Extrait de : Neslon Mandela, Un si long chemin vers la liberté (Livre de Poche, 1996)

Je suis incapable d’indiquer exactement le moment où je suis devenu politisé, le moment où j’ai su que je consacrerais ma vie à la lutte de libération. Etre Africain en Afrique du Sud signifie qu’on est politisé à l’instant de sa naissance, qu’on le sache ou non. Un enfant africain naît dans un hôpital réservé aux Africains, il rentre chez lui dans un bus réservé aux Africains, il vit dans un quartier réservé aux Africains, et il va dans une école réservée aux Africains, si toutefois il va à l’école. (…)

Je n’ai pas connu d’instant exceptionnel, pas de révélation, pas de moment de vérité, mais l’accumulation régulière de milliers d’affronts, de milliers d’humiliations, de milliers d’instants oubliés, a créé en moi une colère, un esprit de révolte, le désir de combattre le système qui emprisonnait mon peuple. Il n’y a pas eu de jour particulier où j’aurais dit : à partir de maintenant je vais me consacrer à la libération de mon peuple (…)

J’ai mentionné beaucoup de gens qui m’ont influencé mais j’étais de plus en plus sous la tutelle prudente de Walter Sisulu. (…)

L’ANC était la seule organisation qui accueillait tout le monde, qui se considérait comme un grand parapluie sous lequel tous les Africains pouvaient trouver refuge.

(IIIe partie, La naissance d’un combattant de la liberté, Chapitre XI)

Dans cet extrait de son autobiographie, Nelson Mandela revient sur les débuts de son engagement militant. La manière dont son engagement est présenté fait référence à un projet existentiel : « consacrer sa vie à la lutte de libération ». Mais cette idée de consacrer sa vie, est-elle pour autant juste ? Oui dans la mesure où Nelson Mandela est bien un exemple paradigmatique d’une personne qui a consacré sa vie à la lutte pour une cause. Mais en même temps, il n’a pas choisi de passer 27 ans de sa vie enfermer dans une prison et de devenir un symbole international. En revanche, il est possible de considérer qu’il a assumé ce statut : «  L’opprimé et l’oppresseur sont tous deux dépossédés de leur humanité. Quand j’ai franchi les portes de la prison, telle était ma mission : libérer à la fois l’opprimé et l’oppresseur ». Le propos de Mandela semble alors directement tiré de Pédagogie des opprimés, qui était l’une des références du mouvement de la conscience noire.

Comme dans beaucoup d’autobiographie de militant, il revient sur les causes de son engagement. Y-a-t-il eu un fait déclencheur marquant ? Rien de tel d’après lui. En revanche, on retrouve quand dans d’autres autobiographies l’expérience personnelle de la discrimination comme facteur d’engagement.

Pourtant, il ne suffit pas de vivre ces expériences pour s’engager, et qui plus est, consacrer sa vie à l’engagement militant. Certes Mandela a un statut social : il est issu d’une famille royale, il effectue des études de droit.

On peut donc imaginer que son statut social, plus la conjoncture historique, sont favorables à son engagement politique. Mais ici, ce qu’il mentionne plus précisément comme facteur de son engagement, c’est l’influence amicale.

On ne perçoit pas dans le récit de Mandela, un choix radical, un acte de liberté comme nous le décrit Sartre. Ici l’engagement semble porté par la situation. Pour autant, et c’est là le paradoxe, nul ne songerait à dire que Mandela est un simple agent de l’histoire porté par la situation. Pourtant, sa situation de plus long prisonnier peut laisser penser à une passivité.

Pour Sartre, la prison elle-même n’abolit pas la radicalité de la liberté : le prisonnier n’est pas libre de s’évader, mais il est toujours libre de vouloir le faire. De ce fait, ce qui caractérise l’engagement de Mandela, c’est plutôt le fait qu’il ait assumé les situations auxquels il a été confronté sans pour autant qu’il les ait vécus comme des actes de liberté radicale.