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De l’éloquence et du débat

Deux professeurs d’éloquence déplorent la médiocrité des débats actuels

Par Victoire Lemoigne

Publié le 25/10/2022 à 07:00, Mis à jour le 26/10/2022 à 09:30 (Source : Le Figaro)

Bertrand Périer (à droite), avocat et professeur à Sciences Po et HEC, et Guillaume Prigent, professeur d’éloquence à Sciences Po, déplorent la chute du niveau du débat public. Pascal Ito

ENTRETIEN CROISÉ – Dans Débattre, Bertrand Périer et Guillaume Prigent critiquent un débat désormais soumis aux appétits de la société du spectacle.

Bertrand Périer, avocat et professeur à Sciences Po et HEC, et Guillaume Prigent, professeur d’éloquence à Sciences Po, déplorent dans Débattre (Flammarion), la chute du niveau du débat public, gangréné par le « clash » et « l’anathème ». Le constat est amer, mais il n’est pas figé. Les deux experts en art oratoire nous proposent de « réapprendre à ne pas être d’accord ».

LE FIGARO. – Quelle est la spécificité du débat par rapport au dialogue ?

Bertrand PÉRIER. – Le dialogue n’a pas d’ambition d’action. Il vaut pour lui-même, tandis que le débat vaut pour l’action qu’il précède. Il suppose in fine une prise de décision. Il y a donc une forme d’urgence dans le débat qu’on ne retrouve pas dans le dialogue.

Guillaume PRIGENT. – Oui, et en plus le dialogue peut se nouer par pur plaisir de parler ou de s’écouter parler sans respect de l’autre. Or le débat a pour première condition de reconnaître à l’autre la légitimité et la valeur de sa parole – ce que le dialogue n’exige pas pour exister.

En quoi le « jaspinage sonore » que vous décrivez symbolise bien ce qu’est devenu le débat ?

G.P. – Ce terme de jaspinage – un état d’oscillation entre bavardage et vociférations – traduit bien cette alchimie malheureuse entre une volonté de polémique permanente et un goût pour le fait de s’écouter parler. Le mot débat se fait d’ailleurs recouvrir par celui de « polémique ». Que la forme soit criarde, si possible un peu drôle, a plus d’importance que le contenu du débat.

B.P. – Le jaspinage, c’est la dégradation du débat. On valorise aujourd’hui la polémique parce qu’elle fait vendre, tandis que le débat fait peur par son sérieux. La notion de « débat » renvoie à un échange « d’idées », d’arguments, auquel notre société, focalisée sur la performance, est assez rétive.

    « Trop souvent, on considère le débat comme un « match-exhibition », ces rencontres sportives dans lesquelles on vient voir de « jolis coups », sans souci du résultat »

Vous dites qu’il faut retrouver un « juste dosage de la théâtralité ». Quelle forme prend le débat aujourd’hui ?

G.P. – En mêlant à gros traits deux courants littéraires du XXe siècle que sont le théâtre de l’absurde et celui de la cruauté, on retrouve un peu du débat contemporain. Vous avez une forme de cruauté, et vous avez aussi de l’absurde, parce que les débats contemporains sont parfois aussi brutaux que stériles. Que peut-on espérer par exemple d’un débat sur le plateau de TPMP qui se clôt au bout de quelques minutes par un sondage non représentatif sur la peine de mort ? Ce qui est inédit, c’est que les polémiques s’enchaînent si vite qu’on se retrouve parfois à la fin d’un débat dans l’incapacité de résumer ce qui s’y est dit, et qu’un autre commence déjà pourtant.

B.P. – Trop souvent, on considère le débat comme un « match-exhibition », ces rencontres sportives dans lesquelles on vient voir de « jolis coups », sans souci du résultat. Comme un match de catch plus qu’un match de boxe. Dans cette analogie avec le catch, on retrouve aussi l’exigence de faire « comme si ». On fait aujourd’hui comme si nous avions de vrais débats : mais in fine, ce n’est pas la remise en cause de ses propres idées qui est cherchée, mais un moment de divertissement.

Ce que vous décrivez s’apparente à une société du spectacle …

B.P. – Ce qui est frappant, c’est le phagocytage du débat politique par la société du spectacle. Les politiques eux-mêmes s’y complaisent, en orchestrant leurs débats comme une émission de télévision. Nous nous sommes progressivement éloignés des principes du débat hérités de l’Antiquité, qui régissaient encore la disputatio médiévale par exemple. Pour faire un bon débat, il faut du temps, de l’honnêteté intellectuelle, et de l’expertise. Or, si on se soumet aux règles médiatiques, le temps manque car il faut une spectacularisation rapide. L’honnêteté manque souvent car on ne reconnaît pas forcément qu’on a tort. Quant à l’expertise…Aujourd’hui, on a des intellectuels sur des niches de compétence, et des chroniqueurs qui peuvent parler un jour de la guerre en Ukraine, le lendemain de l’inflation, et le troisième de la réquisition des grévistes.

G.P. – Si paradoxe il y a, il n’est pas toujours présent. Cela dépend aussi des lieux où le débat s’incarne. Certains d’entre eux limitent la tendance spectaculaire de l’émotion. Dans le cas du grand débat national initié en 2019, un de ces lieux était le cahier de doléances. L’effort de la population n’a peut-être pas été assez pris en compte cependant. Je pense aux centaines de milliers de pages de consultations rédigées par les citoyens, et envoyées aux archives départementales sans réelle restitution publique. Cela donne le sentiment d’une parole citoyenne négligée voire écartée. Sous le premier quinquennat d’ailleurs, le chef de file des députés LREM Gilles Le Gendre avait déclaré que la majorité et l’exécutif s’étaient montrés « trop subtils, trop intelligents, trop techniques ». Comme s’il était des citoyens de seconde zone, inaptes à comprendre et donc à participer au débat public… Ce qui fait penser aux mots de Bertold Brecht : « Ne serait-il pas plus simple pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ?» Quand les citoyens s’emparent du débat, c’est tourmenté, c’est difficile. Mais c’est normal, le débat ainsi. Et vouloir en limiter l’accès à quelqu’un est souvent funeste.

    « Il doit y avoir l’éducation au débat. Si on a l’ambition d’éduquer un citoyen, ayons aussi celle de lui donner les clés pour en faire un acteur éclairé du débat »

    Guillaume Prigent

Qu’est-ce que l’assignation identitaire que vous déplorez ?

B.P. – Ce qui empêche tout débat aujourd’hui, c’est l’assimilation entre «je suis » et «je pense ». Or, le débat, pour être fructueux, suppose une fluctuation des idées, donc de ne pas être réduit à ce que l’on est. François Sureau dit à raison qu’aujourd’hui « on ne débat plus, on dénonce ». Mais précisément, se contenter de « dénoncer », c’est refuser le débat, et c’est donc refuser l’idée de société, car c’est avec le débat qu’on fait la société.

G.P. – Et si l’on prolonge le propos de Bertrand, avec cette assimilation entre «je suis » et «je pense », on se retrouve dans une impasse. Autant je peux évoluer et changer d’avis sur ce que je pense ou crois, autant la tâche est plus difficile – voire impossible – sur ce que je suis, et qui est par nature plus « figé ». Il y a là une ironique déformation de la pensée cartésienne. Ce n’est plus «je pense donc je suis » mais «je ne pense que comme je suis ».

Peut-on améliorer les conditions du débat d’aujourd’hui ?

G.P. – Il faut le vouloir. Il y a quand même des espaces de débat qui survivent, des « réserves naturelles », notamment au niveau local où, et on le voit à chaque enquête sur le sujet, les élus y sont plus respectés que les élus nationaux. De même avec les PME qui inspirent deux fois plus confiance que les grandes entreprises.

B.P. – Il y a une volonté générale de débattre. Les Français ont adhéré à la proposition d’un grand débat national, d’assemblées délibérantes, de conventions citoyennes… Je ne crois en revanche pas du tout à l’idée selon laquelle la démocratie participative impliquerait que chacun donne son avis sur tout. La démocratie participative doit seulement permettre d’entendre l’opinion des citoyens concernés, volontaires et informés. C’est déjà un défi considérable, mais l’idée qu’il faudrait organiser des référendums sur tout me paraît absurde.

De toutes les mesures concrètes que vous proposez, laquelle vous semble primordiale ?

B.P. – L’éducation au débat à l’école. Apprendre tôt à se respecter, à s’écouter, à ne pas assimiler un changement d’avis à une défaite. Apprendre à ne pas être d’accord. L’éducation au débat vient beaucoup trop tardivement. On n’organise pas de débat à l’école. Pourquoi ? Parce qu’on a peur que le débat fasse des vagues. Bien sûr, il ne faut rien lâcher sur les principes républicains, rien concéder, mais il faut aussi écouter ceux qui combattent ces principes-là, ne pas les ignorer. La bonne mesure, c’est une heure de débat de société à l’école, avec de la préparation en amont, du temps d’argumentation de l’écoute et une chasse aux fake news qui polluent l’échange. Une heure par semaine, ça doit se trouver, n’est-ce pas ?

G.P. – Je suis infiniment d’accord. Il y a d’ailleurs une phrase de Danton, issue de son Discours sur l’Education, qui dit « après le pain, l’éducation est le premier besoin du peuple ». Et dans l’éducation, il doit y avoir l’éducation au débat. Si on a l’ambition d’éduquer un citoyen, ayons aussi celle de lui donner les clés pour en faire un acteur éclairé du débat.

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