Auteure: Irène Pereira

L’expression « socio-existentiel » a été utilisée en particulier par le sociologue Danilo Martucelli. Mais au-delà, il s’agit ici de faire référence à la méthode régressive-progressive qui a été théorisée par Jean-Paul Sartre (en s’appuyant sur Henri Lefebvre) dans Questions de méthode. L’approche socio-existentielle critique telle que nous nous proposons de la développer se veut une réactualisation de la méthode regressive-progressive à la lumière des évolutions de différents courants actuels de la sociologie.

Notre approche combine plusieurs courants théoriques en philosophie, sociologie et psychologie, mais qui renvoient en réalité à deux paradigmes principaux transdisciplinaires. Le premier paradigme est celui de la théorie matérialiste marxienne qui est commun à la philosophie, à la sociologie et à l’économie. Le second paradigme est l’approche existentialiste phénoménologique que l’on retrouve en philosophie et psychologie, mais de manière plus marginale également en sociologie et en économie. La sociologie des rapports sociaux est holiste déterministe, tandis que la sociologie phénoménologique est compréhensive. La philosophie marxienne est matérialiste, tandis que la phénoménologie est plutôt idéaliste.

L’enjeu de notre travail est triple. Il porte tout d’abord sur un enjeu théorique relevant de la philosophie sociale. Il s’agit d’élaborer une philosophie sociale de la subjectivité. Le deuxième enjeu concerne la recherche empirique en sciences sociales. Il s’agit de développer une méthode d’analyse des entretiens dans le cadre des enquêtes sociologiques qualitatives, en particulier relativement aux récits de vie. Enfin, le troisième enjeu relève de la professionnalisation dans le secteur de l’accompagnement éducatif ou social, individuel ou de groupe. En effet, il existe une difficulté à articuler dans la pratique, en particulier dans le cadre d’accompagnement individualisé, l’analyse sociologique et la prise en charge individuelle, l’analyse sociologique et le développement des capacités du sujet. Ce qui conduit à l’inverse à une tendance à la psychologisation du social.

1. Le cadre théorique général de l’approche socio-existentielle critique.

Dans cette première partie, nous allons expliciter les sources théoriques de l’approche socio-existentielle critique.

Dimensions

Philosophie

Sociologie

Psychologie

Croisement entre rapports sociaux et dimension existentielle

Méthode regressive-progressive (Sartre, Lefebvre, Freire)

Sociologie clinique (de Gaulejac)

Rapports sociaux

Sociologie des rapports sociaux (Kergoat, Juteau…)

Événements de vie

Sociologie des épreuves Martucelli)/Sociologie de l’existence (Martucelli)

Subjectivité

Phénoménologie existentialiste (Jaspers, Sartre, Beauvoir, Fanon)

Sociologie compréhensive phénoménologique (Schultz)

Psychologie existentielle (Yalom, Frankl)

Comme nous l’avons mis en lumière dans notre introduction, le projet général de l’approche socio-existentielle critique peut reprendre celui de Jean-Paul Sartre dans Questions de méthode qui porte sur l’articulation du marxisme et de l’existentialisme. Formulé de cette manière, ce projet semble quelque peu daté. Pourtant, il constitue un objectif qui n’a pas cessé d’alimenter la réflexion théorique. On peut prendre pour exemple la sociologie clinique de Vincent de Gaulejac qui se présente comme portant sur la dimension existentielle des rapports sociaux. Dans le cas de Gaulejac, il s’agit plus précisement de l’articulation entre la sociologie de Pierre Bourdieu et de la psychanalyse freudienne.

Notre approche théorique est quelque peu différente car nous avons une perspective qui s’appuie sur deux paradigmes transdisciplinaires en lien avec les évolutions de la recherche actuelle : une approche marxienne et une approche phénoménologique.

a) La sociologie des rapports sociaux : féminisme matérialiste et intersectionnalité.

La sociologie des rapports sociaux marxienne classique a été discutée et élargie par les apports de la sociologie féministe matérialiste. A la suite de Danielle Juteau, il est possible de parler actuellement de paradigme féministe matérialiste de l’intersectionnalité.

La notion d’intersectionnalité constitue une des notions qui renouvelle aujourd’hui la sociologie en orientant l’analyse sociologique vers l’articulation de différents rapports sociaux : rapport social de sexe, de classe, de racisation, voire validiste…

b) Sociologie des destins sociaux et sociologie des épreuves.

La sociologie des rapports sociaux est une sociologie d’orientation déterministe de part son inscription marxienne originaire. L’approche socio-existentielle critique peut être qualifiée de critique dans la mesure où elle reprend l’idée que la société est structurée par des rapports sociaux de sexe, de classe sociale ou encore de racisation.

Cela signifie que pour nous la sociologie des épreuves ne vient pas remettre en question la sociologie critique déterministe. La reproduction sociale continue d’être une réalité significative pour appréhender la réalité sociale.

Néanmoins, il peut être pertinent de compléter l’approche déterministe par une sociologie de l’existence qui étudie les épreuves de vie comme le propose Danilo Martucelli. Néanmoins, à un niveau statistique macro-social les épreuves de vie ne conduisent que rarement à modifier les trajectoires sociales de manière par exemple à produire des mobilités sociales reposant sur des trajets longs.

Cependant, la sociologie des épreuves nous permet de mieux analyser les bifurcations et la part d’imprévisibilité qui peut caractériser les trajectoires sociales.

c) Sociologie compréhensive phénoménologique de l’expérience existentielle

Il est possible face à des entretiens qualitatifs sociologiques d’en faire une analyse phénoménologique. Cette analyse vise à restituer les significations que les acteurs et les actrices donnent à leur propre expérience.

On peut rappeler la critique qu’effectue Bourdieu d’une sociologie qui se limiterait à l’expérience vécue des acteurs et actrices. Quelle serait son apport par rapport à l’expérience du sens commun ? Pour Bourdieu, la sociologie doit se donner pour objectif de dévoiler la réalité sociale, les rapports sociaux de domination.

Il existe néanmoins en philosophie, à la suite de Fanon, dans Peaux noires, masques blancs et de Beauvoir, dans Le deuxième sexe, une phénoménologie qui intègre les rapports sociaux de pouvoir. Beauvoir aborde l’expérience vécue de la femme et Fanon, celle du noir colonisé. Actuellement, à la suite de Beauvoir, la phénoménologie féministe en philosophie connaît un regain d’intérêt en France.

Beauvoir et Fanon ouvrent donc la voie à une forme de sociologie phénoménologique qui intègre les rapports sociaux de pouvoir. L’approche socio-existentielle critique croise donc l’expérience vécue et les rapports sociaux de pouvoir.

d) Souffrance existentielle et souffrance sociale

Le philosophe existentialiste Karl Jaspers a mis en lumière la notion de situations-limites existentielles. Ces situations-limites renvoient à la condition existentielle de l’être humain qui ne peuvent pas être modifiées. Jaspers cite par exemple la mort ou le hasard. Le hasard peut se traduire par exemple par un accident ou par une maladie. Le psychologue existentiel Irvin Yalom distingue quatre enjeux existentiels : l’angoisse de la mort, la liberté, l’absence de sens de l’existence, la solitude existentielle.

Néanmoins, il est possible de se demander dans quelle mesure les épreuves existentielles auxquels sont confrontés les sujets échappent entièrement au social.

En effet, le hasard peut se traduire par un accident. Mais un accident de la vie ne sera pas vécu de manière identique par exemple selon que la personne soit économiquement riche ou pauvre.

De fait, l’approche socio-existentielle, à la différence de la psychologie existentielle, analyse les effets du social sur la conscience existentielle des personnes. La souffrance existentielle est toujours en même temps affectée par une souffrance sociale.

2. Philosophie sociale de la conscience

La philosophie nous amène à nous interroger sur le sujet qui s’exprime dans l’expérience vécue. Paulo Freire, dans La pédagogie des opprimés, effectue une analyse de la personne. Il distingue en son sein deux consciences en conflit.

La première conscience est celle qui est un produit de l’intériorisation des rapports sociaux de pouvoir. La personne intériorise des idées et des comportements qui relèvent de sa position sociale et de ce qui est attendu d’elle relativement à sa position sociale d’être socialement opprimé ou d’oppresseur.

Mais cette conscience sociale phénoménale ne doit pas être confondue avec la conscience subjective authentique. Celle-ci ne relève pas de la réalité sociale phénoménale, mais est l’expression de la conscience intentionnelle, de la conscience comme projet. L’être authentique transcende la situation.

Néanmoins, la difficulté tient au fait que le sujet authentique ne peut se réaliser car il se trouve contraint, aliéné subjectivement par la conscience sociale phénoménale qui s’est constituée en lui du fait de l’intériorisation des rapports sociaux de pouvoir.

En cela, Paulo Freire se distingue de Jean-Paul Sartre. Pour Sartre, le sujet est toujours absolument libre. Il n’est jamais contraint ni par une aliénation sociale objective, ni par une aliénation sociale subjective.

Pour Paulo Freire, le sujet n’est pas déterminé, mais conditionné socialement. La situation social est une condition au sein de laquelle le sujet authentique peut agir, et qu’il peut tenter de transformer par une praxis sociale collective. Sur ce point, il rejoint Sartre.

Mais pour que cette praxis de transformation sociale soit possible, il est nécessaire de mettre en place une éducation qui fonctionne comme un processus de lutte contre l’aliénation subjective.

L’aliénation subjective n’est pas marquée par une inconscience totale. Il y a bien une conscience existentielle authentique. Mais, cette conscience est confrontée à son impuissance totale ou partielle. Elle ne parvient pas à se décider à agir pour transformer ses conditions sociales.

La lutte contre l’aliénation subjective passe par une éducation conscientisante qui permet de prendre conscience des rapports sociaux qui structurent la société, mais qui également structure la personnalité, qui la clive en deux consciences en conflit intérieure.

Le sujet authentique conscient de son oppression sociale aspire à transformer sa vie injuste. Mais, la conscience inauthentique lui voile l’explication réelle de sa situation et l’amène à penser que cette situation ne peut pas être transformée.

3. Souffrance social et psychologisation du social

a) La souffrance sociale comme notion de la philosophie sociale.

Emmanuel Renault a mis en lumière comment la souffrance sociale pouvait être une notion de la critique sociale en philosophie sociale. La souffrance peut être une porte d’entrée dans la critique sociale.

L’approche socio-existentielle critique de part sa dimension phénoménologique peut être à même de décrire la manière dont la souffrance sociale se manifeste à la conscience du sujet socialement opprimé.

b) La psychologisation du social

Plusieurs auteurs, comme Robert Castel ou Didier Fassin, ont mis en lumière la manière dont les problèmes sociaux ont connu un phénomène de psychologisation. Ce qui veut dire une tendance à prendre en charge les personnes confrontées à des problèmes sociaux à partir d’une lecture psychologique.

Cette psychologisation du social est en réalité assez ancienne lorsqu’on observe la place qu’occupe le « case work » développé par Mary Richemond en travail social et dont la grille d’analyse se trouve dans la psychanalyse.

Au Quebec, la protection du titre de psychothérapeute, avec le risque de poursuite pour pratique illégale de la psychothérapie, a aboutie à un effort de l’ordre des travailleurs sociaux pour différentier clairement l’intervention sociale des approches psychothérapeutiques.

c) L’approche socio-existentielle critique : une approche non-psychothérapeutique

L’approche socio-existentielle critique n’est pas seulement une théorie sociale (au croisement de la philosophie sociale et de la sociologie), mais elle est une praxis. Ce qui veut dire à la fois une théorie et une pratique. Cette pratique peut être utilisée à la fois dans le cadre d’une prise en charge collective, mais également d’une prise en charge individualisée.

La différence majeure entre l’approche socio-existentielle critique et la psychothérapie tient au fait que l’approche socio-existentielle critique n’est pas d’ordre psychologique, elle ne se donne pas pour but d’analyser la personnalité propre du sujet, d’essayer de la changer.

L’approche socio-existentielle critique se propose d’aider le sujet à dévoiler les mécanismes d’emprise sociale qui l’empêche d’agir sur sa situation, mais également les rapports sociaux de pouvoir intériorisés par le sujet.

En cela, l’approche socio-existentielle critique se situe dans la continuité de la critique foucaldienne des approches psychologiques et psychanalytiques qui sont perçues comme une forme de contrôle social sur le sujet.

L’approche socio-existentielle critique considère que l’activité du travailleur/se social ne doit pas être tournée vers l’analyse de l’usager social comme si sa personnalité était dysfonctionnelle, mais l’aider à analyser ce qui dans la réalité sociale qui l’entoure l’empêche d’agir sur ses conditions sociales de vie et à analyser la manière dont il pourrait agir sur sa situation.