Irène Pereira (Université Paris 8)

« Jadis je croyais qu’il fallait faire d’eux des hommes. Mais cette tâche est bien au-dessus du pouvoir d’un maître. (Tant mieux, d’ailleurs.) Je me consolerais si j’en faisais seulement des domestiques critiques. Par exemple (il y en a d’autres), des fonctionnaires syndicalistes. » (Albert Thierry, L’action directe en pédagogie).

Présentation philosophique et didactique  : Le recours à la fiction et à la science-fiction en particulier peut constituer un terrain d’étude pour la philosophie : « Mon hypothèse est maintenant que ce possible qu’exige l’analyse philosophique est donné par la fiction, par les histoires, les récits si l’on veut, que le philosophe trouve dans la littérature ou qu’il tente pour lui-même. » (Pierre Cassou-Noguès, « Projet d’une philosophie extra-ordinaire », Methodos [En ligne], 10 | 2010).

Le projet « éthique professionnelle science-fictionnelle » vise à permettre aux professionnels de s’interroger sur les problèmes éthiques qui peuvent se poser actuellement et dans le futur à partir de « cas pratiques fictionnels et science-fictionnels ».

Monde fictionnel : La notion de « système technicien »1 a été introduite par le penseur Jacques Ellul. Pour Ellul, le système technicien désigne un état du développement des techniques dans lesquelles celle-ci constituent un système autonome dont les orientations échappent aux décisions humaines.

L’idée de base de ce monde fictionnel est d’imaginer un « système technicien avancé ». Le système technicien avancé désigne un état du développement de la technique qui n’est pas contrôlé démocratiquement2 et qui se caractérise par une omniprésence des techniques numériques dans l’existence des personnes.

Le Comité d’éthique internationale a décidé sur cette base que dans tous les secteurs professionnels, face aux nouveaux questionnements éthiques que fait surgir la technique, les professionnels puissent s’entretenir en cas de besoin avec un* éthicien* ou avec un comité d’éthique appliqué spécialisé en fonction de l’activité professionnelle (qui est composé de plusieurs personnes représentant des courants sociaux et des orientations philosophiques différentes). La composition du comité peut varier selon la nature du cas.

Une banque des cas soumis aux éthicien*s a été produite : elle présente le cas pratique, ainsi que la discussion à laquelle a donné lieu le cas. Ces cas ont été dotées de notes critiques par le secrétariat du comité d’éthique. Dans ce monde fictionnel, les marques de genre sont neutralisées avec un astérisque.

Dialogues philosophiques et délibérations en éthique :

Le dialogue a été une forme classique de l’écriture de la philosophie qui a été très utilisée de l’Antiquité à la période moderne (ex : Platon, Leibniz, Hume, Diderot). A l’époque contemporaine, cette forme philosophique est beaucoup moins présente3 et n’a pas donné lieu à des ouvrages philosophiques marquant.

L’objectif des dialogues science-fictionnels en éthique professionnelle n’est pas de trancher les controverses, mais de présenter différentes logiques argumentatives correspondant à des courants en éthique différents.

Georges Legautl4 a été à l’origine d’un travail sur la constitution de grilles de prise de décision favorisant la délibération en éthique professionnelle. Dans son ouvrage classique, il est possible de constater que sa grille prend en compte l’existence de différentes orientations en éthique (ex : utilitarisme, déontologisme) et les intérêts et vision du monde des différentes parties en présence.

Tableau des correspondances entre courants philosophiques et personnages 5:

Pour pouvoir transposer dans un cadre fictionnel, les principaux courants de l’éthique professionnelle, nous les avons incarné dans des personnages qui peuvent de part leurs positions professionnelles être conduit à soutenir plutôt tel ou tel type d’éthique.

Courants éthiques :

Personnages :

Utilitarisme

Scientifique et créateurice de start-up (RD)

Déontologisme

Membre d’une ONG défenseus*s des droits humains (DH)

Care

Professionnel* des métiers de la relation autrui (ME)

Ethique de la critique

Militant* anti-oppression (syndicaliste, féministe, anti-validiste, anti-raciste…).

Ethique environnementale

Membre d’une ONG environnementaliste (ONG-E)

L* président* (P) du comité d’éthique a un rôle neutre et socratique. Iel est sensé ouvrir les débats, iel peut poser des questions socrastiques, faire des synthèses des discussions, mais ne pas intervenir sur le fond des discussions concernant les cas soumis. Son approche relève plutôt d’un scepticisme méthodologique et d’une conception nettement casuistique de l’éthique professionnelle. 

L* membre de l’ONG (DH) de défense des droits humains a pour mission de veiller au respect de la dignité de la personne humaine et des droits fondamentaux. Son orientation éthique est de type déontologique. Elle repose sur l’éthique des droits. 

L* scientifique et chef* d’entreprise agile (RD) est spécialiste en recherche et développement économique dans le secteur privé. Son objectif est de défendre la possibilité de mener des recherches scientifiques et de pouvoir en faire des applications économiques qui permettent de générer du profit. Il considère que les progrès technoscientifiques et que le libéralisme économique sont des vecteurs de bien-être collectif.  Son objectif est de favoriser l’innovation scientifique, économique et sociale. Son orientation éthique est utilitariste et en particulier les théories de philosophe Peter Singer6.

L* représentant* des métiers de la relation à autrui représente des professions d’aide et de soins au public (ME) : métiers du soins, du travail social, de l’éducation. Sa référence est l’éthique du care.

L* militant-e anti-oppression (A-O) est membre d’une organisation qui défend les intérêts d’un groupe particulier contre les inégalités sociales et les discriminations sociales. Il peut s’agir selon les situations de salariés (syndicalisme), de personnes en situation de pauvreté et de précarité économique, des femmes, de personnes LGBTI*, de personnes racisées, en situation de handicap…. Sa référence est l’éthique de la critique se situant dans la continuité de l’Ecole de Francfort et de Paulo Freire7.

L* représentante d’une ONG environnementale (ONG-E) a pour objectif de mettre en avant les droits des non-humains. Sa référence est l’éthique environnementale.

En fonction du cas étudié et des parties en présence, il est possible que le comité d’éthique fasse intervenir de manière ponctuelle une personne ayant une expertise sur une thématique particulière ou représentant un autre point de vue éthique.

Les cas pratiques:  L’éthique appliquée, dont l’éthique professionnelle est une sous-catégorie, tend à discuter de cas pratiques. Les cas pratiques permettent ici en particulier de mettre en scène des délibérations entre différentes positions éthiques qui pourraient se faire jour face à un cas donné.

Un autre objectif de ce travail théorique est de mettre à jour les oppositions et les types d’arguments qui sont utilisés par les principaux courants en éthique. Mais, en particulier, il s’agit de montrer, à partir de ces cas pratiques fictionnels, quels seraient les oppositions entre l’éthique de la critique et les autres courants de l’éthique, mais également de repérer les arguments en éthique « types » de l’éthique de la critique.

Le caractère science-fictionnel des cas pratiques permet de se détacher du réalisme des situations pour discuter en droit des situations. Leur caractère contrafactuel permet en creux de s’interroger entre autres sur ce qui fait la spécificité de l’être humain et des droits qui lui sont accordés.

Intérêt didactique des dialogues: 

Dans le cas des délibérations fictionnelles d’un comité d’éthique, ils permettent de confronter la logique argumentative de plusieurs courants d’éthique générale en les appliquant à des cas.

Dans le cas des consultations fictionnelles avec un* ethicien*, cela permet de mettre en scène la posture professionnelle que peut adopter un* ethicien* lorsqu’il est confronté à la discussion d’un cas qui lui est soumis.

Utilisation didactique des cas pratiques: 

Sur le plan didactique:

  • il peut être proposé dans un premier temps aux étudiant-e-s de travailler sur le cas pratique indépendament des discussions.
  • il peut être proposé aux étudiant-e-s de lire les dialogues fictifs et de proposer d’autres arguments qui prolongent les débats et/ou de rédiger l’argumentation d’une décision éthique portant sur le cas pratique science-fictionnel.

Ecriture inclusive: Le travail à partir de mondes fictionnels permet également une certaine liberté dans l’expérimentation d’une écriture inclusive.

Exemple de démarche didactique en éthique de l’IA (Canada): 

https://poleia.quebec/wp-content/uploads/2020/02/Guide_IA_VF.pdf

Lien pour accéder aux différents cas

1Ellul, Jacques. Le système technicien. Cherche midi, 2012.

2Habermas, Jürgen. « La technique et la science comme idéologie, trad. » J. Ladmiral, éd. Gallimard, Paris (1973) ; Feenberg, Andrew. Pour une théorie critique de la technique. Lux Editeur, 2016.

3Engel, Pascal. La dispute: une introduction à la philosophie analytique. Minuit, 2020.

4Legault, Georges A. Professionnalisme et délibération éthique. Vol. 8. PUQ, 1999.

5Pereira Irène, « Philosopher à partir d’une situation problème », Diotime, n°57, 2013.

6Singer, Peter. Questions d’éthique pratique. Vol. 3. Bayard, 1997 ; Singer, Peter. L’altruisme efficace. Les Arènes, 2018.

7Lyse Langlois présente l’éthique de la critique dans son paradigme de la multiplicité éthique, ainsi que l’éthique de la justice (déontologisme) et l’éthique de la sollicitude (care) : Langlois, Lyse. « Les directions générales et les commissaires scolaires: liaisons dangereuses?. » Éducation et francophonie 29.2 (2001): 266-282.