bulletin-notes

Mon carnet de notes tombe en lambeaux. Mon ordinateur est flambant neuf.

Sur mon bureau, ils sont tous les deux ouverts, le premier en une mosaïque improbable de feuilles volantes, chiffres, sigles – NN, ABS, ECA, NA –, de post-it, d’annotations, de « ! » et de « ? » ; le second sur le rectiligne logiciel de saisie de notes et appréciations trimestrielles. Il ne me reste que quelques jours pour faire entrer le premier dans le second. C’est une tâche impossible.

Coup d’œil sur le logiciel : raide comme un tableur, incontestable comme la donnée chiffrée (ou vice versa). Qu’on essaye de taper « En cours d’acquisition » dans son parfait alignement de petites cases, elles rougissent et se refusent. « Non noté » ? C’est la même chose…

Une note est une note. C’est-à-dire un résultat chiffré. Qu’il convient d’aligner derrière d’autres. Pour établir une moyenne. Qui sera rapportée (en colonne) à la moyenne de la classe. Elle-même rapportée (en histogrammes) à la moyenne de l’établissement. Chiffres en cascade, pas de place pour des acquisitions en train de se faire, du temps passé, perdu ou dépensé, des histoires…

 

Pointillés…

Sur le patchwork de mon cahier, en revanche, difficile de suivre une ligne de notes du doigt, de décembre à mars. Qu’on s’y essaye et elle raconte des parcours – de combattants, parfois – dont les silences importent autant que les données.

Il y a des trous sur la ligne de notes de Marion. Petite santé, elle est là en pointillé. Quand elle revient pour une évaluation, je lui permets d’utiliser le manuel ou lui dis de faire ce qu’elle peut – et dans mon cahier j’inscris NN. Non notée.

Anna ne s’intéresse qu’à son vernis à ongles et au harcèlement qu’elle impose sur Facebook à son ex-meilleure copine. Quand j’ai enfin réussi à les mettre toutes les deux au travail pour « raconter une semaine aux Jeux « , comme une trêve olympique entre elles, une surveillante vient les chercher pour un entretien chez la CPE : il reste un vide, une absence, dans la ligne de notation.

Si mon collège était désigné pilote pour des classes sans notes, permettrait-il autre chose – serait-ce l’ordalie, la guerre avec les parents, la chienlit ?

 

Raconter ensemble

Laissons ces lignes de notes mitées là où elles sont, et rabattons-nous sur l’onglet des appréciations. Le logiciel permet de créer une « banque d’appréciations », afin de faire du copier-coller, gagner du temps, uniformiser les profils. Il laisse peu d’espace en revanche pour formuler un bilan circonstancié des connaissances et des compétences acquises. Ou en cours d’acquisition. Ou pas acquises. Moins encore pour rendre compte de ce qui s’est joué à chaque heure de cours ; de ce qui a grandi, mûri, et demande encore à être nourri…

Erwan et Solène, sévèrement dyslexiques, excellent dans la prise de note dessinée : sans note, je traduis ça comment ? Un petit sketch-noting dans la case des observations ?

Et comment raconter le trimestre d’Alain ? Hum… Alain est dyspraxique, il commence tout juste à se servir de son ordinateur. Évidemment, pas question de lui demander pour l’heure de réaliser le dessin d’une cité état, par exemple… En revanche, il est super bon en carte mentale. Mais je ne note pas les cartes mentales, et n’ai pas la possibilité d’en dessiner une, dans les marges de son bulletin, pour faire le bilan de ce qu’il a appris, et de ce qu’il apprend encore. Dommage, il la comprendrait mieux…

Damné logiciel ! Comment les élèves pourraient-ils entendre la simple observation que je leur adresse ici, quand je déploie des dizaines d’outils, hors de ce bulletin, pour leur apprendre à apprendre, à comprendre ?

Serait-ce mieux si nous avions mis en place dans mon collège le LPC, ce Graal de l’évaluation par compétences ? Sa liste d’items aurait-elle permis de raconter une progression, une régression, des échecs, des paliers, comme nous racontons une histoire avec les élèves, le long d’une frise chronologique inscrite sur méograph ?

 

Co-évaluer ?

Une petite voix entendue cent fois en salle des profs prétend que « de toute façon, les appréciations, ça ne sert à rien, les parents et les gamins ne se soucient que de la note. Et puis, comme on ne fait plus redoubler, hein…  » Ce n’est pas complètement faux, sans doute. Dès cette semaine mes élèves vont me demander : « Madame, vous avez nos moyennes ? » Ils se satisferont, pour beaucoup, d’avoir au moins 10/20. Et cette obsession de la moyenne gommera chez eux – provisoirement j’espère – toute capacité d’auto-évaluation.

Il arrive a contrario que nous passions deux heures, eux et moi, à corriger un devoir, puis parfois à corriger leurs corrections. Mes progressions intègrent aussi, très régulièrement, une démarche de retour sur les travaux en cours. Leur capacité d’auto-évaluation doit alors se compléter par une capacité, essentielle, à revenir sur ce que chacun a fait, pour expliquer comment chacun a fait – ce que nous appelons la métacognition : savoir que je sais suppose de savoir comment je sais.

Dans le domaine des intelligences multiples que je tente de déployer dans tous leurs apprentissages, c’est un pan fondamental de l’intelligence intra-personnelle. Sommes-nous obligés, eux et moi, de laisser de côté cette intelligence pour leur évaluation trimestrielle ?

Alors quoi ? Coller des post-it sur chaque bulletin ? Renoncer ? Utiliser edmodo, pour co-évaluer le trimestre avec chaque élève, et faire figurer cette co-évaluation dans les observations ? Pourquoi pas ? On peut apprendre, et apprendre à apprendre. On peut apprendre à s’évaluer. Il faut peut-être même apprendre à apprendre à s’évaluer…

Pour l’heure, les petites cases sur mon ordinateur flambant neuf ignorent ces questions. Elles m’attendent.

Juliette Villeminot

 

Des expériences et une réflexion sur l’évaluation sans note :

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/pages/2014/08/18082014article635439482402722245.aspx

http://www.cahiers-pedagogiques.com/Evaluer-sans-note

 

Une réponse

  1. Bonjour Juliette,

    J’ai eu le sourire aux lèvres tout au long de ton article. Comme une impression de déjà vécu! Voici le billet que j’ai rédigé il y a quelques semaines pour le petit journal des profs dans la section TICE :

    http://www.lepetitjournaldesprofs.com/les-dessous-du-bureau-du-professeur/

    Un chose est sûre, beaucoup de profs sont face aux mêmes problematiques et peu de personnes de l EN ne propose de réels solutions utilisables et suffisamment flexibles pour s’adapter aux pratiques variés des enseignants. Dans tous les cas ton billet montre bien que le problème ne vient pas d’un manque d investissement, de créativité ou bien de competence des enseignants ! Allez, disons que le mammouth avance à son rythme …

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