosexuelle, l’accession à la propriété privée, le tourisme de masse, la consommation des industries du divertissement…

Comme on le voit, la figure de la dissidence dans les démocraties libérales correspond à une posture plus modeste que d’autres figures plus visibles et plus radicales: le ou la lanceuse d’alerte, le ou la désobéissante, le ou la zadiste… Néanmoins, la figure de la dissidence, par sa plus grande proximité avec tout à chacun, nous interroge davantage encore sur ce qui nous retient d’être des dissident·es.