Procès verbal des délibérations du comité d’éthique européen, XXIIe siècle.

Au début du XXIe siècle, la République de l’Orient met en place un système de surveillance de sa population de plus en plus sophistiqué. Parmi les innovations figure le « crédit social » (qui avait d’ailleurs été anticipé dans une certaine mesure dans un épisode d’une série télévisée : Black Miror). Le gouvernement équipe également à large échelle les écoles d’un stylo connecté équipé d’une caméra qui permet de surveiller les élèves.

Au XIIe siècle, le comité d’éthique européen est chargé d’étudier le projet de commercialisation et de diffusion à large échelle au sein des écoles de tous les pays d’une nouvelle génération de stylo connecté.

Président* (P) du comité d’éthique international : – La parole est au représentant du département de Recherche et développement économique qui nous présente les enjeux de ce projet, afin d’en autoriser la diffusion à large échelle au niveau international.

Spécialiste en éthique du département recherche et développement économique (RD) : – A la fin du XXe siècle, on présentait le système scolaire de la République de l’Orient comme archaïque, incapable de produire des futur-e-s travailleus-e-s dotés des quatre compétences du XXIe siècle défini par l’OCDE : la créativité, la communication, la collaboration et l’esprit critique constructif. Pourtant, l’histoire nous a montré que nous avions tord. La République de l’Orient a su développé les compétences nécessaires à l’économie de la connaissance et à l’innovation numérique. La République de l’Orient a pris la mesure de la compétition économique internationale et a su former sa population en conséquences. La mise en place d’un système de surveillance des élèves s’est avéré un outil nécessaire à l’optimisation des résultats des élèves et à l’augmentation de l’efficience du système scolaire de la République de l’Orient. Nous avons développés de nouvelles générations de stylos connectés qui sont encore plus performants. On ne peut pas imposer pour des raisons éthiques que ces stylos connectés soient interdits dans les différents pays du monde. L’expérience de la République d’Orient nous a montré qu’ils ont eu un effet positif dans l’amélioration des performances du système scolaire. En faisant, cela nous accentuerions les inégalités de performance scolaire entre la République d’Orient et les autres pays.

Défenseur des droits humains (DH) : – Le problème, c’est qu’avec les arguments du genre « tout ce qui peut être produit doit être commercialisé » et « si c’est pas nous, c’est les autres qui le ferons », à ce compte là, il n’y aurait jamais de comités d’éthique. En effet, notre rôle est de mesurer les dangers éthiques posés par des réalisations. C’est sur cette base que des scientifiques comme le professeur Jacques Testart, avaient plaidé pour que les recherches scientifiques en biologie soient encadrées par une réflexion éthique. Il y des précédents internationaux concernant des décisions éthiques comme l’interdiction du clonage humain reproductif ou encore le débat portant sur « les robots tueurs ».

RD : – Je connais tout aussi bien que vous la fonction d’un comité d’éthique. En l’occurrence, la différence avec les cas précédemment cités, c’est que l’usage de technologies numériques de surveillance des élèves a été mesuré scientifiquement, grâce à des essais randomisés contrôlés (ERC), comme « efficace ». En refusant aux autres pays de mettre en place les technologies numériques de surveillance des élèves, vous contribuer à augmenter les inégalités scolaires entre pays et vous compromettez l’avenir économique des pays qui ne sont pas dotés de cette technologie.

Militant* du mouvement anti-oppression (A-O) : – Vous oubliez que nous faisons revendiquons également comme notre spécificité de démocraties libérales le respect des libertés fondamentales. Mais nous ne considérons pas que ce soit conforme aux droits et libertés fondamentales des enfants d’être constamment soumis à des technologies de surveillance. Pour nous, en outre, accepter de soumettre les enfants à ces technologies de surveillance, c’est leur faire intérioriser dès leur plus jeune âge un système de contrôle qu’il sera encore plus facile de leur faire à l’âge adulte un système surveillance totalitaire mise en place par un gouvernement  comme celui qu’à mis en place pour sa population la République de l’Orient.

RD : – Peut-être justement que vous attachez plus d’importance que la majorité de la population aux libertés fondamentales au détriment de la prospérité. Il y a plusieurs pays dans le monde qui accordent peu de liberté à leur population, mais un niveau de bien-être économique important. Cette vision selon laquelle ce serait les libertés civiles et politiques qui seraient le plus important est issue des élites bourgeoises du XVIIIe siècle. La majorité de la population aspire plutôt au bien-être matériel. En plus, le crédit social est un système juste. Plus les individus sont responsables et de bons citoyens, plus ils sont récompensés par plus de libertés. En revanche, moins ils sont responsables, plus ils sont privés de libertés. C’est un système très éducatif. D’ailleurs, cela rappelle les principes libertaires des ceintures de compétence en pédagogie institutionnelle. Le problème, c’est que vous jugez les autres systèmes politiques à travers votre vision de démocrates libéraux occidental. On pourrait critiquer au contraire le fait que les systèmes libéraux peuvent être indifférents au bien-être des plus pauvres. Il a fallu mettre en place l’État providence en Occident pour réguler les excès

A-O : – Même si on admet que le bien-être est la finalité de l’existence, il faudrait supposer qu’il y ait une antinomie entre le bien-être et la liberté. Or rien n’est moins certain. En effet, on peut supposer que le bien-être est supérieur lorsque se trouve conjugué à la fois bien-être matériel et liberté, plutôt que le bien-être matériel sans libertés.

RD : – Ce que nous mettons en avant, c’est que le recours aux technologies de surveillance numérique augmente l’efficience des systèmes éducatifs et que ceux-ci ont un impact sur l’efficacité des systèmes économiques, et donc sur le bien-être de la population. Nous ne sommes pas au niveau de la spéculation philosophique, mais de la mesure objective de l’efficience du système éducatif.

A-O : – Encore, faut-il savoir si la valeur suprême de nos sociétés est l’augmentation de l’efficience. Si cela vaut le coup pour quelques points d’efficience en plus, de perdre nos libertés fondamentales.

RD : – Une fois de plus, il faudrait faire preuve d’un peu plus de réalisme. Je ne pense pas que nous ayons le luxe de nous poser de telles questions. La République de l’Orient a un système scolaire et économique qui est devenu le plus performant au monde. Si l’Europe veut maintenir le bien-être économique de sa population, elle doit s’aligner sur les technologies auxquels a recours la République de l’Orient pour rendre performant son système économique.

A-O : – Vous vous positionnez comme si les populations étaient prêtes à voir diminué leurs libertés fondamentales pour davantage de prospérité, et que les libertés ne faisaient pas partie du bien-être.

RD : – Nous tournons, en rond, je suis persuadé que si l’on organisait une consultation de la population, elle préférerait une limitation des libertés publiques, si cela lui garantie une amélioration de son bien-être matériel.

Défenseur des droits humains (DH) : – Vous oubliez que tout notre système repose justement sur une base constituée par des droits et libertés civiles et politiques dont bénéficient tous nos citoyens. Les enfants également bénéficient de droits et de liberté. Ainsi l’article 16, de la Convention internationale des droits de l’enfant dispose : «  Nul enfant ne fera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes illégales à son honneur et à sa réputation. ». Pour nous, ces technologies sont potentiellement attentatoires à la vie privée des élèves. En effet, l’élève ne remet pas seulement un devoir, il est surveillé en permanence tout le temps où il réalise son travail, et cela y compris lorsqu’il est chez lui.

RD : – En cela, je ne vois pas de différence avec les systèmes qui surveillent les salariés durant leurs heures de travail, y compris lorsqu’ils sont en télétravail. Donc, si cela n’est pas attentatoire pour les salariés, pourquoi cela le serait-il pour des élèves. En outre, les systèmes scolaires ont souvent reposé sur la contrainte – y compris physique – pour obtenir l’apprentissage des élèves. Le système de surveillance numérique évite la contrainte physique et il permet un suivi individualisé des difficultés des élèves.

A-O : – Le problème, c’est que vous leur faites intériorisé dès l’enfance, la surveillance permanente comme normale. Vous les habituez à la servitude.

RD :- Permettez moi de faire un sort à l’affirmation selon laquelle une éducation « autoritaire » formerait des personnalités autoritaires. On a vu nombre de personnes formé dans des éducations autoritaires devenir des rebelles. De ce fait, rien ne prouve qu’une éducation reposant sur la surveillance produise des adultes ne soient pas des défenseurs des libertés publiques et individuelles.

A-O : – Excusez-moi, mais si l’éducation n’avait pas d’impact sur les adultes et leurs visions du monde, pourquoi alors les régimes autoritaires ont-ils cherchés à contrôler l’éducation et à la modeler selon leur vision du monde. Chaque régime politique a cherché à produire une éducation à son image de manière à modeler les générations futures. Si nous considérons que nos sociétés doivent avoir pour socle un certain nombre de libertés publiques et individuelles, alors notre système éducatif doit les promouvoir. Le problème de fond pour moi est celui de savoir si nous devons sacrifier au nom du l’efficience économique et du bien-être matérielle, tout autre dimension de l’existence humaine à laquelle nous pourrions accorder de la valeur. Vous mesurer l’efficience économique. Mais comment comptez vous mesurer la valeur de la liberté ? Vaut-elle moins ou plus que le bien-être matériel ? Tout ne se mesure pas comme dans un calcul économique et avec des essais contrôlés randomisés.

P* : – Ce que je constate, c’est que vos avis sont très polarisés et que nous n’avançons plus dans les arguments. Nous tournons en rond. Chacun campe sur ses positions.