Demande : Quelles sont les critiques qui sont effectuées au travail social sur le plan éthique ?

Il existe plusieurs critiques. Il est possible d’en retenir d’en rappeler quelqu’unes :

– Psychologisation du social : certains auteurs et autrices (Castel, Fassin…) reprochent au travailleurs et travailleuses sociales de s’appuyer sur des pratiques qui produisent une psychologisation des problèmes sociaux.

Cette psychologisation est produite par le fait de s’appuyer sur des pratiques et des analyses en travail social qui relèvent de la psychothérapie (psychanalyse, thérapie familiale…). Ces approches sont tournées vers le fonctionnement psychologique, comportemental ou relationnel de la personne. Ce qui veut dire que les problèmes rencontrés par la personne auraient pour origine la personne et que les solutions se trouveraient dans un changement et une amélioration du fonctionnement de la personne.

– Injonction à la biographisation, à l’autonomie,  ect… la production institutionnelle d’un sujet libre et responsable : Le travail social est aussi accusé d’essayer de produire par une contrainte institutionnelle les personnes comme des sujets libres et responsables. Elle tendrait à chercher à les amener à se penser comme s’ils étaient des individus libres et responsables de leurs difficultés sociales.

– Contrôle social : Le travail social est aussi accusé d’être une instance de contrôle social qui viserait à la pacification sociale, à l’adaptation sociale, à la normalisation sociale des classes populaires, des personnes socialement marginalisées ou déviantes socialement, au service des classes sociales dominantes.

– Paternalisme : les institutions sociales, et à travers eux les travailleurs/ses sociaux, auraient tendance également à décider du bien d’une personne à sa place, de son projet de vie.

Le philosophe Michel Foucault a mis en lumière plusieurs critiques qui peuvent être opposées au travail social. Il a mis en relief comment la psychologie (y compris la psychanalyse) peuvent être utilisés comme des techniques de contrôle d’autrui, par une volonté de savoir, des techniques d’aveu, des rapports de savoir-pouvoir (Cf. La volonté de savoir). Il a mis en lumière la manière dont le travail social peut avoir rapport avec une société disciplinaire basée sur le contrôle, la surveillance et la punition (Cf. Surveiller et punir).

D : Quelle est la définition officielle du travail social ?

D’Après l’article D. 142-1 du code de l’action sociale et des familles, depuis 2017, le travail social est défini de la manière suivante :

« Art. D. 142-1-1.-Le travail social vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté. Dans un but d’émancipation, d’accès à l’autonomie, de protection et de participation des personnes, le travail social contribue à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement social et la cohésion de la société. Il participe au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement.

« A cette fin, le travail social regroupe un ensemble de pratiques professionnelles qui s’inscrit dans un champ pluridisciplinaire et interdisciplinaire. Il s’appuie sur des principes éthiques et déontologiques, sur des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, sur les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social et les savoirs issus de l’expérience des personnes bénéficiant d’un accompagnement social, celles-ci étant associées à la construction des réponses à leurs besoins. Il se fonde sur la relation entre le professionnel du travail social et la personne accompagnée, dans le respect de la dignité de cette dernière.

« Le travail social s’exerce dans le cadre des principes de solidarité, de justice sociale et prend en considération la diversité des personnes bénéficiant d’un accompagnement social. »

Commentaire de la définition :

Les objectifs du travail social :

«  L’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux » : les personnes victimes d’injustices sociales sont des personnes dont les droits fondamentaux sont atteints. Le rôle du ou de la travailleuse sociale est d’aider les personnes à pouvoir défendre leurs droits fondamentaux individuels et collectifs, y compris par des actions de lutte collective.

De « l’inclusion sociale »  à la « citoyenneté »: les travailleurs et travailleuses sociales visent à aider les personnes socialement marginalisées à pouvoir bénéficier des aides sociales qui sont une condition matérielle à l’exercice de la citoyenneté. Ce qui passe par la capacité à participer à la vie publique.

« Autonomie et protection » : ces deux notions constituent deux pôles. L’éthique du travailleur social l’amène à devoir discerner entre la revendication d’autonomie et le besoin de protection face à une situation de vulnérabilité.

« Émancipation… approches individuelles et collectives » : l’émancipation des personnes n’est pas seulement une émancipation individuelle, mais collective. L’émancipation collective peut être la condition de possibilité de l’émancipation individuelle.

« Le changement social, le développement social, la cohésion sociale » : il s’agit de transformer la société en luttant contre les inégalités sociales, les discriminations ou encore les injustices sociales qui détruisent la possibilité même de la cohésion sociale.

Des postures d’aide opposées au paternalisme : « le développement des capacité des personnes à agir, savoirs issus de l’expérience des personnes, respect de la dignité des personnes » : il s’agit de favoriser le développement des capacité des personnes à agir comme sujets autonomes enles respectant comme sujet de savoirs et en respectant leur dignité de personnes humaines.

Les valeurs du travail social : « Justice sociale, solidarité et diversité »  sont les valeurs du travail social. Le travail social suppose un engagement envers la justice sociale. La solidarité et la diversité constituent deux pôles en tension au sein de cette action.

Il est donc important de constater que les travailleurs et travailleuses sociales ont une mission professionnelle tournée vers la justice sociale. Le cadre déontologique de cette mission se trouve entre autres dans la charte européenne des droits fondamentaux et la charte sociale européenne, les droits sociaux du préambule de la constitution de 1946.

Les qualités des travailleurs/ses sociales s’appuient : a) sur des principes éthiques et déontologiques b) sur les sciences humaines et sociales c) sur les théories et pratiques du travail social.

D : Quelle est la philosophie critique du travail social ?

La philosophie critique du travail social s’oppose à la fois à la philosophie paternaliste du travail social et à la philosophie libérale du travail social.

La philosophie paternaliste du travail social est une conception traditionnelle de la relation d’aide sociale. Elle consiste à prendre les décisions à la place des personnes, à les infantiliser, pour leur bien.

La philosophie libérale du travail social tend à considérer les personnes comme des individus, libres, autonomes et responsables de leur situation. Il s’agit d’agir sur eux par des procédés qui visent à développer leur capacités individuelles, à les autonomiser. Il s’agit dès lors d’analyser leur personnalité afin de déterminer quelles en sont les déficiences pour procéder à une remédiation. Par exemple, il s’agira de développer leurs compétences psycho-sociales.

La conception critique du travail social considère que la situation individuelle ne peut pas être analysée sans prendre en compte le contexte social structurel. Il s’agit non pas de développer avant tout des capacités individuelles, mais des capacités collectives à agir. La conception critique du travail social reprend l’idée présente chez Cornélius Castoriadis qu’il n’y a pas d’autonomie individuelle sans autonomie collective, et pas d’autonomie collective, sans autonomie individuelle. Les deux formes d’autonomie sont co-impliquées.

L’approche critique en travail social se retrouve par exemple dans l’approche structurelle du travail social, l’approche anti-oppressive ou encore l’intervention féministe.

Cette approche critique du travail social peut se trouver chez des auteurs/trices telles que Jane Addams, Saul Alinsky, ou encore Paulo Freire.

D : En quoi le travail social se distingue de la psychothérapie ?

L’approche psychothérapeutique peut être tout à fait légitime par exemple lorsqu’elle constitue un choix de la personne concernée de s’orienter vers ce type d’approche.

Mais elle présente des dangers dans le cadre de l’intervention sociale. Les travailleurs/ses sociaux peuvent en arriver à faire penser aux personnes qu’elles sont responsables d’une situation qui en réalité trouve largement son explication dans des réalités sociales structurelles.

Par ailleurs, il y a le risque de vouloir agir sur les personnes elles-mêmes, de vouloir les changer et les transformer. Il s’agit d’éviter la tentation d’exercer un pouvoir sur la personne elle-même.

L’intervention sociale devrait s’orienter vers une forme d’action qui est plus spécifique et qui consiste à aider les personnes socialement minorisées à lire de manière critique leur situation sociale, mais également à déconstruire les idées socialement intériorisées qui sont une source d’impuissantement.

Le Quebec a établi une distinction claire entre la psychothérapie et le travail social :

« La psychothérapie : Un traitement psychologique pour un trouble mental, pour des perturbations comportementales ou pour tout autre problème entraînant une souffrance ou une détresse psychologique qui a pour but de favoriser chez le client des changements significatifs dans son fonctionnement cognitif, émotionnel ou comportemental, dans son système interpersonnel, dans sa personnalité ou dans son état de santé. Ce traitement va au-delà d’une aide visant à faire face aux difficultés courantes ou d’un rapport de conseils ou de soutien. »

« Le travail social : «  les travailleurs sociaux ont développé tout un savoir pour intervenir à la jonction des personnes et de leur environnement et pour prendre en compte leur réalité subjective, leur contexte et leurs conditions de vie, leurs rôles sociaux et leur réseau, dans une perspective de rétablissement, de pouvoir d’agir, de pleine citoyenneté et de justice sociale. »

Le travail social est centré sur la relation entre la personne et son environnement, et non pas sur une intervention concernant le fonctionnement psychologique de la personne.

D : Dans la définition du travail social, il est fait état des savoirs issus de l’expérience des personnes bénéficiant de l’aide sociale. Quels sont ces savoirs et comment les mettre en valeur ?

Ces savoirs sont issus de l’expérience sociale vécue des personnes les premières concernées par les oppressions sociales. Ces personnes ont un savoir sur les oppressions qu’elles vivent.

Ces savoirs peuvent être mis en lumière par un entretien de type phénoménologique dans la relation d’aide individuelle. Ce type d’entretien vise à expliciter le sens et l’analyse que les personnes donnent de leur expérience vécue.

Cette expérience vécue peut être mise en lumière par différentes approches : récits de vie, groupes de parole (en mixité ou non-mixité), cartographie subjective, photo-elicitation etc.

Néanmoins, la mise en lumière de l’expérience vécue des personnes suppose une relation éthique pour ne pas se transformer en une injonction à la biographisation de soi, en une technique d’aveu (Foucault).

Il est possible d’être attentif à cette possibilité pour le sujet de pouvoir exprimer son expérience dans un groupe de pair où il n’est pas individualisé et où la restitution de l’expérience est collective.

D : Quelle place pour les savoirs universitaires issus des sciences sociales et humaines dans la pratique des travailleurs sociaux ?

Il faut tout d’abord se tourner vers la question de la psychologie et de la psychanalyse qui posent des problèmes tout à fait spécifiques. En effet, ces disciplines sont tournées vers l’analyse des sujets, du moi, de la personnalité ou de l’inconscient de la personne. Ces disciplines posent des problèmes éthiques tout à fait particulier. On peut même considérer comme pertinent, comme cela est le cas au Quebec, d’éviter toute confusion entre le travail social et la pratique de la psychothérapie en réservant cette dernière à des psychothérapeutes.

L’intervention sociale du travailleur/se social ne devrait pas être tournée vers la personnalité des personnes en situation d’aide, vers l’analyse de celle-ci et sa modification en présupposant qu’elle devrait être changée. D’ailleurs la définition du travail social ne fait pas état d’une visée de changement des personnes, mais de changement social.

Le fait de vouloir changer les personnes, d’agir sur elles, devrait être réservé à une démarche propre aux personnes elles-mêmes. Elle devrait passer, comme le propose le philosophe Michel Foucault, par des pratiques relevant d’un souci de soi, qui échappe à un contrôle externe sur le sujet. Ce que l’on peut appeler des pratiques existentielles. Mais cela ne relève pas du domaine du travail social.

Le rôle de l’intervention sociale devrait porter plutôt sur l’analyse de la réalité sociale, de la situation sociale dans laquelle se situe la personne. Il s’agit de l’aider à lire le monde social de manière critique (Paulo Freire). Il s’agit d’analyser la dimension structurelle et systémique des situations sociales à laquelle elle est confrontée. Ces situations ne relèvent pas de sa volonté et de sa responsabilité personnelle, mais sont liées à un contexte social d’inégalités et d’injustices sociales. Il s’agit de déculpabiliser les personnes quant à leur situation.

Néanmoins, il ne s’agit pas non plus de laisser penser que les personnes sont impuissantes à agir sur ce qu’il leur arrive, de favoriser une conscience fataliste, mais de développer les capacités à agir sur le social.

Or il arrive que les personnes tout en étant consciente de leur situation d’oppression sociale aient l’impression de ne pas pouvoir agir sur leur situation, voire font preuve de découragement. Le rôle du travail social est d’aider les personnes à analyser les situations d’emprise sociale et d’aliénation sociale subjective auquel elles font face.

Il ne s’agit pas d’agir sur la personnalité des personnes, mais de les aider à analyser les rapports sociaux de pouvoir qui s’exercent hors d’elle, mais également qu’elle ont intériorisées en elles.

Cela passe par exemple par l’étude de phénomènes tels que : les systèmes d’emprise au travail ou dans le couple, l’homophobie ou la transphobie intériorisée, les différents modèles de masculinité intériorisés, la charge mentale raciale, la stigmatisation validiste, ect…

D : En quoi consiste la posture d’alliée dans le travail social ?

Dans l’approche anti-oppressive du travail social, être dans une posture d’alliée consiste non pas à agir sur la personne (pouvoir-contrainte), mais agir avec la personne (agir avec) afin de l’aider à développer son « pouvoir de » (son pouvoir d’agir).

D : Ne risque-t-il pas d’y avoir des formes de savoir/pouvoir qui s’exercent sur les personnes socialement opprimées de cette manière ?

Là encore la posture éthique est importante. Elle repose sur la problématisation sociale et la pratique dialogique qui permet de produire une « synthèse culturelle » à partir de l’expression de l’expérience sociale vécue des personnes et des savoirs scientifiques critiques issus des sciences sociales.

L’expérience du croisement des savoirs initiés par ATD Quart monde constitue un exemple de ce type de dialectisation des savoirs qui vise à empêcher des rapports de savoir/pouvoir entre un groupe social et un autre.

D : Est-ce que l’importance accordée par l’approche critique aux dimensions sociales structurelles de la situation ne conduit pas à délaisser l’accompagnement individuel au profit exclusivement de l’accompagnement collectif ?

Il est tout à fait possible de mener un accompagnement individuel basé sur les approches critiques, mais il est important de ne pas se centrer seulement sur les perspectives d’action qui sont tournées vers des possibles individuels, mais également vers un engagement collectif.

D : Est-ce que l’approche critique ne conduit pas à déresponsabiliser les personnes, à les maintenir dans une situation de victime impuissante, à leur donner une vision fataliste de leur situation ?

L’approche critique ne s’appuie pas seulement sur une analyse sociologique des conditions sociales , mais se double d’une philosophie de l’émancipation. Les questions relatives à la liberté, aux choix et à la responsabilité ne relèvent pas de la psychologie (ou même de la psychanalyse), mais sont des domaines qui relèvent de questionnement philosophiques.

Il y a un danger à les présenter comme découlant de sciences positives dans la mesure où les connaissances scientifiques nous permettent de décrire et d’expliquer la réalité, mais ne permettent pas d’orienter un devoir-être.

Le rôle des travailleurs/ses sociaux est d’aider les personnes à problématiser leur situation, à réfléchir aux choix possibles dans le cadre d’une situation sociale donnée, mais non pas d’essayer de transformer les personnes en elle-même par une action.

D : N’y a-t-il pas le risque en travaillant sur la question de l’aliénation sociale subjective de présenter les personnes comme inconscientes de leur oppression et d’avoir besoin des travailleurs/ses sociales pour les conscientiser sur leur propre situation ?

Il ne s’agit pas de considérer que les personnes sont inconscientes de leur situation d’aliénation (sauf très rares situations mettant en danger la personne dans son intégrité physique et morale).

Dans la plupart des cas, les personnes sont conscientes de leur situation d’oppression. En revanche, elles peuvent avoir besoin d’aide pour comprendre pourquoi elles ne parviennent pas à agir sur leur situation et quelle peut être leur marge de manœuvre.

Ces empêchements à agir se trouvent dans la réalité matérielle extérieure à la personne. Mais, ils peuvent également en partie résulter d’une intériorisation des rapports sociaux de pouvoir par la personne.

Ces rapports sociaux de pouvoir intériorisés n’ont rien à voir avec la personnalité intrinsèque du sujet. Ce sont des éléments externes qui ont été intériorisés.

Il ne s’agit pas de rejeter la socialisation. Tout être humain est socialisé. Cela ne constitue pas une aliénation sociale subjective.

Sur le plan philosophique, il est difficile de savoir s’il existe ou non une subjectivité irréductible à toute socialisation. C’est sur cette subjectivité en partie irréductible au biologique et au social que s’appuie l’idée de réalisation de soi authentique. Mais cette dimension de la subjectivité échappe à l’intervention du travail social.

De son côté, l’aliénation sociale subjective se produit lorsque le sujet intériorise les rapports sociaux de pouvoir et s’y conforme. Cela peut être le cas par exemple lorsqu’un homme s’identifie à une forme de masculinité hégémonique toxique. Cela peut être le cas lorsque une personne homosexuelle est confrontée à de l’homophobie intériorisée.

L’intervention sociale peut interroger le projet du sujet qui se présente comme authentique, mais qui n’est peut être qu’une construction intériorisée par des rapports sociaux de pouvoir. L’objectif n’est pas alors de changer la personnalité en soi du sujet, mais plutôt de mettre à jour les rapports sociaux de pouvoir intériorisés.