Ne sommes-nous que des réalités objectives qui existent comme des choses dans le monde ?

Nous existons à la fois comme des êtres objectifs et des subjectivités. En tant que réalité objective, nous sommes objectivés par les sciences : biologie, sociologie, psychologie scientifique….

En tant que subjectivité, nous nous caractérisons par un ensemble d’expériences phénoménologiques vécues, par l’impression d’être sujets de pensée et d’action. Cette capacité à nous penser comme des sujets est ce que présupposent pour l’essentiel la morale et le droit de manière à justifier la responsabilité.

Mais le fait d’être un sujet capable de choix n’est-elle pas une illusion ?

Des philosophes, comme M. Foucault par exemple, ont considéré que la capacité même à nous considérer comme des sujets était une construction historico-sociale, le produit d’un ensemble de pratiques de subjectivations qui nous constituent comme sujets.

La sociologie, qu’elle soit marxiste ou bourdieusienne, par exemple, appréhende notre subjectivité et nos actions comme étant le produit d’un déterminisme social. Le programme des sciences sociales explicatives est effectivement de nous objectiver comme des êtres sociaux.

Mais toute sociologie n’est pas explicative…

La philosophie, comme la sociologie compréhensive, peuvent également chercher à appréhender l’être humain à partir de sa subjectivité, de son monde vécu où celle-ci se pense comme autrice de ses pensées et de ses actes.

Cette subjectivité peut être critique. C’est ce qu’affirme la sociologie de la critique (ou sociologie pragmatique). Elle peut par la lecture des sciences sociales, par exemple, acquérir le savoir de ses déterminations sociales.

Mais ce savoir pour autant n’abolit pas l’expérience subjective de se concevoir comme un sujet de pensée et d’action. Je fais l’effort de prendre connaissance de ce qui me détermine. Je pensais avoir tel goût parce qu’il m’était personnel, et je m’aperçois qu’en réalité, il est statistiquement conforme à mon niveau d’études et à mon milieu social.

Mais une fois que je sais cela : je ne vais pas pour autant modifier mon goût. Il peut néanmoins arriver qu’ayant connaissance de mes déterminations sociales, j’essaie d’élargir mes goûts. La connaissance me permet d’échapper au fatalisme social. Mais peut-être une telle attitude suppose un choix de la part du sujet, un choix de se changer en s’appuyant sur des connaissances objectives.

Le fait de connaître ne suffit pas à changer la réalité. Il faut en outre une décision qui relève du devoir-être et non de la simple description du réel. Ce choix ne relève donc pas d’une connaissance scientifique.

On peut également objecter que l’impossibilité de se changer ou le non-désir de changer provient de déterminations objectives. Mais, pour autant, une fois même que je connais les déterminations qui m’empêchent de changer, il m’a appartient pour être subjectivement un sujet d’accepter ou non de changer.

Néanmoins, en dehors même du changement lié aux connaissances acquises par les personnes, il y a des bifurcations qui semblent ne pas être liés aux déterminismes sociaux…

Mais, il arrive aussi également, que des personnes fassent des choix et s’engagent dans des voies dans leur existence qui ne semblent pas correspondre aux déterminismes sociaux, qui semblent échapper à la prévisibilité scientifique, qui ne semblent pas trouver d’explications vraiment convaincante dans l’histoire individuelle.

Aristote a écrit qu’il n’y a de science que du général. De fait, la singularité serait ce qui semble par son absence de régularité échapper à une science déterministe.

Cette imprévisibilité de la singularité peut être au contraire une matière pour la littérature, pour la biographie, pour le récit de vie.

Quelle place peuvent tenir les catégories de la philosophie existentielle dans cette question de la place relative du social et de la singularité ?

Il est possible d’appréhender l’existence des individus à partir de la théorie sociale (sociologie, philosophie sociale). On s’intéresse alors aux déterminismes sociaux qui construisent le sujet.

Mais il arrive que pour certains éléments de la vie du sujet, il soit difficile de recourir aux concepts de la théorie sociale, car l’on ne parvient pas à rendre compte sociologiquement de tels ou tels aspects de la vie d’une personne.

Dans ce cas, les catégories de la philosophie existentielle peuvent constituer un complément intéressant pour compléter les « trous » qui sont difficilement explicables en l’état par une approche objectiviste.

L’approche existentielle peut aussi avoir un intérêt pour penser le rapport de la subjectivité au futur…

Les approches scientifiques déterministes ont pour objectif la prévisibilité du réel. Néanmoins, le fait de se concevoir comme sujet, cela conduit non pas à se penser comme un individu qui agit uniquement selon la prévisibilité du réel, mais à être capables de faire des choix et d’orienter son existence selon des choix que l’on considère être les siens.

Mais ne peut-on pas supposer comme le fait la psychanalyse que derrière le sujet il y aurait un inconscient ? 

Cette dépossession de l’autonomie de la subjectivité par l’hypothèse d’un inconscient psychanalytique pose des difficultés du point de vue féministe. Ainsi quand les femmes disent « non », on ne peut jamais savoir si derrière leur « non », il n’y a pas un « oui » que l’on pourrait forcer. Et quand une femme est forcée, certes elle avait dit « non », mais inconsciemment, est-ce que ce « oui » n’était pas un « non » ?

Autre chose est la non-conscience de l’emprise qui peut amener à « céder » et qu’un travail analytique peut amener à expliciter afin de rendre conscient et donc en réalité clair, que le consentement apparent avait été extorqué.

Une autre question se pose dans la cure psychothérapeutique du type analytique. On construit un cadre de parole où le patient peut se constituer comme sujet à travers un récit de soi. Mais c’est pour lui dénier cette capacité pour enfin de compte récuser le sens de son propos et supposer l’existence d’un inconscient que le thérapeute a pour rôle d’interpréter.

Mais la psychanalyse ne permet-elle pas d’éclairer sur le poids de l’histoire personnelle individuelle dans la trajectoire de l’individu ?

La psychanalyse éclaire surtout l’histoire familiale de la petite enfance. Mais il est possible de considérer que les recherches féministes ont apporté sur ce plan des éléments tout aussi pertinent sur la construction sociale des personnes à partir des rapports sociaux dans la famille.

Est-ce que l’existentiel – au sens d’un projet existentiel -, n’est pas l’apanage en définitive d’hommes blancs de classe moyenne ou supérieure principalement ? Est-ce qu’à l’inverse, par exemple, les personnes de classes populaires ne sont pas au contraire prises dans une condition collective ?

Il y a des conditions sociales qui favorisent la possibilité de s’affirmer en tant que sujet. Mais on ne peut réduire l’aspiration à mener une existence authentique, ce qui veut dire où la subjectivité se sentent dans une relation d’adéquation avec elle-même, comme uniquement le projet propre à des personnes de classes sociales dominantes. Pour les personnes LGBTQI, cette question est l’enjeu central.