Le retour des années 30 et la montée du fascisme ?

Dans l’actualité, et notre chef d’État en premier lieu ne cesse de nous mettre en garde contre un retour des populismes en faisant le parallèle avec les années 30 et la montée du nazisme. Qu’en pense les historiens?

Pascal Ory : « Au fascisme des années 1930 répond aujourd’hui le populisme »

L’analogie entre les années 1930 et les années 2010 établie récemment par Emmanuel Macron n’est pas infondée, estime l’historien, qui propose, dans une tribune au « Monde », une grille d’analyse commune aux deux périodes.

Le regard analogique, fondé sur une analyse si peu que ce soit structurelle des années 1930, voit alors se cristalliser sous les yeux de l’observateur trois figures sociales résumant assez bien le sens politique de la période. On les appellera ici « menace », « réaction » et « crise ». Les guillemets sont là pour rappeler qu’il s’agit de dynamiques susceptibles d’une interprétation en termes tout à la fois de « réalité » et d’« imaginaire ». (…)On devine comment ces trois termes ont déterminé la culture politique dominante des années 1930. La menace s’appellera « bolchevisme », à la fois « grande lueur à l’Est » et cristallisation de la peur sociale. La réaction s’appellera « fascisme », la seule grande idéologie politique inventée par le XXe siècle, qui réussit à synthétiser le double héritage de valeurs de droite, extrémisées, dans un style de gauche, extrémisé de même. Point commun de ces deux termes : la radicalité, qui est le croisement de l’utopie et de la guerre. La crise, enfin, est, depuis 1929, un modèle de crise économique, qui n’a pas fini de servir aux historiens, aux idéologues, aux artistes.  (…)

La « menace » (positive-négative, on l’a vu) s’appelle islamisme – notons, à ce stade, qu’elle est loin d’être l’apanage de l’Occident : le plus grand parti politique du monde actuel, le Parti du peuple indien (BJP), au pouvoir à New Delhi, est vigoureusement antimusulman. La « réaction » s’appelle évidemment populisme, catégorie dont on a proposé ailleurs une définition qui délimite un large espace au sein duquel le fascisme de l’entre-deux-guerres trouve toute sa place.

Quant à la « crise », générale et génératrice, elle n’est pas fondamentalement économique – et c’est là toute la différence, incluse dans la ressemblance – mais écologique, et elle durera assurément plus de dix ans.

On objectera que tout ce qui a changé depuis quatre-vingts ans relativiserait l’analogie. Il n’en est rien. L’urbanisation, la communication universelle et l’individualisme sont éminemment compatibles avec des effets de masse, des radicalités affrontées et le choix rassurant d’un refuge collectif sous l’égide d’une autorité indiscutable. L’actualité politique mondiale nous rappelle à l’ordre de ce désordre établi : après tout ce fut, dans l’histoire, le mode de fonctionnement de la plupart des sociétés humaines.

Pascal Ory, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, est l’auteur de Du fascisme (Perrin, 2003) et de Peuple souverain – De la révolution populaire à la radicalité populiste (Gallimard, 2017). Il est l’un des invités du 29e Festival international du film d’histoire de Pessac (Gironde), qui se tiendra du 19 au 26 novembre et dont le thème sera « 1918-1939, la drôle de paix ».

Le Monde , 10/11/2018

Autre point de vue :

 La thèse d’un retour aux années 1930 est insoutenable »

D’inquiétantes similitudes existent bien avec la situation de l’entre-deux-guerres, mais rien ne permet aujourd’hui de dire que l’Europe est entrée dans le même engrenage mortifère, estime l’historien Serge Bernstein dans une tribune au « Monde ».

Les années 1920 et 1930 sont donc celles d’un effondrement de ces éphémères démocraties libérales dans toute l’Europe centrale (à l’exception de la Tchécoslovaquie), balkanique, méditerranéenne, orientale. Et cela au profit de régimes nationalistes, autoritaires ou totalitaires, volontiers agressifs envers leurs voisins et prêts à conquérir par la force les frontières de leur rêve. Le processus est enclenché qui conduira, la crise économique des années trente aidant, à un nouveau conflit mondial en 1940.Est-ce à dire que l’Europe d’aujourd’hui est entrée dans cet engrenage mortifère ? Ainsi exprimée, la thèse est insoutenable. L’histoire n’est pas une science exacte où les mêmes causes produiraient automatiquement les mêmes effets. Entre les unes et les autres s’interpose la contingence, propre aux entreprises humaines, mais aussi les mutations de tous ordres (scientifiques, technologiques, économiques, sociales, politiques, intellectuelles, éthiques…) apportées par près d’un siècle d’évolution de l’humanité. En d’autres termes, l’Europe du XXIe siècle n’est plus celle du XXe siècle. Les avancées technologiques de la fin du XXe siècle ont raccourci les distances au sein de la planète et l’instantanéité de l’information permet à tous ceux qui ont l’équipement et les compétences nécessaires de suivre les événements qui se produisent à l’autre bout du monde et de communiquer en quelques instants avec des interlocuteurs résidant à des milliers de kilomètres.

Cette ouverture au monde se substituant à l’horizon limité d’Etats retranchés derrière des frontières étroitement protégées n’est pas sans conséquences sur les mentalités individuelles. La mondialisation de la connaissance se retrouve à d’autres niveaux. L’ONU, si elle n’est pas la garante du maintien de la paix qu’espéraient ses fondateurs, a réussi, mieux que la SDN, à devenir le forum où se rencontrent des adversaires qui s’invectivent oralement plutôt que de recourir aux armes. L’économie, jadis fractionnée par les pratiques protectionnistes, n’a cessé de se libéraliser depuis la fin de la seconde guerre mondiale, permettant une fulgurante croissance des échanges internationaux. La découverte des horreurs engendrées par la guerre a conduit à faire du respect des droits de l’homme la règle fondamentale de l’éthique internationale et à condamner toutes les formes de discrimination fondées sur la race, le sexe ou la religion.

Comment comprendre dès lors les craintes présidentielles ? S’agit-il seulement d’agiter, dans un but électoral (celui des élections européennes de mai 2019), l’épouvantail d’un retour à la vague nationaliste, totalitaire et antisémite des années 1930, annonciatrice de la seconde guerre mondiale ?(…)

Dans les deux cas, on retrouve une situation économique dégradée. Celle qui est issue au XXIe siècle de la crise américaine des subprimes, née elle aussi des excès spéculatifs d’une finance dérégulée, s’est elle aussi propagée à l’ensemble de la planète. Comme dans les années 1930, les effets sociaux de la crise on atteint prioritairement les classes moyennes (indépendantes dans les années 1930, salariées aujourd’hui) qui constituent l’assise de la démocratie libérale. Et la crainte du déclassement social a conduit la fraction la plus vulnérable de ce groupe à prêter une oreille attentive aux thaumaturges des formations politiques radicales qui prétendent détenir les solutions miracles pour redresser la situation.

Est-ce à dire que le fascisme est à nos portes ? Sans doute pas, il appartient à une autre époque. En revanche, on constate dans les derniers mois la poussée en Europe d’un nationalisme identitaire et exclusif qui se nourrit des peurs sociales pour pratiquer des politiques autoritaires faisant bon marché des droits de l’homme comme de l’indépendance de la justice, jetant un regard indulgent, voire clairement révisionniste, sur les errements totalitaires des années 1930, et laissant s’exprimer sans réagir la xénophobie, l’antisémitisme et un racisme rampant.

Si l’Union européenne a assuré à ses membres près de trois quarts de siècle de paix et de prospérité économique, cet inquiétant courant tourne bel et bien le dos à ses valeurs fondatrices. Et elle ne dispose que de moyens limités pour imposer ses règles à des Etats qui n’y ont adhéré que pour obtenir la protection militaire de l’OTAN et l’aide financière et économique de l’UE, mais qui refusent, au nom de leur souveraineté, de respecter en retour les principes qui ont présidé à sa fondation. Il faut bien reconnaître que le danger n’a rien de fictif et que, si les élections européennes de 2019 enregistrent la réaction nationaliste manifestée ces derniers mois, les Européens ont bien du souci à se faire pour leur avenir.

Serge Berstein, historien, est l’auteur de « La France des années 30 » (Armand Colin, 1988) et de « Fascisme français ? La controverse » (avec Michel Winock, CNRS Editions, 2014).

Le Monde 10/11/2018

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