0. Paradoxe de la subjectivité comme point de départ de la philosophie sociale.

Cela semble une évidence d’affirmer que la philosophie sociale part de la subjectivité. Il semble donc que vouloir produire une philosophie sociale à partir de la subjectivité est un paradoxe.

0.1. La philosophie sociale semble au contraire impliquer la démarche inverse : à savoir partir du social pour penser la constitution du social.

0.3. Pourquoi alors vouloir partir de la subjectivité ? Partir de la subjectivité, c’est partir de l’expérience du sujet situé et vouloir à partir de cette expérience s’interroger sur l’effet du social sur son psychisme.

1. Vérité subjective de la souffrance. La subjectivité peut s’éprouver comme une subjectivité souffrante et de ce fait s’interroger sur la cause de sa souffrance. Cette souffrance a-t-elle une origine interne ou externe au sujet ?

1.0.1. Lorsque je souffre je peux attribuer ma souffrance à différentes causes :

– douleur physique d’origine interne

– douleur physique d’origine externe

– problème psychologique intrinsèque

– problème psychologique d’origine externe : a) autrui b) une entité abstraite (ex : la société)

1.0.2. Considérer que la souffrance subjective est liée à une oppression sociale et qu’il s’agit d’agir sur l’oppression sociale est ce qui distingue l’émancipation socio-politique de la psychothérapie qui cherche en priorité à transformer la subjectivité.

1.1. Mais la souffrance subjective n’est-elle pas une illusion ? Cette souffrance subjective existe-t-elle ? Ne puis-je pas douter de cette souffrance ?

1.2. Il y a une vérité subjective de la souffrance. Nul ne peut peut savoir à la place du sujet ce qu’il éprouve. Si j’ai mal, seul moi puis-je savoir que j’ai mal.

1.3. Il y a des images IRM qui permettent d’analyser si les zones de la douleur dans le cerveau sont activées.

1.4 Pour autant une personne qui prétend avoir mal et dont les zones de la douleur dans le cerveau ne sont pas activés est-il nécessairement une simulatrice ? N’est-il pas possible que cette personne hallucine sa douleur ?

1.5. Il y a une vérité subjective de la souffrance liée à la douleur hallucinée.

1.6. Il n’est pas possible de nier la vérité de la souffrance subjective. Pour autant, le problème se complique lorsqu’il s’agit d’attribuer une origine à cette souffrance.

1.7. Imaginons une subjectivité donnée qui estime que sa souffrance provient de la réalité sociale extérieure. Comment peut-elle affirmer que tel est bien le cas ?

1.7.1. On peut très bien lui opposer que cette souffrance ne provient pas de la réalité extérieure, mais qu’elle est le produit d’un conflit psychique inconscient en-elle (Freud).

2. Expérience collective de souffrance. Une stratégie possible consiste à se réunir avec d’autres personnes dont on pense qu’elles aussi éprouve la même souffrance et qui considèrent que cette souffrance à les mêmes causes que la sienne.

2.1. Cela a été la stratégie du mouvement féministe de la 2e vague. Les groupes de conscience et de parole réunissent des femmes qui s’aperçoivent qu’elles éprouvent la même souffrance et attribuent cette souffrance à une oppression sociale extérieure à elle et non pas à leur personnalité intrinsèque.

2.2. Cette stratégie présente néanmoins des limites. En effet, que cette analyse soit partagée par un groupe de femme ne suffit pas à prouver sa vérité.

2.3. Cela permet une expérience intersubjective par laquelle plusieurs personnes affirment que leur souffrance est commune.

2.4. Cette mise en commun permet souvent de mettre en lumière comment la souffrance qui est éprouvée comme une situation interpersonnelle, semble posséder un caractère structurel.

2.4.1. C’est donc la mise en commun inter-subjective qui permet de passer à une souffrance qui pourrait être considérée comme ayant un caractère systémique ou structurel au niveau social.

2.4.2. Ce ne serait pas seulement la violence de mon mari, mais la violence des maris en général. Mais est-ce de tous les maris ? Est-ce des maris en général ? Mais alors à quelle hauteur ?

2.5. Donc là encore, comment savoir si ces personnes ne se trompent pas sur l’origine de leur souffrance sociale.

2.6. Ce n’est pas parce que cette souffrance est commune à plusieurs personnes qu’elle possède un caractère de généralité sociale. L’expérience de quelques centaines de personnes ne permet pas de l’ériger en expérience commune à une majorité de personnes d’un groupe social.

3. Le recours aux statistiques. Une stratégie possible pour dépasser cette limite consiste à ne plus partir de la subjectivité. Mais à partir d’une connaissance objective de la réalité sociale. Cette connaissance peut partir de la production de statistique.

3.1. Il y a sans doutes plusieurs limites et objections qui peuvent être faites au recours à des statistiques.

3.2. Il existe en particulier un problème qui consiste dans le fait que le recours aux statistiques peut conduire à nier la validité de la conscience subjective.

3.3. La conscience subjective peut apparaître comme dans une illusion créée par un effet de point de vue. Elle prend son point de vue pour le fonctionnement réel du social.

3.4. Dans ce cas, la subjectivité éprouverait bien une souffrance, mais se tromperait sur l’origine de sa souffrance.

3.5. Mais, il arrive également que les statistiques confirment ce que l’expérience mis en commun avait permis de faire apparaître.

3.6. Il arrive que l’on dise de la sociologie qu’elle effectue une rupture avec la conscience subjective, mais également avec le sens commun.

3.6.1. La notion de « sens commun » est ici sans doutes trompeuse. Il n’y a pas de sens commun entre les opprimés et les oppresseurs.

4. L’aliénation. La subjectivité souffrante peut avoir conscience d’une réalité sociale opprimante. Mais pour autant ressentir l’impossibilité d’agir face à cette situation.

4.1. Il est possible de considérer dans ce cas, qu’il existe dans la réalité extérieure des mécanismes que cette subjectivité ne perçoit pas clairement et qui l’empêche d’agir.

4.2. Il est possible d’appeler cela un système d’emprise (produits par l’aliénation objective).

4.3. Il est aussi possible de faire l’hypothèse que cette subjectivité à intérioriser des mécanismes sociaux qui l’empêche d’agir face à cette réalité sociale.

4.4. Dans ce cas, le premier moment d’une praxis libératrice consisterait :

4.4.1. – A analyser précisément les mécanismes d’emprise.

4.4.2. – A analyser précisément les mécanismes d’aliénation subjective pour les déconstruire.

5. Néanmoins, ne peut-on pas imaginer qu’en réalité la subjectivité désire inconsciemment cette aliénation ? (hypothèse freudienne de la personnalité masochiste)

5.1. Dans ce cas, la souffrance de la subjectivité ne serait pas maintenue de l’extérieur par les oppresseurs, mais ce serait en réalité liée à une tendance intérieure de la subjectivité.

5.2. On pourrait même aller plus loin : la souffrance de la subjectivité n’aurait pas de causes réelles objectives, mais serait le produit des fantasmes de la subjectivité.

5.3. Dans ce cas, la libération consisterait à lui faire prendre conscience qu’il n’y a pas d’oppression extérieure, que l’oppression vient d’elle-même : la subjectivité inconsciente est à la fois la cause de la souffrance et la cause du maintient de cette souffrance.

5.3.1. Il ne s’agirait pas de transformer la réalité sociale extérieure, mais plutôt de se changer soi-même, de faire un travail sur soi.

5.3.2. Les revendications de la subjectivité souffrante de vouloir transformer la réalité sociale pour mettre fin à sa souffrance ne serait alors que des revendications illusoires.

5.4. Une première limite que rencontre la position selon laquelle tout ne serait que des fantasmes extérieurs portent sur l’existence d’une réalité statistique des oppressions sociales.

5.4.1. Certes admettent les tenants de la position d’une souffrance qui n’a pas sa cause dans la réalité, mais dans des fantasmes inconscients : il y a des faits objectifs, mais toutes les victimes ne réagissent pas de la même manière, donc en définitive, ce qui est déterminant ce sont bien les fantasmes élaborées par les personnes.

5.4.2. Cette objection peut être écartée en mettant en avant un modèle statistique qui combine les positionnalités sociales des personnes, les évènements potentiellement traumatiques et les évènements de vie.

5.4.3. Un évènement traumatique n’a pas le même impact sur deux personnes car il faut tenir compte de différents facteurs qui sont : les circonstances de l’évènement traumatique, la nature de l’évènement traumatique, l’âge de la personne, les différents évènements de vie ou traumatiques vécue par la personne, sa postionnalité sociale.

5.4.4. Soit objectera-t-on, mais cela n’empêche que le fait que la personne aie été confrontée à cet évènement, ou le fait qu’elle s’y maintienne ou le fait qu’elle le répète, c’est bien la preuve qu’il y a au fond d’elle un tendance inconsciente qui la pousse à désirer cette oppression.

5.4.5. On peut au contraire arguer qu’une perspective libératrice ne se tourne pas en priorité vers la subjectivité, mais vers la réalité extérieure pour dévoiler l’ensemble des mécanismes d’emprise parfois très subtiles qui maintiennent la personne dans son état de soumission.

5.4.6. Néanmoins, continue-t-on à vous objecter, mais il n’y a pas pour autant des idées intérieures de la personne qui sont bien la marque de sa complicité avec le système qui l’opprime ou au contraire par laquelle elle reconnaît bien sa responsabilité dans son oppression. Si la victime éprouve de la honte ou de la culpabilité, c’est qu’elle doit bien être responsable.

5.4.7. On peut au contraire interpréter cela comme le produit d’une intériorisation sous la précision de mécanismes sociaux.

5.4.8. Une praxis libératrice est donc alors celle qui lutte contre l’introjection de l’oppression sociale dans le sujet, qui parvient à l’en libérer, pour lui permettre d’agir sur la réalité extérieure.

5.4.9. Une question qui se pose c’est alors de savoir en quoi consiste concrètement cette praxis libératrice qui permet à la subjectivité de se libérer de ce qu’elle ressent comme une oppression intérieure.

5.5. En effet, la subjectivité peut elle même être dans l’illusion que la souffrance qu’elle ressent a une origine intérieure, alors qu’elle provient en réalité de l’intériorisation de mécanismes sociaux extérieurs ou de système d’emprise.

5.5.1. Là encore, c’est le collectif de subjectivités opprimées qui peut constituer une médiation entre la subjectivité opprimée individuelle et la prise de conscience des structures sociales oppressives.

5.5.2. Cette praxis suppose une analyse fine des mécanismes d’emprise externes et introjectés.

5.5.3. Ces analyses peuvent conduire à la production de textes collectifs qui sont le produit de l’activité du groupe.

5.5.4. Mais le groupe peut également constituer un danger. Comment alors reconnaître un groupe qui soit un groupe libérateur et non un groupe qui fonctionne comme un système d’emprise et qui produit une mythification de la conscience ?

5.5.5. Freire s’appuie pour cela sur la distinction entre action anti-dialogique et action-dialogique. En particulier, le caractère non-dialogique du groupe – qui n’est pas ouvert à la discussion critique – est la marque de sa dimension dogmatique et de sa potentialité de système d’emprise.

6. Subjectivité souffrante et social

L’idée qu’il y aurait une souffrance subjective produite par le social conduit à deux positions :

6.0.1. L’affirmation d’une conscience subjective spécifique des opprimées. C’est la position de Beauvoir et de Fanon. Cette position se distingue de celle de Jaspers ou de Sartre qui s’appuie sur l’idée qu’il y aurait une conscience existentielle générique universelle indépendante de toute positionnalité sociale.

6.0.2. Réification impersonnelle et subjectivité. L’autre dimension porte sur l’effet de la réification impersonnelle sur la subjectivité et la capacité que cette réification à produire de la souffrance et de l’aliénation.