Dans son célèbre chapitre d’ouvrage « Quand céder n’est pas consentir », Nicole-Claude Mathieu montre que le fait de céder n’implique par le consentement de la victime. En cela, son texte s’oppose à deux traditions : celle qui considère qu’il existe une soumission librement consentie (La boetie), celle qui considère qu’il existe chez les femmes un désir inconscient d’être dominée – une personnalité masochiste (Freud). Néanmoins, dans ce texte, il s’agit de s’opposer plus directement à l’anthropologue Maurice Godelier.

«  Il est (il devrait être, car trop de femmes ont tendance à l’oublier) hors de question, dans l’analyse d’un rapport de force, de ne pas tenter d’obtenir le maximum d’informations du dominant (male groups, dans l’exemple), car il connaît le mode d’emploi, les mécanismes économiques et les justifications idéologiques, les contraintes matérielles et psychiques à utiliser et utilisées. »

Premier point que NC Mathieu met en lumière, les dominants ont un savoir sur la domination. Afin de se libérer les opprimées doivent acquérir ce savoir et ne pas hésiter à recourir aux dominants comme informateurs. Cela pose par exemple le rôle des alliés hommes pro-féministes comme informateurs concernant la domination par exemple par leur possible accès au « boy’s club ».

«  Certes la conscience dominante peut être aussi mystifiée (les bourgeois n’avaient pas fait l’analyse de la plus-value), mais le dominant connaît les moyens de l’exploitation et de la domination. Mais si un dominant connaît la domination, il ne connaît pas le vécu de l’oppression, c’est-à-dire l’autre versant. C’est pourquoi les « explications » données et les notions qui les accompagnent sont souvent si décevantes, tels le « consentement » des dominé(e)s ou le concept de force ou de violence, sur lesquels nous reviendrons dans la suite de ce texte. Car un inconvénient majeur est que si vivre en dominant n’est pas connaître l’oppression, vivre en opprimé(e) est peut-être encore moins connaître (avoir la pleine connaissance de) la domination et l’oppression »

NC Mathieu ne veut pas dire que les dominants sont omniscients concernant la domination. Il existe un rôle des sciences sociales dans le dévoilement de la réalité des rapports sociaux de domination (cf. Marx et Bourdieu par ex.). Néanmoins, les dominants ont un savoir pratique de la domination, des tactiques de la domination (microsociologie du pouvoir), même s’ils n’ont pas un savoir macrosociologique de la domination. En revanche, les opprimées ont savoir de la conscience opprimée, du vécu des opprimées.

Les dominants, du fait de leur ignorance de la conscience opprimée, ont tendance à attribuer à la soumission des opprimée, des explications qui les arrange et les confortent, comme l’idée d’un « consentement à la domination » des victimes opprimées.

« Nous avons déjà là quelques aspects propres à la conscience et à l’inconscient (et à l’inconscience) des dominé(e)s : a) la culpabilisation ; b) l’in-connaissance des règles non dites qui régissent les rapports avec les dominants ; c) l’inconnaissance du fonctionnement réel de la société au-delà des apparences des règles, lois, coutumes, etc. »

NC Mathieu décèle les ressorts qui forgent le pseudo-consentement : il y a des ressorts psychologiques (« culpabilité ») et des ressorts (« cognitifs »). Cela ouvre des pistes pour une praxis libératrice. Celle-ci suppose une éducation populaire féministe qui repose : a) sur une lutte contre l’aliénation morale subjective (dé-culpabilisation) b) une formation aux tactiques microsociologiques de dominations c) une formation au fonctionnement des règles macrosociologiques.

« Ce sont souvent soit les détails les plus ténus (le « pardon » de la femme que je manque de tuer) soit les extrémités les plus sordides qui jouent comme révélateurs d’une structure de pouvoir. À l’inverse, c’est l’apparence quotidienne et banale de déroulement « normal » des choses qui peut obscurcir, pour les victimes et les auteurs de l’oppression comme pour leurs « analystes », ses mécanismes. »

Une autre difficulté à mettre à jour les rapports sociaux de pouvoir tient au fait que leur caractère banal et quotidien, leur caractère d’évidence, les rend plus difficile à mettre à jour comme des rapports de domination. Nous sommes tellement habitués aux violences sexistes quotidiennes qu’on ne parvient pas à les déceler.

L’aliénation objective des femmes :

NC Mathieu met en lumière plusieurs mécanismes sociaux qui conduisent les femmes à céder alors même qu’elles ne consentent pas en réalité :

– Les limitations physiques ou contraintes sociales :

« Une partie des limitations mentales est inextricablement liée à des contraintes physiques dans l’organisation des relations avec les hommes, l’autre est plus immédiatement une limitation de la connaissance sur la société »

Il existe déjà un ensemble de contraintes sociales auxquelles les femmes sont confrontées. C’est par exemple le fait qu’elles ont en charge les enfants. De fait, l’explication de leur soumission par le consentement est une explication idéaliste. Elle ne prend pas en compte l’ensemble des contraintes sociales matérielles qui pèsent sur les femmes.

– Les hommes font écran à la conscience des femmes :

« Si les enfants peuvent être considérés déjà comme un intermédiaire limitatif dans le rapport à soi-même, on peut se demander si les hommes qui contrôlent la femme (maris, frères, pères, fils, oncles, avec des modalités diverses selon les sociétés) ne lui sont pas un véritable écran, dans le double sens d’objet interposé dans sa conscience, et de surface opaque d’où lui est renvoyée une sorte de logique de la contradiction dans la conduite de sa propre vie — les deux pouvant avoir des conséquences mortelles…et pas seulement pour l’esprit. »

Les contraintes ne sont pas que matérielles, mais également cognitives. Les femmes ne peuvent pas accéder à une connaissance exacte de leur situation. Les hommes font écran à cette prise de conscience. Elles ne possèdent pas la disponibilité mentale pour acquérir la conscience de la réalité oppressive dans laquelle elles vivent.

– Les valeurs :

« Pour distinguer une valeur de domination (par rapport au groupe dominé en question) d’une valeur qui pourrait devenir « de libération » (qui pourrait — après prise de conscience — être réutilisée à son profit par le dominé), il faut dans chaque société se demander à quel groupe elle s’applique principalement. »

Les valeurs que promeuvent une société peuvent être également utilisées pour favoriser l’intériorisation de l’oppression par les femmes. Néanmoins, toutes les valeurs ne soit ne sont pas à combattre, elles peuvent avoir un rôle positif. NC Mathieu propose un critère de distinction : il s’agit de voir à qui s’applique ces valeurs. Par exemple on attend des femmes qu’elles soient serviables, alors qu’on attend pas une telle qualité des hommes.

Connaissance et asymétrie des consciences :

« Rappelons pour mémoire que dans nombre de sociétés, outre les valeurs, une grande part des connaissances sont également cachées aux femmes, parce que leur mise en pratique et les positions sociales qui la permettraient sont interdites. Il s’agit des connaissances techniques qui assurent la maîtrise du fonctionnement social, de l’organisation de la production et des échanges avec l’extérieur, des moyens autonomes de défense individuelle et collective, etc »

NC Mathieu rappelle que traditionnellement les femmes n’avaient pas accès à un certain nombre de savoirs auxquels les hommes avaient accès. L’oppression des femmes a traditionnellement reposé sur une inégalité d’accès à la connaissance qui fait qu’on ne peut parler de consentement à la domination. Par ce que pour consentir à la domination, il faut savoir à quoi l’on consent. On ne peut pas consentir librement en étant ignorante.

« En fait, ce qu’implique la notion de consentement est une vision de la politique au sens classique, le modèle du contrat, ou de la « représentativité », qu’il s’agisse de régimes autoritaires ou de démocraties. Et certes, c’est le modèle sur lequel beaucoup de femmes dans nos sociétés se représentent leurs rapports aux hommes et à leur mari. Mais c’est qu’elles ne voient pas (on les empêche de voir) que ce n’est pas un contrat entre égaux. »

La notion de consentement, appliquée à la soumission, est problématique dans la mesure où cette notion présuppose, dans une conception contractualiste, des partenaires libres et égaux avec une égale connaissance de la réalité. Or les femmes ne sont pas dans une situation sociale égalitaire par rapport aux hommes pour que l’on puisse parler de consentement. Elles se situent d’emblée dans une situation dominée.

« Ce n’est pas, à mon sens, la « reconnaissance » par les opprimé(e)s de la légitimité du pouvoir et des bienfaits et services des dominants qui maintient principalement, « en plus de la violence », la situation de domination, mais bien plutôt la conscience contrainte et médiatisée et où sont maintenus les opprimé(e)s — ce qui est leur part réelle de l’ignorance l’idéel et constitue, avec les contraintes matérielles, la violence, force principale de la domination. »

La domination n’est pas maintenue parce que les femmes adhèrent aux justifications sociales que fournissent la domination et qu’elles en tirent des bénéfices secondaires. Ce qui maintient le système de domination, c’est que les femmes sont placées dans une situation de « conscience contrainte et médiatisée ». Leur conscience n’est pas libre du fait des contraintes sociales qu’elles subissent, mais également de l’écran que produisent les hommes entre elles et la connaissance de la réalité sociale. Les femmes ne peuvent pas consentir librement à leur domination car cela supposerait qu’elles aient une connaissance claire de la réalité sociale et des rapports sociaux de domination.

« Il faut tout de même se rappeler que c’est justement chez les opprimé(e)s qu’existe la négation la plus forte de l’oppression — et négation n’est pas consentement »

« La (dé)négation par les opprimé(e)s de leur propre oppression n’a rien d’étonnant si l’on sait (mais pour le savoir il faut être de ce côté-ci de la barrière) qui il est tout à fait et traumatisant de se reconnaître opprimé(e). Pourquoi ? Parce que, insupportable dans le mouvement même où la personne voit son oppression, elle se constitue en nouveau sujet (sujet de l’oppression) et en juge de l’autre sujet : cet autre elle-même qu’elle croyait être avant. Il y a là un effet de dissociation qui peut être insurmontable. »

NC Mathieu retourne la notion psychanalytique de « dénégation », non pas pour appuyer l’idée d’un masochisme des femmes, mais pour soutenir l’idée d’une absence de consentement. Si les femmes sont dans la dénégation de leur soumission, ce n’est pas parce qu’elles sont mues par un désir inconscient de domination, c’est parce que c’est une prise de conscience violente que d’accepter l’idée que l’on est une personne socialement opprimée. Cette prise de conscience produit une dissociation entre un moi passé qui se concevait comme un sujet libre et égal, et un moi conscient de l’oppression qui se perçoit comme un sujet opprimé et qui doit lutter pour sa libération.

« Si les opprimés « consentaient » à leur domination, on se demande bien pourquoi les premières fractions conscientes de la classe passent la majeure partie de leur temps et de leur énergie 1) à faire entre soi l’analyse de l’oppression, 2) à tenter de la révéler à leurs co-opprimés, que ce soit par la voie du discours politique ou par le biais de l’action violente. Autrement dit, si la conscience claire de la domination était déjà donnée, on se demande pourquoi existerait, et elle existe, l’étape nécessaire de la prise de conscience. »

Ici NC Mathieu met à jour un problème central d’une pédagogie des opprimées. Il s’agit d’accorder que les femmes ont une conscience vécue de leur oppression. Mais pour autant, elles n’ont pas un savoir de l’oppression en tant que système social. C’est le rôle d’une pédagogie des opprimées.

Tout le paradoxe est là : les femmes ont un savoir, mais ce savoir est partiel. L’éducation populaire féministe est nécessaire car la prise de conscience de l’oppression, en tant que système, est nécessaire.

Celle-ci passe par des groupes de parole et de conscience où les femmes entre elles élaborent des analyses de leur oppression. Mais également, par des groupe de propagande et d’action où elles essaient de diffuser leurs analyses de l’oppression.

« Quant au « consentement », il impliquerait la connaissance pleine et à la domination entière de la situation et l’acceptation des conséquences, y compris des conséquences destructrices, du contrat… Autant dire que l’opprimé s’opprime, ce qui est une idée finalement assez courante, avec les connotations de « masochisme » que cela évoque. »

L’idée que les opprimées consentent à leur domination renvoie bien en réalité à l’idée d’une personnalité masochiste des femmes, à l’idée qu’en réalité il y aurait chez elles un désir d’être dominé, un désir de souffrir, qu’elles aimeraient cela, qu’elles y prendraient du plaisir.

« 1. Le mot consentement appliqué aux dominé(e)s annule quasiment toute responsabilité de la part de l’oppresseur »

En réalité, dans l’idée de consentement de l’opprimé à sa propre oppression, il y a une stratégie pervers de la part des oppresseurs. Il s’agit de faire admettre aux opprimées que ce sont elles qui sont responsables de leur oppression, que c’est elles qui la désirent, et non pas qu’elles sont victimes d’un rapport de pouvoir et d’oppresseurs contre lesquelles elles pourraient légitimement lutter.

Non au lieu de cela, il s’agit de leur faire croire que c’est d’elles, de leur personnalité interieure qui vient leur situation d’oppression et que si elles veulent s’en libérer, elles doivent en priorité travailler sur elles-mêmes. Cette analyse conduit en définitive à les détourner de la lutte contre leur oppresseur.

« 2. Le mot collaboration, en tout cas dans le contexte européen de l’après-nazisme, contexte loin d’être oublié, suppose une conscience mauvaise (moralement répréhensible) tant de la part du dominant que du dominé, alors que le mot consentement suppose une conscience… tout court. »

NC revient ici sur la dimension morale. Il s’agit bien en plus de culpabiliser les victimes en leur faisant porter le poids moral de leur oppression, en les présentant comme coupables de complicité.

« Ainsi, avec le terme consentement, d’une part la responsabilité de l’oppresseur est annulée, d’autre part la conscience de (e) est promue au rang de conscience libre. La « bonne » conscience devient le fait de tous. Et pourtant, parler de consentement à la domination rejette de fait, une fois de plus, la culpabilité sur l’opprimé(e). »

De ce fait, à l’inverse, les oppresseurs ont bonne conscience. En effet, ils ne sont pas responsables de la situation. Ce sont les femmes opprimées – les femmes victimes de violences conjugales ou d’agressions sexuelles – qui sont coupables. En réalité, elles désiraient ce qui leur est arrivé. Elles y consentiraient même. Les véritables coupables, ce sont elles. Elles doivent se ré-éduquer en travaillant sur leur désir inconscient et masochiste de soumission. Elles doivent en prendre conscience et l’assumer. Elles doivent prendre conscience du fait que c’est elles qui consentent et que cela leur fait bien plaisir. Et si cela leur plaît en définitive, pourquoi changerait-elle leur situation ? En dernier ressort, il s’agit pour elles d’assumer qu’elles aiment être dominées et de s’épanouir dans cette situation au lieu de s’en plaindre et de geindre, de prendre des positions victimaires. Le problème des femmes, ce n’est pas qu’elles sont victimes d’oppression, leur problème, c’est qu’elles n’assument pas que cela leur plaît. Elles construisent leurs propre malheur en n’assumant pas leur désir masochiste d’être opprimées, violentées et humiliées. Désir certes moralement coupable au point de vue de l’idéal masculin d’autonomie, certes désir méprisable pour un homme, mais qui pour une femme correspond à son essence et sa nature profonde.

La femme est donc cet être misérable, qui n’assume pas sa nature méprisable, celle d’être un être qui prend plaisir à être violentée et humiliée. Tout le paradoxe pour les femmes : c’est que leur vocation est la prise de conscience de leur essence d’être servile au service des désirs masculins qui eux seules sont des sujets qui ont vocation à être des êtres libres et autonomes.

Considérer que les femmes contentent à leur domination relèvent en fait d’une stratégie perverse qui consiste à faire peser sur la victime la responsabilité morale de sa domination. Il s’agit en outre d’une affirmation aliénante qui ne vise pas la libération des opprimées car ils ne s’agit plus dès lors de lutter contre les oppresseurs et contre le rapport social d’oppression.

Au contraire, pour Nicole-Claude Mathieu, la libération réside dans le fait que les femmes acquièrent la conscience que le fait qu’elle cède ne veut pas dire qu’elles ont consenties, il s’agit de se déculpabiliser. Il s’agit également de dévoiler les mécanismes sociaux qui font que la soumission est obtenue. Il s’agit de comprendre au niveau microsocial et macrosocial les rapports sociaux d’oppression pour pouvoir lutter contre et les transformer.