Première Partie : L’intériorité subjective comme point de départ éthique.

1. Une perspective subjective située.

1.1. Le point de départ est la subjectivité située. Ce n’est donc pas un sujet abstrait universel cartésien ou kantien.

1.2. Mais cette subjectivité est-elle propre aux humains ? Chaque subjectivité située a son propre monde vécu unique. Tout être vivant est une perspective subjective située. On peut prendre l’exemple de la tique (Von Uexkull)

1.3. Dans le cas des humains, cette subjectivité est également située historiquement et socialement.

1.4. Mais bien qu’étant une résultante bio-sociale, cette perspective est toujours singulière et unique, car sa position dans l’espace social est singulière. Il n’existe pas deux perspectives parfaitement identiques. Il n’existe pas deux perspectives qui occupent exactement le même point dans l’espace historico-social.

1.5. Il pourrait être possible d’aborder ces perspectives à partir de leur biologie. C’est ce que se donnent pour objectif les neurosciences. Mais c’est alors pour les réduire à des règles de fonctionnement général. « Il n’y a de sciences que du général » soulignait Aristote.

1.5.1. De même, la psychologie scientifique subsume sous des règles générales ou des schémas généraux les subjectivités singulières.

1.6. Il pourrait être possible d’aborder ces perspectives à partir de leurs coordonnées sociales. C’est par exemple ce que fait la sociologie objectiviste.

1.7. Dans son versant compréhensif, la sociologie peut proposer une analyse de la subjectivité collective comme « conscience de classe » ou sous l’angle d’une épistémologie du point de vue. Mais il s’agit d’une subjectivité collective et non pas de la subjectivité singulière d’une perspective donnée.

1.8. Mais la perspective d’un vivant a aussi un versant subjectif unique. L’expérience subjective de cette perspective est singulière. Nul ne sait « ce que cela fait d’être une chauve souris » (Nagel).

1.8.1. On pourrait imaginer une machine qui retranscrirait toute la vie intérieure d’une personne comme dans un film avec les dialogues. Mais ce qui nous échapperait, c’est de ressentir en première personne cette vie intérieure.

1.8.2. Pourrait-on imaginer un implant qui nous fasse vivre et ressentir cette vie intérieure comme étant la notre ? Pour autant, il resterait l’ineffable du ressenti en première personne d’une expérience subjective. Elle ne peut-être que vécue en première personne et non pas décrite en troisième personne.

2. L’émergence d’une conscience critique révoltée.

2.1. Si les perspectives subjectives sont la simple résultante du biologique et du social, l’expérience subjective ne serait alors que le produit d’une expérience qualitative des mécanismes biologiques et sociaux. Mais elle n’aurait pas d’autonomie par rapport à cette réalité.

2.2. Il est possible de considérer, comme le propose Patrick Pharo au sujet de la « conscience morale », qu’une vie subjective critique autonome émerge quand la subjectivité prend pour objet de réflexion l’écart entre les normes sociales et les pratiques réelles.

2.2.1. La conscience critique individuelle apparaît dans un dialogue intérieur suscité par un dilemme éthique.

2.3. La conscience conformiste, c’est celle qui va accepter l’écart entre la norme sociale et la pratique comme étant acceptable sans en dénoncer les injustices.

2.4. La conscience révoltée est celle qui va refuser cet écart.

2.5. La conscience révoltée ne donne pas une explication sociologique à cette situation. C’est ce qui la différencie de la conscience sociale critique.

2.6. La subjectivité peut être conformiste sur certains points et révoltée sur d’autres.

3. La vie intérieure comme espace d’autoformation existentielle

3.1. Nous appelons vie intérieure, la vie d’une subjectivité qui peut se traduire par un dialogue intérieur, des méditations intérieures, des rêveries…

3.2. Le développement de cette vie intérieure demande du temps et un temps préservé dans lequel la subjectivité peut se recueillir avec elle même.

3.3. La vie intérieure est la source de la création artistique ou philosophique.

3.4. Mais même si toute personne ne produit pas des œuvres, toutes ont une vie intérieure.

3.5. L’éthique libertaire accorde de la valeur a cette vie intérieure, à la vie subjective, et considère qu’elle mérite d’être protégée.

3.6. On pourrait objecter que la vie intérieure est réservée à une élite de créateurs comme la sublimation que Freud considérait réservé à une élites d’artistes et d’intellectuels.

3.7. Mais, par exemple, l’écriture d’un journal intime par une adolescente est l’expression d’une vie intérieure.

3.8. Il existe tout un ensemble de pratiques d’expression de la vie intérieure qui sont dénigrées parce qu’elles sont par exemple vues comme des pratiques féminines.

3.9. On pourrait objecter que s’intéresser à la vie intérieure est un luxe. L’être humain qui n’a pas de conditions matérielles n’a pas de vie intérieure possible.

3.9.1. C’est exact, mais l’on peut détruire une personne qui a des conditions matérielles, si on détruit sa vie intérieure. C’est ce que fait la violence psychologique.

3.9.2. Les conditions matérielles soulignent qu’il y a des conditions extérieures à la qualité de la vie intérieure.

4. L’intériorité subjective comme point de départ d’une éthique et d’une politique libertaire.

4.1. On peut appeler libertaire une philosophie qui prend pour point de départ l’immanence de la subjectivité et ne cherche pas une législation transcendante à celle-ci.

4.2. On peut appeler politique libertaire, une politique qui se donne pour objectif la défense des subjectivités, de leurs vies intérieures.

4.2.1. La défense de la subjectivité n’est pas centrée sur l’individu et sa liberté d’action.

4.2.2. Elle est centrée sur la qualité de l’expérience subjective du rapport de soi à soi, de soi aux autres et de soi au monde.

4.3. On peut appeler écologie de la subjectivité, une politique qui vise à établir des milieux propices au respect de la vie intérieure des subjectivités.

4.4. Mais ne peut-on pas reprocher à cette politique de défense de la subjectivité de déboucher sur l’égotisme. Chacun et chacune prenant sa subjectivité comme unique référence.

4.4.1 Il ne s’agit pas d’affirmer que l’organisation sociale et politique doit être basée sur les caprices, les pulsions ou les fantasmes de chaque vie intérieure.

4.4.2. Il s’agit seulement de défendre les conditions de possibilité pour que chaque personne puisse avoir une vie intérieure protégé des atteintes sociales.

4.4.3. Cela ne signifie pas que la vie intérieure doit être totalement indépendante du monde extérieur. Elle peut être influencée par celui-ci, mais le monde extérieur ne doit pas être destructeur pour l’intériorité subjective.

4.4. Mais ne peut-on pas considérer qu’en se centrant sur la vie intérieure, on se détourne des conditions matérielles ? Ne risque-t-on pas d’arriver à une conception où la vie intérieure soit promue au détriment de l’amélioration des conditions matérielles d’existence ?

4.4.1. Les conditions matérielles ont un impact sur la vie intérieure. La vie intérieure peut se trouver gravement atteinte par des attaques extérieures. C’est ce que traduit par exemple la notion de psychotrauma.

4.5. Quelles sont les réalités extérieures qui peuvent porter atteintes à la vie subjective ?

– Les violences psychologiques qui peuvent être sexistes, LGBQTIphobes, validistes, racistes…

– Les violences sexuelles

– Les conditions matérielles de pauvreté et/ou de précarité.

– Les violences psychologiques au travail.

– La colonisation mentale par les productions technocapitalistes.

– Les technologies d’arraisonnement de la subjectivité.

5. La « citadelle intérieure » : un état limite de l’autoformation existentielle

5.1. Dans l’Antiquité, les stoïciens avaient pensé la subjectivité comme pouvant constituer une « citadelle intérieure ».

5.2. Afin de constituer la subjectivité en « citadelle intérieure », les philosophes stoïciens s’appuient sur des exercices de soi, des ascèses, qui visent à renforcer leur force d’âme.

5.3. La subjectivité comme citadelle intérieure doit leur permettre de résister en ultime recourt à la tyrannie.

5.4. On peut voir des cas de ce type également dans le récit de personnes qui ont été torturées. L’intériorité subjective devient l’ultime rempart de la personne pour résister.

5.5. Il y a dans la « citadelle intérieure », une dimension anarchiste, qu’ont perçus les anarchistes rénitents, comme Han Ryner.

5.5.1. La citadelle intérieure est le refuge ultime de résistance à partir duquel il est possible de dire « non », même si on se retrouve seul et sans défense.

5.6. Néanmoins, il est possible de souligner que la citadelle intérieure est une conception élitiste : elle repose sur la mise de tout un programme d’exercices capables de renforcer la force d’âme.

5.7. Elle conduit à faire peser entièrement sur le sujet la responsabilité ou non de la résistance au pouvoir extérieur.

5.8. Elle conduit à considérer que l’être humain ordinaire dans des circonstances ordinaires devrait être capable de mettre en œuvre la même force intérieure qu’un être humain entraîné dans des circonstances extraordinaires.

5.9. Or il s’agit de penser que l’être humain ordinaire dans le cadre même de sa vie quotidienne devrait voir les conditions d’une vie intérieure sereine protégée.

5.9.1. Les philosophes de l’Antiquité ont recherché l’ataraxie en considérant que celle-ci ne trouvait pas ses conditions de possibilité dans une écologie sociale de la subjectivité, mais dans une ascèse individuelle.

Deuxième partie. L’impact de la formation existentielle technocapitaliste sur l’intériorité subjective

1. Discussion de l’impact du technocapitalisme

1.1. On pourrait objecter que le technocapitalisme n’a pas d’impact spécifique. Après tout la vie intérieure peut être atteinte par les violences patriarcales par exemple qui sont antérieures au technocapitalisme.

1.2. Néanmoins, il est nécessaire de remarquer qu’avec le technocapitalisme nous assistons à une dégradation de plus en plus importante depuis ces dernières années de la santé mentale globale des populations.

1.3. Une autre objection serait de dire que d’aménager des milieux favorables à la préservation de la vie intérieure conduirait à aseptiser totalement l’environnement social, à fabriquer un « cocon ».

1.4. Il ne s’agit pas de fabriquer un cocon, mais de faire en sorte que par exemple le milieu social ne porte pas atteinte à la vie intérieure au point de la faire sombrer dans la maladie : l’anxiété, la dépression, la rumination obsessionnelle…

2. L’hétéro-formation existentielle technocapitaliste.

2.1. Le technocapitalisme induit une héteroformation existentielle qui peut être opposée à l’autoformation existentielle ou éducation de soi.

2.1.1. Les pratiques de soi des stoïciens relevaient de l’autoformation existentielle.

2.2. Il est possible de s’interroger sur le lien entre dégradation de la santé mentale au travail et la formation existentielle du technocapitalisme.

2.2.1. Les organisations du travail semblent en capacité d’atteindre profondément la subjectivité sous la forme d’un harcèlement institutionnel.

2.2.2. Cet harcèlement institutionnel peut être lié à l’orientation des organisations de travail selon une certaine formation de la rationalité instrumentale qui est la recherche d’efficience.

2.2.3. Le technocapitalisme tente d’imposer à la vie psychique un certain rapport à soi, à autrui, au monde et à l’action qui est celui de la cage d’acier de l’efficience.

2.2.4. On peut formuler l’hypothèse philosophique que ce type d’héteroformation existentielle contribue à atteindre la subjectivité.

2.3. Une autre manière de modifier notre relation subjective au temps est d’agir sur l’espace-temps social.

2.3.1 Cette modification est analysée par Hartmut Rosa sous l’angle de l’accélération et par Paul Virilio sous l’angle de la vitesse.

2.3.2. L’espace-temps technocapitaliste comprime l’espace-temps de la vie intérieure.

2.4. La captation de l’attention par les industries du divertissement et les biens de consommation est une autre manière de perturber la vie intérieure.

2.4 .1. Lire un livre nous laisse le temps de développer notre vie intérieure. Nous pouvons arrêter de lire et rêvasser, nous pouvons lire en pensant à autre chose.

2.4.2. En regardant un film ou plus encore en jouant activement à un jeu video, il est difficile d’avoir du temps en même temps pour développer une vie intérieure. Mais si celle-ci peut se développer en dehors du temps consacré à ses activités.

2.4.3. Mais si les industries du divertissement colonisent la plus grande partie du temps libre, alors elles colonisent également l’espace mental de la vie intérieure.

3. L’arraisonnement de la subjectivité

3.1. Mais outre l’impact de l’hétéro-formation existentielle du technocapitalisme sur la vie psychique, il est également possible de montrer que l’imaginaire technocapitaliste comprend un projet d’arraisonnement total de la vie intérieure qui ne pourrait plus considérée être comme l’ultime rempart contre les pouvoirs tyranniques.

3.2. Ce projet est de rendre la vie intérieure transparente par les sciences (neurosciences et sciences cognitives), par les technologies (intelligence artificielle) et d’en contrôler et orienter le comportement (psychologie comportementale).

3.3. Ce projet prend par exemple la forme de nudges digital ou du neuromarketing.

3.4. Il a été analysé également sous le nom de « pouvoir instrumentarien » par Zoboff.

Troisième partie – Ecologie de la subjectivité : Les luttes en devenir pour la défense de la subjectivité

1. La défense de la subjectivité n’est pas une lutte individualiste.

1.1. La défense et la protection de la subjectivité ne peuvent plus revenir comme dans le stoïcisme à la seule responsabilité de l’individu par l’intermédiaire de pratiques existentielles de soi.

1.2 . La conception stoïcienne était tournée principalement vers la résistance à des épreuves existentielles : la maladie, la mort, la souffrance physique…

1.3. Mais cette conception stoïcienne ne distingue par les épreuves existentielles des épreuves sociales comme par exemple les violences économiques, sexistes…

1.3.1. Les épreuves sociales sont vues par les stoïciens comme des épreuves naturelles, au même titre que les épreuves existentielles.

1.4. Les luttes de défense des subjectivités sont des luttes collectives car il s’agit de luttes qui portent sur le milieu social qui pourrait offrir les conditions de possibilité d’une expérience intérieure sereine (ataraxie).

1.5. Mais ne peut on pas considérer que l’angoisse de l’intériorité subjective n’est pas liée en soi au monde social, mais à l’angoisse liée à la conscience de la finitude.

1.5.1. Même s’il existe une angoisse existentielle, pour autant, cela ne permet pas d’expliquer les effets du monde social capitaliste sur le psychisme qui sont bien documentés.

1.6. Ne peut-on pas considérer que cette dégradation de la vie psychique est liée à « une fatigue d’être soi » (Ehrenberg) liée à une société individualiste.

1.6.1. La conception d’Ehrenberg n’explique en aucune manière pourquoi statistiquement les femmes sont plus touchées par la dépression et le burn-out.

1.6.2. Dans le cas de la sur-exposition des femmes au risque de burn-out, on voit que cela croise l’effet des organisations néolibérales de travail et de la double journées.

2. La défense des subjectivités implique la constitution d’une écologie de la subjectivité.

1. Les luttes de défense des subjectivités sont des luttes collectives pour construire des milieux protecteurs des subjectivités.

2. On peut se demander : qu’est-ce qu’un milieu qui préserve la subjectivité ?

2.1. On pourrait déjà dire que ce serait un milieu qui n’est pas pathogène, qui ne dégrade pas la santé mentale des personnes.

3. On pourrait néanmoins s’interroger pour savoir si un milieu qui ne dégrade pas la santé mentale est suffisant.

3.1. Il est possible néanmoins de souligner que les environnements de travail néolibéraux, le racisme, le sexisme, les LGBTQIphobie, la pauvreté et la précarité économique sont des cadres qui dégradent la santé mentale des personnes.