Avant que j’oublie, Anne Pauly

Avant que j’oublie, Anne Pauly, Verdier

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Résumé

Il y a d’un côté le colosse unijambiste et alcoolique, et tout ce qui va avec : violence conjugale, comportement irrationnel, tragi-comédie du quotidien, un « gros déglingo », dit sa fille, un vrai punk avant l’heure. Il y a de l’autre le lecteur autodidacte de spiritualité orientale, à la sensibilité artistique empêchée, déposant chaque soir un tendre baiser sur le portrait pixelisé de feue son épouse ; mon père, dit sa fille, qu’elle seule semble voir sous les apparences du premier. Il y a enfin une maison, à Carrières-sous-Poissy et un monde anciennement rural et ouvrier.

De cette maison, il va bien falloir faire quelque chose à la mort de ce père Janus, colosse fragile à double face. Capharnaüm invraisemblable, caverne d’Ali-Baba, la maison délabrée devient un réseau infini de signes et de souvenirs pour sa fille qui décide de trier méthodiquement ses affaires. Que disent d’un père ces recueils de haïkus, auxquels des feuilles d’érable ou de papier hygiénique font office de marque-page ? Même elle, sa fille, la narratrice, peine à déceler une cohérence dans ce chaos. Et puis, un jour, comme venue du passé, et parlant d’outre-tombe, une lettre arrive, qui dit toute la vérité sur ce père aimé auquel, malgré la distance sociale, sa fille ressemble tant.

La presse

Son entourage lui conseille de «tourner la page». Sous-entendu trier, jeter et encore jeter, faire le vide dans la maison de son père tout juste mort. Le premier jour elle résiste, à la façon, dit-elle, du Bartleby de Melville : «Moi, je préférais ne pas.» Pendant deux heures, au lieu de ranger, elle enregistre les bruits de l’habitation sur son portable, «craignant de ne plus jamais les entendre si quelque chose venait à changer». Une liste suit, parmi les nombreux inventaires de ce premier roman, récit de deuil dont la narratrice porte le même nom que l’auteure. Anne Pauly sauvegarde le «silence assourdissant», le «vrombissement de thermostats», les «couinements de portes», les «cliquetis des interrupteurs» et le tintement des carillons japonais.

D’autres rituels funèbres et très personnels s’imposent à la narratrice. Le père, Jean-Pierre Pauly, tendre «gros déglingo» au chapeau décoré de plumes glanées par terre, avait trouvé dans les livres un moyen d’échapper à sa terne vie professionnelle, et plutôt dans ceux venus d’Orient. Un penchant aux airs de revanche sociale, qui lui faisait aimer non seulement les carillons mais aussi les figurines de bouddhas. Alors Anne Pauly, un jour de larmes solitaires après avoir reçu une lettre d’une amie de son père qu’elle ne connaît pas, regroupe en une petite assemblée tous les bouddhas, leur adjoint une «armée de minuscules paysans japonais en corne», une foule de bibelots, des photos de famille, le fameux couvre-chef. Et devant «ce petit peuple du souvenir», elle lit à haute voix des haïkus. Le rangement dans la maison de Carrières-sous-Poissy peut bien attendre une saison de plus.

Avant que j’oublie mêle les temps. L’avant et l’après de lamort du père. Le jour du décès et l’enterrement sont racontés avec la précision tragicomique que connaissent nombre d’endeuillés. Cette stupeur qui n’empêche pas les sens d’être exceptionnellement aux aguets. Ne rien oublier, comme pour demeurer fidèle à la personne disparue, c’est tout ce qu’il reste, croit-on, n’être plus qu’une plaque sensible vivante.

Et tandis que le frère, «un mec pratique», aide Anne à vider la chambre d’hôpital où vient de mourir le père, le trivial et le sublime se mélangent encore. Il y a le rasoir plein de restes de barbe, la prothèse de jambe, la couverture polaire tachée de soupe et de sang et, par la fenêtre du septième étage, «les lumières de la ville et le ciel orangé de la banlieue». Ce sont les premières évocations du mort au passé. «Il aimait ça, les couchers de soleil. Il nous appelait toujours pour qu’on vienne les regarder.»

Qui était-il, ce gisant à la main encore tiède, «mon macchabée, ma racaille unijambiste, mon roi misanthrope, mon vieux père carcasse» ? Tout au long du livre se dessine le portrait cru et aimant d’un homme double. Il y a le père de famille tyrannique et alcoolique de l’enfance d’Anne Pauly. Et celui tendre et maladroit, repenti de l’alcool, des dernières années. La narratrice est bien seule pour ressusciter le souvenir de ce père-là, ce vieil homme contre lequel elle aimait s’appuyer pour trouver du réconfort. Le frère, lui, est engoncé dans sa colère, dans la violence transmise. Son langage est emprunté. A la sortie des pompes funèbres, il s’emporte contre sa sœur avec «des mots tout droit sortis du Trésor de la langue française». Il fustige «l’outrecuidance [de son interlocutrice] à préjuger de son opinion quant à l’inhumation». Lui veut un cercueil bas de gamme, elle, non.

De toute façon, elle a beau vouloir bien faire, le désastre guette. La messe est «la plus longue de la chrétienté», le curé s’assoupit, le corbillard est en retard et le croque-mort éméché confond Jean-Pierre et Jean-Paul. Mais l’essentiel est là. Une belle assemblée est venue rendre hommage au défunt, tout compte fait, plus apprécié qu’il ne semblait. Reste le chagrin incompressible, qui va et vient, la maison toujours à vider.

Frédérique Fanchette, Libération

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