Dakar au début du XXème siècle : une ville coloniale marquée par la ségrégation

Source principale : une carte topographique datée de 1923

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Quel est l’intérêt de ce document cartographique? Hormis sa date qui remonte aux origines coloniales de Dakar, il offre une grande précision et de nombreux détails avec une échelle au 1/10000ème.

Localisation par rapport à l’ensemble de l’agglomération actuelle (Superposition sur image GE)

La légende

On remarque la présence

  • d’ éléments naturels (étangs, marais, sables, etc…),
  • d’ espaces verts et nourriciers (Pépinières, potagers),
  • de voies de transports (routes empierrées ou non, voies ferrées)
  • d’éléments culturels reflétant la dualité entre présence coloniale (Cimetière chrétien) et indigène (Cimetière musulman).

La liste alphabétique des services

On identifie des éléments administratifs courants (Mairie, Postes, Commissariat, etc…) mais aussi des fonctions de commandement supérieures (Banques AOF/AEF) rappelant que Dakar était la capitale de l’AOF depuis 1903. L’empreinte coloniale (Ecole, Eglise, Hôpital) est évidemment très marquée.

A noter par ailleurs la présence d’un « lazaret » (établissement de mise en quarantaine des passagers, équipages et marchandises en provenance de ports où sévissait la peste) qui rappelle que la présence d’un port signifiait aussi un danger de contamination venu du reste du monde. Il est assez logique de constater que cet établissement se situait en marge de la ville, à l’extrême sud, vers le cap Manuel.

Ce que montre la carte

a) Un noyau urbain adossé au port

On y perçoit entre autre

  • un marché central couvert (aujourd’hui le marché Kermel)
  • une place principale (aujourd’hui « Place de l’indépendance »)autour de laquelle s’organise un plan en damier
  • le palais du gouverneur, aujourd’hui palais présidentiel

b) Un quartier indigène jouxtant le noyau urbain

On observe les figurés de l’habitat qui laissent penser qu’il s’agit de cases. (Voir légende : « habitat indigène »). Le plan de la voirie est organisé en damier mais la disposition de l’habitat semble anarchique. Au coeur de cette zone, les rues elles-mêmes ne sont pas « empierrées » (Voir légende) . Notons aussi la quasi absence de services mentionnés par des numéros. Tout contraste avec le quartier central que l’on peut supposer être le quartier colonial.

c) Une présence militaire encadrant le quartier indigène

Voir « Madeleine I et II » au sud et nord de la carte. Cette présence militaire rappelle que Dakar est une position stratégique à défendre mais on peut penser par ailleurs à la fonction de surveillance d’un quartier indigène capable de sédition.

d) Un quartier indigène adossé à une zone industrielle et portuaire

On peut légitimement penser à un lien direct entre habitat et activités. Il pourrait s’agir d’un quartier informel d’ouvriers et dockers. Observons dans la zone résidentielle l’absence de voirie et la disposition anarchique d’habitations sous forme de cases. Notons par ailleurs que l’activité économique est doublement associée au port et au transport ferroviaire. La gare semble alors plus une porte de marginalité que de centralité.

e) Un quartier indigène nettement séparé de la ville

Portant le nom de Médina (référence à l’identité musulmane de la population indigène), ce quartier est structuré en un plan en damiers avec des îlots de taille identique. Distant de l’agglomération, relié à elle par une voie rectiligne et empierrée,  il en est séparé par une sorte du muraille verte constituée de pépinières et vergers. Il est aussi relié à un cimetière musulman, construit en lieu et place d’un ancien cimetière (voir image du c) , à l’écart de toute zone agglomérée.

Recourir aux travaux d’un historien pour interpréter la carte

Référence historique :

Ce que nous apprennent l’historien et les documents d’archive (Lire la sélection d’extraits ci-dessous)

  • Une peste de forte ampleur a sévi à Dakar en 1914. Elle s’inscrit dans un contexte plus général d’épidémies récurrentes -fièvre jaune et choléra en plus de la peste.
  • Cette peste a donné lieu à la destruction d’habitations indigènes pour enrayer l’épidémie. Celle-ci a suscité des réactions hostiles et violentes de la population contre les autorités coloniales
  • Parallèlement aux destructions fut créé « un camp de ségrégation » à l’origine du quartier de Médina. Décret de mai 1914 : « construction d’un boulevard de cent mètres et au-delà un village indigène selon des règles rigoureuses. Le nouveau village sera formé de carrés qui seront séparés par des avenues de 20 mètres de largeur. »
  • La muraille verte observée sur la carte correspondrait selon toute vraisemblance au projet « d’un vaste jardin » en lieu et place d’habitations détruites.
  • La partie déjà agglomérée présentait une dualité entre le quartier européen et le quartier indigène, la césure étant identifiée par la rue Vincens. (« L’arrêté du gouverneur du Sénégal proclama contaminé de peste uniquement le quartier indigène de la ville de
    Dakar situé ouest de la rue Vincens. »)

  • Les sources mentionnent également le quartier indigène du Parc à Fourrages (Voir description de la carte, d) qui vit ses occupants participer au mouvement de révolte contre les destructions.

Idée générale : Dakar fut une ville coloniale fortement marquée par la ségrégation socio spatiale. Celle-ci fut renforcée à l’occasion de la peste de 1914 en particulier par la création d’un nouveau village indigène (Médina) distant de la zone déjà agglomérée. Cette politique ségrégationniste n’est pour autant pas uniquement liée à la circonstance particulière d’une grave épidémie. (On peut lire dans un des nombreux manuels d’hygiène coloniale publiés au début du siècle : « Les villages indigènes constituent un danger permanent pour les Européens en raison des nombreuses maladies transmissibles dont leurs habitants sont fréquemment atteints. Aussi ne peut-on que conseiller d’édifier les habitations européennes une certaine distance des groupements indigènes. »)

Croquis d’interprétation

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Extraits de  Peste et société urbaine à Dakar : l’épidémie de 1914. M’Bokolo Elikia In: Cahiers d’études africaines, vol. 22, n°85-86, 1982

Le 13 mai 1914, avant même qu’on eût les preuves que la peste frappait particulièrement les Africains, l’ arrêté du gouverneur du Sénégal proclama contaminé de peste uniquement le quartier indigène de la ville de
Dakar situé ouest de la rue Vincens. Ce fut seulement le 24 juillet que la déclaration d’épidémie s’étendit à l’ensemble de la ville, y compris aux quartiers européens. Pendant toute la durée de l’épidémie, les mesures prévues (passeport intérieur, obligation de la vaccination, destruction d’habitation) ne s’appliquèrent qu’aux personnes de race non européenne.

Ce qui provoqua les réactions les plus violentes et les plus durables, ce furent les mesures imposant la destruction des maisons et le déguerpissement de leurs occupants

Les idées ségrégationnistes commencèrent se répandre partir de 1900-1902. Ceux qui s’en réclamèrent invoquèrent toujours des raisons sanitaires. D’ailleurs, des médecins réputés apportèrent vite une sorte de caution scientifique à ces attitudes. On peut lire dans un des nombreux manuels d’hygiène coloniale publiés au début du siècle : « Les villages indigènes constituent un danger permanent pour les Européens en raison des nombreuses maladies transmissibles dont leurs habitants sont fréquemment atteints. Aussi ne peut-on que conseiller d’édifier les habitations européennes une certaine distance des groupements indigènes. »
L idée est exprimée avec plus de netteté encore dans un rapport légèrement postérieur épidémie de peste. On proposait « la construction à quelque distance de l agglomération principale dakaroise un village dans lequel la population indigène peut vivre selon ses habitudes sans être astreinte des mesures d’hygiène et de prophylaxie incompatibles avec son degré de civilisation et sans constituer néanmoins un foyer de propagation de germes pathogènes comparable à celui qui résultait de sa présence au milieu de la ville européenne. » (Projet de décret sur le village indigène de Médina, 1916)

Le 18 mai 1914, le comité d’hygiène placé sous autorité du maire présentait un projet tout fait radical : destruction des quartiers africains, aménagement à la place d’un vaste jardin. Les destructions se poursuivirent sans relâche de mai à décembre 1914.

La population de Dakar accueillit très mal ces destructions Ce ressentiment apparaît dans une pétition envoyée au gouverneur général deux années après épidémie : « Ces décisions ne furent pas sans nous causer une grande émotion. Il nous fallait en effet quitter endroit où nous étions nés, où nos pères avaient vécu et étaient morts et où nous espérions rester nous-mêmes De plus, à cette question toute de sentiment s’ajoutait celle d’intérêts pour tous ceux d’entre nous qui avec beaucoup de peine avaient pu réaliser les économies suffisantes pour leur permettre de
construire une petite maison ou une baraque les abritant, eux et leurs familles, c’était la ruine. »

Un camp de ségrégation commença à fonctionner en août 1914. L’emplacement de ce camp qu’on allait très vite appeler le village de Médina avait été mal choisi. Le lieu était en effet connu sous le nom lebu de Tilène
Les vieux indiquaient il était tabou parce que les Lebu l’avaient occupé jadis mais que décimés par une mortalité excessive et inquiets de la persistance de graves maladies ils en étaient retirés Ces faits expliquent au moins
en partie la réticence constatée surtout parmi les vieux à s’installer dans le camp.

Face aux contestations à l’encontre des destructions de cases, on fit un gros effort financier (indemnités d’expropriation) pour apaiser la population.

Ce qui semble avoir été déterminant dans les réactions africaines est le sentiment que l’administration voulait mettre profit l’épidémie pour régler ses comptes avec la population et renforcer sa domination et son réseau d’inégalités. 

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