Le coup du débat

08h30

Monsieur, on peut faire un débat ?

Mon rythme cardiaque s’accélère. Je suis en plein dans ma séance sur Caligula. J’allais commencer à m’emporter en mode soliloque sur l’absurdité de la vie vue par le personnage. Et là.

caligula

Silence.

Je me demande sur quoi, sur qui va porter la prochaine digression. Ça pouvait aller partout à la fois, et surtout dans les recoins où on espérait ne jamais aller. Le dernier match de ligue 1 ou le dernier patin de Jessica des Marseillais.

Droit au but.

« Monsieur vous allez voter quoi aux élections ? Y a les élections ? Vous allez voter ? Vous votez Fignon ? AHHHHHHH suis sûr le prof il vote Fignon ! »

Voila. Le choc est moins dur que prévu, j’évite le coup du lapin pédagogique et je peux même, par un mouvement digne de Philippe Petit, le rattacher à un morceau de mon référentiel. Reste comme d’habitude à débroussailler tout ça.

Ou parler de la tendresse de Caligula pour le Sénat.

«  Hé c’est pas Fignon c’est Fillon espèce de gros zouave, fais pas le mec qui connaît, BFM tu crois c’est une station radio de ta mère. »

Voilà.

Débroussailler et instaurer la parole de l’élève. Puis gérer cette parole et l’échange en classe. Donc déjà établir les faits. Situer les élections.

Et demander pourquoi je voterais Fignon, tout d’abord.

«  Ché pas vous êtes français, il kiffe les Français les blancs là, les cathos les gens en costume tout bien mis. »

Donc là déjà on est entré dans le débat politique. Avec son cortège d’archétypes et de lieux communs, relayés par les réseaux sociaux et leur vérité indubitable.

«  Trump il va instaurer la purge. »

Ou

«  Si Marine elle passe Monsieur on dégage tous ? ça nous renvoie chez nous ?

– Le prof sa classe elle va être vide, y aura que Lucas ce gros bauge ! »

 

Lucas râle et se dit Chaoui (à mon avis Le Gerrec c’est pas gagné). Et là je dois reprendre le concept de Français. Identité et diversité.

Finalement je suis vraiment dans le référentiel. Peu à peu, le débat s’installe. Dans un bruit pédagogique constant que ne renierait pas l’Assemblée Nationale, mais il est très intéressant de décrypter les paroles de nos jeunes sur la Politique et on se rend ainsi vite compte qu’on assiste à un fourre-tout d’approximations, de mensonges éhontés et répétés sans aucune distance ; le tout mêlé à des éléments tout à fait tangibles et rationnels.

Le tradi

« Ouais Monsieur vous voyez pas ils sont tous pourris vos gars-là ; moi j’y vais pas voter sérieux vais pas me déplacer pour pas un ; ça va changer quoi à ma vie à moi ? » (Message entendu ce matin à la machine à café ou dimanche dernier lors du repas de famille.)

 

Le gossip

«  Vous avez vu l’autre il sort avec sa prof, Monsieur vous imaginez vous pouvez serrer Ségolène Royal. » (Oh oui Djamal vends-moi du rêve !)

 

L’occulte

«  De toute manière Hollande Sarko tout ça c’est tous des illuminatis et ils sont commandés par des gens dans l’ombre qu’on connaît pas. » (Tais-toi, on est surement écouté en classe par eux.)

 

Le fait froid dans le dos

« Monsieur moi je vous dis, je vote Le Pen, faut la France elle soit aux Français d’abord ; dans notre pays on est bien faut pas le laisser aux Roumains aux feux rouges, moi veux pas les aider ces gens-là, on les renvoie chez eux direct. » (Amine, je t’offre une pastille Vichy ?)

 

Et dans tous ces moments là, à la fois cocasses ou profondément dérangeants, il faut garder sa stature enseignante, afin de les aiguiller parfois, les questionner. Écouter plus que raisonner.

Car mieux vaut l’expression que le silence. Une fois la parole libérée, on peut discuter ensemble.

 

10h05 : Fin de mon cours. Finalement j’ai davantage travaillé que prévu. Et tout le monde repart avec son petit schéma de l’Assemblée nationale avec les partis politiques coloriés de couleurs différentes. Fun et ludique. Les élèves partent en parlant de ce qui a été abordé en classe. On parlera du patin de Jessica en cours de maths plus tard.

Assis au fond de la classe, seul Caligula fait un peu la gueule.

Voilà qui lui donnera une autre raison de ne pas aimer la vie, à celui-là.

 

«  Non mais le prof, il doit voter quoi alors, il nous a pas dit finalement c’est quoi son vote ; il a dû voter De Gaulle c’est certain. »

«  Il est pas si vieux, t’as cru c’était ton père le prof ?? »

«  Viens on lui demande quel âge il a au prochain cours !! »

«  Ouais ! Comme ça on fait débat et on fait pas cours. »

Trop forts.

Une chronique de Frédéric Lapraz

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