« Que diable allait-il faire dans cette galère ? »

« Nous partîmes cinq cents, mais par un prompt renfort, nous nous vîmes trois mille en arrivant au Port ».

Le port de Barcelone.

Le car qui stoppe.

Une odeur de sueur et de pieds flotte.

Un voyage scolaire démarre.

amourgloireetbeaute

Mais remontons plus en amont. Qui n’a pas rêvé de voir ses élèves différemment, dans un contexte extrascolaire souvent révélateur des personnalités de nos jeunes, à travers un projet commun et salvateur, un groupe se formant durant cinq jours de découverte de la belle ville de Catalogne ? Une carte postale. La météo était de plus au rendez-vous.

Alors pourquoi la prof d’espagnol ne trouvait-elle pas d’accompagnateur pour remplacer Océana, enseignante en Arts, qui avait bizarrement attrapé une grave allergie au mélange de kaolin et de bentonite ? Les gens l’évitaient dans les couloirs*, comme une pestiférée au Moyen Âge. Je décidai d’accepter cette aventure, le baume au cœur et la carte vitale européenne en poche.

Je lui demandais la liste des élèves, une petite trentaine pour quatre valeureux missionnaires ; je restais cependant pour le moins interdit lorsque je voyais le nom d’un élève de ma classe de terminale, que j’avais dû voir deux fois depuis le début de l’année. Je pensais d’ailleurs qu’il faisait partie, lui, des démissionnaires.

«  Non non il est très motivé pour partir avec nous, il adore l’Espagne. »

Je ne crus pas bon de lui apprendre qu’il avait placé ce pays sur la carte européenne du côté de Dublin. Sans doute avait-il bossé sa géographie durant ses journées hors classe.

Jour du départ.

Le car arrive et les élèves sont tous là et ont revêtu leurs habits de gala ; complet Barça, Chelsea et OM (soyons chauvins en toutes circonstances) pour les garçons, jupes (ou plutôt absence de jupe) et mascara extra volume pour les filles. J’hésite entre l’entrée au Camp nou ou à la Sala Razzmatazz.

Je jette un dernier coup d’œil derrière moi.

La prof d’Arts me sourit. Un peu comme quand ma mère m’amenait chez le pédiatre faire mes vaccins.

Je m’engouffre.

Le voyage ? Très bien. Première remarque, les ados mangent. Mangent tout le temps. Je crois que la mastication scolaire ne connaît aucune limite. Sucré, salé, sucré-salé. Je m’attendais presque à voir Lucas brancher un barbeuc électrique pour faire cuire des saucisses. Les arrêts pipi-caca-clope furent nombreux (y a toujours des élèves en décalage, comme en classe, qui ont envie vingt minutes après les autres), et permirent aux élèves un ravitaillement constant en alimentation. Je pense que le patron de la station-service doit se trouver aujourd’hui aux Maldives pour écouler son magot.

Deuxième remarque. Les élèves chantent. Pas vraiment très bien. Mais surtout tous en même temps. Pourtant, ils ont pour la plupart tous des écouteurs qu’ils partagent :

« Vas-y mets celle de Kalash Criminel, tu sais où nous trouver, elle tue ! »

Entre ROHFF et GUIRRI MAFIA, mon cœur balançait déjà.

Non, Lucas on peut pas mettre un film de cul pour passer le temps.

Non Lucas. Même s’il a été tourné à Barcelone.

Des mots qui font rêver

Nous arrivons à l’hôtel et là nous assistons au plus grand numéro d’équilibriste qu’un professeur doive faire en voyage. Sans filet. Et. Avec le sourire.

Il doit rappeler aux élèves les groupes pour les chambres.

Et là.

C’est le drame.

Avez-vous déjà oublié de regarder Amour, gloire et beauté durant une semaine ?

 

Car durant le voyage.

Alors que vous étiez en pleine contemplation du paysage en écoutant « Elle a mal aux reins quand je la démonte », vous n’avez pas remarqué :

 

 

 

Bref les tergiversations commencent, bien entendu en plein hall de l’hôtel et il devient préférable de continuer ces âpres discussions dans les couloirs, car même si le personnel n’est pas francophone, il y a un langage corporel universel. Tout se règle bien entendu à l’amiable. Les profs trouvent des solutions de remplacement et les élèves partent en maugréant que de toute manière le séjour il est carrément bidon. Nous sommes le premier soir.

Première nuit de garde. Je me sens comme John Wayne dans Fort Alamo, déambulant dans les couloirs vides afin qu’aucun Mexicain ne franchisse les frontières autorisées. Smartphone en main en mode lampe de poche, j’attends que Morphée veuille bien taper à leur porte. Échec. On me fait signe que Morphée n’est pas sur la région, il est en déplacement.

J’ai peur d’entrer dans les chambres et de me retrouver dans un tripot new-yorkais, un hammam nicotinique ou un bordel de Jakarta.

S’ensuit donc un douloureux combat dont ils sortiront vainqueurs puisque harassé, je me couche vers quatre heures du matin ; et les époux Vaujour se retrouveront sans doute quelques minutes plus tard… Une légende urbaine raconte que si un enfant naît d’une idylle durant un voyage scolaire, c’est l’enseignant le parrain de l’enfant.

Je prie pour ne pas avoir à passer chez Vertbaudet au retour.

 

Quelques heures, pardon minutes, plus tard…

 

Forcément en voyage scolaire, le problème c’est le jet lag.

Les enseignants se couchent à quatre heures pour se réveiller à huit, fourbus.

Les élèves se couchent à sept et refusent de se lever à neuf, déçus.

 

On se lève, on les bouscule, ils se réveillent pas…

 

Donc s’ensuivent souvent de grandes incompréhensions entre l’adulte qui doit tenir son voyage et ses visites sur le programme et l’ado, le regard vitreux, qui l’observe avant de lui lancer des :

«  La Sagrada QUOI ? Tu crois je vais me lever pour un truc en construction ? Vous me réveillez quand c’est fini ouais ! »

«  La fondation Miro ? Non mais monsieur vous m’avez bien vu ? »

 

Une fois sur place, tout va déjà mieux. Enfin si l’on excepte le fait que l’élève en voyage n’a pas intégré qu’il était dans un pays étranger et se comporte exactement comme s’il était chez lui, traversant n’importe comment aux passages non protégés (les automobilistes espagnols n’ont que faire du concept de l’ado égaré, ils foncent) ; ou se prenant en photo continuellement, moue boudeuse ou en mode langue apparente. Peu importe qu’il soit au stade du Barça ou au parc Güell devant « le lézard chelou »…

Il reste TOUJOURS ET ENCORE EN SELFIE.

 

On pourra toujours discerner un bout du lézard derrière le signe de JUL.

 

Des moments de vie, des moments de partage qui soudent le groupe de professeurs à jamais, et qui soudent également les élèves, pas vraiment dans les situations que l’on pensait mais c’est cela la joie de notre métier : L’IMPRÉVU…

 

Les jours passent, la fatigue et le manque de sommeil s’accumulent. Le voyage scolaire, c’est un radeau qui oscille en Charybde et (Mohamed) Scylla, et je me rends compte à quel point la pédagogie est mise à rude épreuve dans des moments impossibles à vivre en contexte scolaire…

 

 

 

Retour en car. Pas un bruit.

On entend juste Lacrim susurrer du bout des lèvres.

Tous ont râlé mais beaucoup, si ce n’est pas tous, nous remercient en descendant du car avant de sortir leur portable et enfin profiter du réseau français pour mettre leurs photos sur les réseaux sociaux. Sur certaines les profs apparaissent.

Et à la place de « vieux », j’apparais sous le patronyme du « sang ».

Honneur ultime.

Elle a bien eu tort la prof d’Arts.

Elle sait pas ce qu’elle a loupé.

 

Je vous laisse, j’ai 50 heures de sommeil à rattraper.

 

Une chronique de Frédéric Lapraz

*La prof d’espagnol, pas celle d’Arts.

2 réponses

Laisser un commentaire

buy windows 11 pro test ediyorum