« Leuk », un emblème de classe moyenne

En novembre 2011,  la CBAO (une banque sénégalaise à capitaux marocains) a déployé dans Dakar une campagne publicitaire pour un crédit à la consommation.

« Leuk » (lièvre en wolof), c’est avant tout une référence culturelle nationale. Les générations sénégalaises ont en effet appris à lire à travers les récits du lièvre malin écrits en partie par LS Senghor, père de l’indépendance. Mais à travers l’affiche publicitaire, ce symbole identitaire incarne également les caractéristiques d’une classe moyenne émergente.

On se situe en effet dans une gamme sociale intermédiaire entre ceux -ultra majoritaires- pour qui une voiture (neuve de surcroît) reste un rêve inaccessible et les plus fortunés qui n’ont guère besoin d’emprunter, surtout sans apport, pour acquérir un tel bien.

Par ailleurs, l’existence même d’une campagne publicitaire suppose une réalité quantitative : on cherche à atteindre un large public qui ne saurait se limiter à la upper class. Telle est la classe moyenne dans Dakar, de plus en plus présente à défaut d’être majoritaire, loin des réalités de la pauvreté du Sénégal (IDH à 0,5) , loin aussi de l’ imagerie dominante d’une Afrique toujours misérable.

 « Leuk » décline résolument un concept de modernité : à l’automobile achetée à crédit, on associe une famille à deux enfants que l’on met au premier plan. Voilà un net décalage avec des chiffres de fécondité à 5 enfants par femme pour le Sénégal et à 4 enfants par femme en milieu urbain. Mais le modèle est bien là pour le public concerné, récurrent dans les affiches publicitaires : une famille moderne est composée de deux parents-deux enfants.On relèvera la différence de taille et d’âge bien marquée entre les deux enfants, témoin d’ un espacement et donc une probable planification des naissances. (voir par ailleurs  « Espacer les naissances rapproche du bonheur »)

Observons également la tenue vestimentaire : décontractée pour les deux enfants, chic pour les deux parents. Le père,  affublée d’une chemise-cravatte-boutons de manchettes, fait figure d’homme d’affaires en même temps que de mari attentionné et bon père de famille.

« Leuk » ne saurait se contenter d’une belle automobile. On le retrouve avec sa famille (ce « luky Leuk » n’est jamais solitaire) devant un réfrigérateur et un lave linge.

Le lave-linge est en lui-même une révolution de mentalités et un emblème de modernité. Dans le contexte local, laver les vêtements est habituellement une tâche qui incombe au personnel domestique(le terme de « bonne » est largement répandu). Utiliser un lave-linge même dans les milieux les plus aisés était impensable il y a quelques années.

Le réfrigérateur est lui un équipement banal mais celui que l’on affiche, un king size à l’américaine, l’est beaucoup moins.

Famille moderne, équipement moderne, tel est l’étendard de Leuk, monsieur middle class.

Observons toutefois que la tenue traditionnelle (le boubou) s’est substituée aux habits de la précédente image. Il faut aussi faire écho à l’identité culturelle sénégalaise et souligner une compatibilité entre tradition et modernité.

Suivons maintenant les lièvres jusqu’au salon de leur tanière.

 

Les voici,  dans l’ambiance chaleureuse de Noël, confortablement assis sur un large canapé, nullement étonnés de côtoyer un conifère enneigé en pleine Afrique tropicale. Comme il se doit, les cadeaux sont au pied du sapin décoré.

Noël…dans un pays à écrasante majorité musulmane (90%), tel un standard festif mondialisé. Il est bien ici question de faire « comme partout dans le monde », quelle que soit l’identité culturelle.

Rappelons par ailleurs que nous sommes au début du mois de novembre : on sort tout juste de la grande fête musulmane de la Tabaski (l’Aïd) qui a engagé dans les familles des dépenses souvent considérables. Pas de répit dans cette course effrénée  -de lièvres diront certains- à la consommation.

On n’en oubliera pas le corollaire que rappelle chacune des affiches : l’endettement, tel un prix à payer pour rentrer dans la modernité.

Dans un contexte macro-économique de crise majeure, on ne saurait occulter sous le masque du lièvre un risque de nouvelle misère sociale, le surendettement.

Un pouvoir d’achat croissant lié au recours au crédit, une course à la consommation dans une quête de modernité,une forte perméabilité à la mondialisation associée au maintien d’une identité culturelle, une fragilité due à l’endettement, telles sont les caractéristiques d’une classe moyenne émergente au sein d’une capitale africaine perçue à travers une campagne publicitaire.

Au delà de cette analyse, on observera que Leuk, aussi malin soit-il, a pris le risque de vanter un monde d’opulence sans visage humain.

 

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