L’intervention sociale ne doit pas être confondue avec la psychothérapie. Elle ne porte pas sur l’analyse du sujet, de sa personnalité ou de son inconscient. Le rôle de l’intervention sociale est d’éduquer concernant les rapports sociaux de pouvoir de manière à favoriser un processus de libération.

– L’intervention sociale n’a pas vocation à analyser le sujet (sa personnalité, son inconscient…)

Paulo Freire est une des grandes références de l’éducation populaire et du travail social. Sa philosophie de l’éducation populaire et du travail social repose sur la notion de personne opprimé-e. Dans la relation d’aide individuelle en intervention sociale se met en place une éthique de la relation professionnelle à la personne.

Paulo Freire appuie en partie sa conception de la subjectivité sur la philosophie de Sartre. Sartre définit le psychisme à partir de la conscience qui est pour lui liberté : Conscience = liberté. Toute conscience est conscience de quelque chose : c’est la conscience intentionnelle. La liberté est une capacité de choix. La conscience se caractérise par son pro-jet. Elle n’est pas une chose en soi. Elle n’est qu’une capacité à viser une fin.

Ce qu’il y a d’intéressant dans la perspective sartrienne, c’est qu’il n’y a pas de sujet ou de moi à analyser. De ce fait, Sartre met ainsi à distance les projets d’assujettissement du sujet par les sciences ou l’action sociale. Il ne verse pas dans le contrôle social que Foucault reproche à la psychologie ou même à la psychanalyse (vouloir connaître la vérité du sujet).

Ce qu’il y a analysé appartient à la facticité et n’est déjà plus la conscience authentique.

En revanche, on peut être plus critique relativement à la perspective formulée par Sartre d’une psychanalyse existentielle qui consiste dans le fait de chercher à déterminer le projet existentiel fondateur d’une conscience (voir par exemple Les mots de Sartre). On peut être sceptique quant à l’existence d’un tel projet originaire qui orienterait toute l’existence.

Si on cherche les conditions de possibilité d’une relation d’aide dans l’intervention sociale, elle ne devrait pas se situer dans l’analyse de la personnalité du sujet, de son moi ou de son inconscient, mais plutôt dans une analyse de l’intériorisation des rapports sociaux de pouvoir dans la personne.

La conscience intentionnelle et la liberté sont en réalité les dimensions de la personne qui sont irréductibles à toute analyse. On pourrait parler d’un « sujet apophatique »1 dans la mesure où il s’agit d’une réalité qui échappe à toute description possible, à toute analyse. La liberté, c’est en effet la présupposition qu’il existe dans l’être humain une part qui n’est pas déterminée par le biologique et le social. Mais, la liberté en soi ne peut pas être connue de manière scientifique. Essayer de la déterminer, c’est la nier.

Il ne s’agit pas de présupposer l’existence de réalités métaphysiques comme le sujet, la conscience, la liberté… Mais à partir du moment où nous traitons les individus comme des personnes qui seraient capables d’être des sujets, qui auraient une conscience, qui serait capable de liberté… il s’agit d’effectuer une époché (mise entre parenthèse) de la réalité de ces entités. L’intervention sociale traite les individus comme des personnes à qui l’on reconnaît une dignité. Mais de ce fait, elle prend le parti éthique de ne pas les assujettir et donc cela implique de ne pas agir sur elles.

L’intervention sociale consiste non pas à analyser les personnes en tant que tel et à essayer d’intervenir sur leur personnalité et de les changer. L’intervention sociale est une forme de connaissance du social et de son action sur le sujet. Il s’agit d’aider les personnes à analyser la manière dont le social exerce une action extérieure et intérieure sur elles, comment cette action peut inhiber les capacités de penser et d’agir du sujet.

Mais, l’intervention sociale, se distingue fondamentalement de la psychothérapie, en ce qu’elle ne cherche pas à intervenir sur les personnes en soi, elle ne vise pas à modifier leur personnalité, leur psychisme.

L’intervention sociale a pour objectif d’agir sur l’aliénation sociale subjective et objective

C’est là où nous rencontrons une deuxième limite de la position de Sartre. Selon lui, une personne qui est en prison n’est pas libre de s’évader, mais elle est toujours libre d’avoir le projet de s’évader et donc d’essayer de s’évader.

Néanmoins, Simone de Beauvoir, en dépit de sa proximité avec Sartre, se pose la question de la liberté d’une femme dans un harem.

C’est le problème de l’aliénation sociale subjective. Une personne peut être maintenue dans un tel état de servitude qu’elle peut ne même plus avoir le projet de s’évader.

Comment rendre compte de la possibilité de cette aliénation subjective ? Comment la conscience intentionnelle, qui s’identifie à la liberté, pourrait être confrontée à l’aliénation sociale subjective par les rapports sociaux de pouvoir ?

Paulo Freire présuppose que le psychisme humain se caractérise par la conscience intentionnelle. Il distingue comme Sartre entre les conditions sociales et le déterminisme. L’être humain est conditionné, mais non pas déterminé. Il existe donc bien une subjectivité capable d’échapper aux déterminismes naturels et sociaux. Une subjectivité qui n’est donc ni naturelle, ni sociale. Une subjectivité dont on ne peut pas déterminer la nature, qu’on ne peut pas définir.

La pédagogie des opprimés vise à aider les opprimés à se rendre compte de la différence entre les conditions socio-historiques et le déterminisme naturel. Il est possible d’essayer de transformer les conditions socio-historiques qui ne sont pas des situations-limites existentielles. Il s’agit d’activer les capacités subjectives à transcender la situation.

Néanmoins si les opprimés ne combattent pas l’aliénation objective, alors qu’ils en ont les capacités, c’est qu’ils sont confrontés à une aliénation subjective. Celle-ci provient de l’intériorisation par l’opprimé de mythes sociaux.

Cela produit, au sein de la personne, une conscience inauthentique. Cette conscience inauthentique entre en conflit avec la conscience authentique et inhibe ses capacités d’action.

Cette conscience inauthentique est en capacité de produire des projets inauthentiques à laquelle la personne opprimé-e va s’identifier comme s’ils étaient ses propres projets. Elle peut avoir l’impression d’être authentiquement un sujet, alors qu’elle est soumise aux conceptions mythiques qui correspondent aux conceptions de l’oppresseur (comme sujet social politique). Elle est comme possédée. Elle n’est pas maîtresse d’elle-même. Dans une forme moins extrême, elle a conscience d’être opprimée, mais elle ne parvient pas à comprendre pourquoi elle n’agit pas contre son oppression.

Il ne s’agit pas ici d’un effet de son inconscient psychique. Il s’agit ici d’un effet de l’intériorisation des rapports sociaux de pouvoir à l’intérieur de la personne et de l’effet d’occultation qu’ils provoquent sur la conscience authentique.

Comment intervenir dans une relation d’aide ?

La pédagogie des opprimés a pour objectif de permettre au sujet opprimé de reprendre possession de lui-même, de ne plus être aliéné à la vision de l’oppresseur.

Si la conscience intentionnelle peut voir sa liberté limitée, c’est qu’elle est trompée non pas par elle-même (contrairement à la mauvaise foi), mais qu’elle est manipulée par une force de mythification extérieure qui provient des rapports sociaux de pouvoir.

La pédagogie des opprimés vise donc à distinguer la conscience authentique de la conscience inauthentique, à faire en sorte que la personne ne soit pas dirigée par la conscience inauthentique, mais par la conscience authentique.

Mais, cette pédagogie des opprimées ne vise pas à agir sur le sujet en lui-même, à modifier sa personnalité, à élucider la vérité de son pro-jet. Il s’agit plutôt d’agir sur la conscience inauthentique qui s’est constitué à l’intérieur de la personne.

L’on est face à une situation comparable à la possession, plus qu’au dédoublement de personnalité. Il ne s’agit pas d’un processus de dissociation psychique, mais d’emprise exercée sur la personne.

C’est par les pratiques dialogiques que la personne peut être à même d’amener la conscience authentique à prendre le contrôle de ses pensées et ses actions. Etre un sujet, c’est faire en sorte que la conscience authentique développe son propre pro-jet.

Etre un sujet, c’est être capable d’éliminer autant que possible les effets de la conscience inauthentique. Comment dès lors savoir si l’on agit sur la conscience inauthentique et si l’on ne tente pas d’exercer un contrôle psychologique sur la personne, d’orienter ses pensées et ses actions ? Ce qui veut dire de nouveau produire une conscience inauthentique.

L’intervention sociale n’est pas une intervention qui porte sur le psychisme propre de la personne et sur ses relations interpersonnelles ou son comportement. L’intervention sociale porte sur la connaissance des rapports sociaux de pouvoir tels qu’ils agissent dans et hors de la personne.

Cette connaissance des rapports sociaux de pouvoir produit un processus de conscientisation qui amène à prendre conscience que la condition de possibilité de la libération des capacités de pensée et d’agir se trouve dans la lutte contre l’aliénation objective (ce qui veut dire la réification sociale).

En cela, chez Paulo Freire, il y a deux conception qui sont à l’oeuvre :

– celle d’une présupposition de l’existence d’une capacité subjective à penser et à agir qui n’est pas déterminée par le biologique et le social.

– l’idée que la connaissance libère et que le déploiement de ces capacités sont entravées par une aliénation sociale subjective qui entrave les capacités du sujet à penser et à agir pour une transformation des conditions sociales objectives.

Néanmoins, la prise de conscience de l’aliénation sociale subjective ne suffit pas pour transformer la réalité sociale. Elle n’est qu’une étape dans un processus qui doit être suivi d’une organisation dans une action collective.

1Selon de Larousse : « 2. Caractère d’un énoncé qui se limite à dire ce que n’est pas son objet ».