Petit cours de philosophie

Le cours ci-dessous constitue une version plus concrète, plus simple et plus courte, du cours de philosophie proposé en trois parties qui se trouve sur ce blog.

 

Ci-dessous sont proposées des modélisations visant à permettre de comprendre les principales lignes de fracture qui traversent des problèmes philosophiques classiques. En utilisant trois grammaires de base, il est possible de proposer une modélisation relativement correcte de ces débats philosophiques. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans le détail et la finesse des différentes positions philosophiques (que l’on pourrait aussi modéliser en tentant de faire apparaître comment les structures élémentaires des grammaires de base s’y combinent), mais de permettre une compréhension de ces questions en montrant comment elles sont structurées par les mêmes positions de base.

L’enjeu pratique de cette modélisation est d’offrir un outil permettant à tout un chacun de maîtriser plus facilement les principaux enjeux philosophiques à l’oeuvre dans les débats de société.

            Il s’agit ainsi ici de montrer comment il est possible de modéliser les enjeux philosophiques des problèmes contemporains à partir des trois grammaires suivantes: sensualiste relativiste, matérialiste rationaliste, idéaliste.

            Ces trois grammaires partent chacune de trois hypothèses anthropologiques différentes: 1) l’être humain est un être sensible, 2) l’être humain est un être matériel obéissant à un ordre rationnel 2) l’être humain est un être à la fois matériel et spirituel.

Deux problématiques apparaissent comme particulièrement structurantes: l’opposition d’une part entre le relativisme du sensualisme et l’universalisme du rationalisme, et d’autre part entre l’immanence du matérialisme (réduction aux faits) et la transcendance de l’idéalisme (normativité).

            Cette approche se distingue de celles qui sont habituellement proposées des questions philosophiques qui tendent à aborder les positionnements relativement uniquement à une thématique, sans chercher à montrer que les problèmes autour de l’ensemble des thématiques peuvent être structurés à partir des mêmes positionnements de base. Dans le texte ci-dessous, sont présentés les positions de bases, en revanche les objections que chaque positions s’adressent les unes aux autres ne sont pas toujours exposées.

 

 

I- Epistémologie: langage et réalité


Problème: nos théories scientifiques nous donnent-elles accès à la réalité ? Nos connaissances scientifiques sont-elles vraies ?

 

Une des principales questions épistémologiques consiste dans le rapport de nos discours, et en particulier du discours scientifique, à la réalité. Les théories scientifiques nous donnent-elles des descriptions exactes de la réalité ? Nous expliquent-elles la réalité ? Si on appelle vérité le fait pour nos discours de dire la réalité, alors cela revient à se demander si nous sommes en capacité d’énoncer des vérités ?

Il est possible de prendre des exemples pour illustrer ce problème. Si on prend le cas des théories scientifiques: le Moyen-âge a appuyé sa représentation de la réalité sur le géocentrisme de Ptolémée, tandis que l’époque moderne s’est caractérisée par l’adoption de la théorie héliocentrique. De même, l’époque moderne a appuyé sa physique sur la théorie de la gravité universelle de Newton tandis que la science contemporaine est marquée par la théorisation d’Einstein de la rélativité généralisée. Ces exemples semblent plaider pour le caractère relatif et historique des théories scientifiques. Celles-ci ne seraient que les meilleurs descriptions que nous avons à un moment donné des phénomènes.

Les théories scientifiques ne décriraient pas la réalité  en soi, mais proposeraient une construction théorique possible. Mais une telle thèse pose à la fois des problèmes théoriques et pratiques. Au niveau théorique, cette théorie épistémologique selon laquelle nous ne pouvons pas produire de descriptions de la réalité est alors elle-même relative: elle ne peut pas elle-même prétendre être une théorie épistémologique vraie, en effet elle ne peut être qu’historiquement relative. Au niveau pratique, est-il possible et légitime d’accepter que nous discours ne soient plus conçus comme référant à la réalité ? Ainsi, les travaux des historiens sur la Seconde Guerre mondiale ne sont-ils que des constructions relatives ? Cette thèse apparait comme contre-intuitive: nous leurs accordons bien la portée de décrire la réalité en soi.

 

Si l’on modélise ce problème, à partir de grammaires de la philosophie, il est possible de l’analyser de la manière suivante:

La thèse selon laquelle nos discours ne sont que des représentations relatives et ne nous disent pas la réalité en soi correspond à la grammaire sensualiste relativiste. Dans sa version classique, cette position consiste à considérer que nos connaissances sont relatives à nos sensations. Ces sensations sont-elles mêmes relatives à ce qui nous est utile. En outre, fonder nos connaissances sur une induction à partir de l’observation sensible ne permet pas de produire une connaissance universelle. Une théorie tirée de l’expérience peut toujours être réfutée par une expérience future. Ainsi, la théorie selon laquelle tous les cygnes sont blancs peut-être falsifiée à partir du moment où l’on a observé des cygnes noirs en Australie.

Dans sa version postmoderne, cette grammaire sensualiste connaît un infléchissement: elle ne consiste plus à dire que nous n’avons accès qu’à des sensations, mais à affirmer que notre accès au monde est toujours médiatisé par le langage. Par conséquent, nos discours sont toujours relatifs aux valeurs culturelles, aux connotations de nos discours. La notion de paradigme scientifique contient l’idée que les théories scientifiques incluent également des valeurs.

Au contraire la thèse réaliste, selon laquelle les théories scientifiques permettent un accès à la réalité, peut-être modélisée à partir de la grammaire matérialiste rationaliste. En effet, cette grammaire consiste à supposer que par la rationalité scientifique, l’être humain est capable de dépasser la relativité de l’apparence sensible et de manière générale le relativisme de la connaissance ordinaire.

La position idéaliste est plus spécifique aux philosophes. Elle consiste à considérer que le caractère immanent du discours scientifique ne permet pas d’accéder à une connaissance absolue de la réalité. En effet, une connaissance objective de la réalité supposerait un point de vue transcendant. Par conséquent, seul un sujet spirituel, transcendant à la matière, pourrait fonder une connaissance objective de la matière. Un sujet matériel ne pourrait développer qu’une perspective relative sur le monde auquel il appartient lui-même. Ainsi, si on prend l’exemple de la démonstration en mathématique, le formalisme de la grammaire matérialiste rationaliste ne permettrait pas d’échapper au problème de la régression à l’infini des prémisses: il faudrait les démontrer à l’infini. Pour couper cours à cette régression à l’infini, la position intuitionniste de l’idéalisme consiste à saisir par intuition intellectuelle des principes premiers qui serviraient ensuite de fondement à l’ensemble de la démonstration.

L’objection matérialiste consiste à souligner le problème de différence de nature entre le sujet spirituel et le monde matériel qui constituerait une obstacle à une connaissance adéquate.

 

Si on effectue une ouverture au-delà de ces trois grammaires de base, la conception pragmatiste réaliste consiste à distinguer entre justification et vérité. Nos connaissances scientifiques sont les discours les plus rationnellement acceptables. Nos connaissances ne reposent pas sur une fondation transcendante, néanmoins ils sont orientés par une prétention à la vérité. La vérité est une situation idéale d’adéquation de nos discours à la réalité.

 

Pour aller plus loin:

Nietzsche, “Vérité et mensonge au sens extra-moral”: un texte à la frontière entre la grammaire sensualiste classique et le tournant postmoderne du linguistic turn

Le Baron d’Holbach, Système de la nature: un exemple de grammaire rationaliste matérialiste

Platon, La République, Livre VII: un exemple de réalisme idéaliste

Platon, Le théétête: une critique de l’épistémologie sensualiste relativiste

Descartes René, Les méditations métaphysiques: aux fondements de la grammaire idéaliste moderne.

Kant Emmanuel, Critique de la raison pure: un exemple d’épistémologie idéaliste.

 

II- Epistémologie des sciences humaines: Expliquer et interpréter


Problèmes: Les sciences humaines peuvent-elles s’appuyer sur les mêmes méthodes que les sciences de la nature ? Peut-on étudier des êtres humains comme l’on étudie des minéraux ?

 

La question de l’interprétation en sciences humaines recouvre deux problèmes distincts. Le premier est celui qui a déjà été abordé à travers le problème du rapport de nos discours à la réalité: les discours scientifiques en sciences humaines ne sont-ils que des interprétations culturellement relatives aux connotations de nos langues ?

Le  second problème consiste à se demander si les sciences, qui portent sur l’étude des phénomènes humains, peuvent être des sciences explicatives ou si elles supposent également une dimension d’interprétation du sens subjectif des comportements humains ?

Si on tente une analyse d’épistémologies des sciences humaines relativement aux trois grammaires philosophiques de base, il est possible de proposer la modélisation suivante.

La grammaire sensualiste relativiste, dans sa version linguistic turn, permet d’expliciter les présupposés philosophiques des épistémologies poststructuralistes. Les sciences humaines sont des phénomènes humains. Or les phénomènes humains sont caractérisés par leur relativité et leur historicité. Les sciences humaines sont donc des interprétations relatives.

La grammaire matérialiste rationaliste permet de rendre compte des présupposés épistémologiques des sciences humaines se proposant une portée explicative. Les méthodes des sciences humaines sont les mêmes que celles des sciences de la nature. Elles consistent dans une analyse rationaliste à visée explicative des comportements humains, en termes de causes et d’effets. Elles entendent ne pas s’appuyer sur la subjectivité des acteurs pour rendre compte de leurs comportements, mais sur des déterminants objectifs. Cette subjectivité, dans le cadre de la grammaire matérialiste rationaliste, est perçue comme une illusion qui constitue un obstacle avec lequel il s’agit de rompre.

Pour autant, dans ce dernier cas, le problème qui se trouve alors posé est le suivant: les phénomènes humains sont-ils réductibles à la rationalité naturelle, aux sciences physiques ? Comment expliquer les phénomènes moraux – les valeurs, les normes – qui semblent tenir une place dans les comportements humains et l’organisation sociale en s’appuyant uniquement sur les principes des sciences de la nature ?

En effet, les phénomènes qui semblent spécifiquement humains – la signification dans le langage, le droit, la morale….- paraissent requérir l’introduction de la finalité. Ainsi, pour qu’il y ait signification, il faut supposer que derrière les signes, il y a une intention et donc un but qui leur donne un sens. De même, pour qu’il y ait de la morale, il faudrait supposer que l’on puisse fixer un devoir-être qui dépasse l’être et qui apparaisse comme une fin idéale à atteindre. Or les sciences de la nature modernes se sont caractérisées par la remise en cause de la finalité comme principe d’explication rationnel: en effet comment un fait postérieur (le but) pourrait expliquer rationnellement un fait antérieur ?

A l’inverse, la grammaire sensualiste relativiste permet de rendre compte des critiques adressées au principe de causalité efficiente qui caractériserait la science moderne. Ce principe serait en effet une force occulte qui ne pourrait pas être tirée des phénomènes. Certes les phénomènes laissent apparaître des régularités, mais rien ne permet de tirer de l’observation un principe universel de causalité.

La grammaire idéaliste permet de rendre compte de la position des sciences humaines compréhensives. A côté de la rationalité matérielle, organisée selon un principe de causalité efficiente, il faudrait supposer pour rendre compte des comportements humains, une rationalité en finalité source de la subjectivité des actions humaines, orientées selon des fins morales absolues ou des fins utiles relatives. Les sciences humaines ne pourraient pas alors se contenter d’expliquer les actions humaines comme dans les sciences de la nature, mais elles devraient proposer une interprétation des comportements humains. L’interprétation consiste alors à comprendre le signification subjective donnée par l’acteur à ses actions. La compréhension consiste dans une saisie par intuition intellectuelle de cette signification.

 

Pour aller plus loin:

Nietzsche, Par delà le bien et le mal:  aux sources de la grammaire postmoderne – le discours comme une interprétation relative à des évaluations

Weber Max, Essai sur la théorie de la science: la sociologie comme interprétation du sens subjectif des actions

Durkheim Emile, Les règles de la méthode sociologique: “traiter les faits sociaux comme des choses” – un rationalisme méthodologique

Marx/Engels, L’idéologie allemande: un matérialisme rationaliste ontologique et méthodologique.

 

 

III- Intelligence artificielle et neurosciences


            Problème: la pensée humaine est-elle réductible à la matière ?


A travers les exemples de l’intelligence artificielle et des neurosciences, le problème qui se trouve ici posé est celui de savoir si la pensée humaine peut-être réductible aux principes d’explication des sciences de la matière. En effet, admettre qu’un jour les neurobiologistes pourraient lire dans les pensées de chacun d’entre nous, c’est supposer que la subjectivité de l’esprit humain est traduisible dans l’objectivité du fonctionnement de la matière cérébrale. De même admettre que les robots pourraient un jour penser, ce n’est pas seulement faire en sorte qu’ils soient capables de calculer – ce qu’ils font déjà -, mais également qu’ils soient en mesure de comprendre de la signification. La matière qui compose les ordinateurs et les robots serait alors en capacité de produire de la pensée.

Les implicites philosophiques des projets réductionistes en neurosciences ou dans l’Intelligence articificielle (1) reposent sur les présupposés de la grammaire matérialiste rationaliste. Le fonctionnement de la pensée humaine peut être traduit dans une forme correspondant aux principes du rationalisme matérialiste: rationalité mathématique, causalité efficiente, existence d’un substrat matériel comme support…

Au contraire, la position idéaliste consiste à considérer que la finalité ou intentionnalité, que suppose la pensée humaine, ne peut pas être rendue par les présupposés philosophiques du matérialisme rationaliste. En effet, la capacité à produire et à comprendre de la signification, qui caractérise l’esprit humain, ne pourrait pas être rendue à partir des propriétés de la matière ou des principes de la rationalité scientifique.

La grammaire sensualiste relativiste permet de modéliser les positions qui attaquent les prétentions de la rationalité scientifique à établir des lois universelles du fonctionnement de l’esprit humain. Ces critiques s’appuient par exemple sur le caractére épigénétique du développement cérébral, la plasticité du cerveau, qui en fait un organe singulier à chaque individu. Les sciences pourraient tout au plus déterminer des règles de fonctionnement générales, mais pas rendre compte, dans le détail, du fonctionnement de chaque cerveaux individuels.

 

(1) On ne rentre ici pas dans le détail des positions. Par exemple, n’est pas introduit la spécificité de la position fonctionnaliste en ce qui concerne l’Intelligence artificielle.

 

Pour aller plus loin:  

Changeux/Ricoeur, La nature et la règle: une controverse modélisable à partir de l’opposition entre grammaire matérialiste rationaliste et grammaire idéaliste .

Descartes René, Le discours de la méthode: aux sources de la grammaire idéaliste moderne

La Mettrie, L’homme machine: un exemple modélisable à partir de la grammaire matérialiste rationaliste.

Malabou Catherine, Que faire de notre cerveau ?: une réflexion philosophique sur la notion scientifique de “plasticité du cerveau” humain.

 

 

IV- Expérimentations scientifiques sur les animaux et sur les êtres humains.

 

Problème: Peut-on effectuer des expérimentations scientifiques sur les êtres humains et les animaux comme on en effectue sur les choses ?


Autant l’expérimentation scientifique sur les choses, perçues comme étant uniquement de la matière inerte, ne suscite généralement pas de débats, autant la question de l’expérimentation sur les animaux et les êtres humains provoquent davantage de controverses. 

Les présupposés qui sont ceux de la grammaire matérialiste rationaliste se caractérisent par deux éléments qui permettent d’analyser ce débat. Le premier est le présupposé selon lequel les personnes humaines et les êtres vivants ne se distingueraient pas ontologiquement de la matière inerte. Le second point porte sur la question des normes morales. Cette grammaire se caractérise par l’élimination de la finalité, par conséquent les normes qui pourraient fonder une interdiction morale de l’expérimentation sur le vivant ou l’humain ne peuvent pas être tirées des faits physiques.

A partir d’une grammaire sensualiste, il est possible de poser une différence entre la matière inerte et la matière vivante (humains ou animaux) en l’appuyant sur la sensibilité. Les êtres vivants se caractérisent par leur sensibilité et donc leur capacité à souffrir. Ce serait donc cela qui constituerait le fondement de l’interdiction morale de l’expérimentation sur les êtres vivants sensibles et les êtres humains.

Néanmoins, à partir de la grammaire idéaliste, il est possible de rendre compte d’objections vis-à-vis de ces deux positions. La première est adressée à la position sensualiste: elle conduirait à réduire la différence morale entre les êtres humains et les animaux. Elle serait ainsi contre-intuitive moralement: pourrait-on accepter par exemple que la vie d’un chimpanzé puisse être supérieure à celle d’un nourrisson humain ? Pour la position idéaliste, l’être humain se distinguerait des autres êtres vivants par le fait qu’il posséderait un esprit, et non pas seulement une sensibilité. Cette caractéristique en ferait une personne morale dans la mesure où l’esprit serait spécifié par sa capacité à édicter des normes ou des valeurs morales. Dans une telle conception, les animaux ne sont pas des sujets moraux. Ce sont uniquement les êtres humains qui sont des sujets moraux (1).

Il est possible de noter que des analyses postructuralistes remettent en cause le partage qui est effectué, dans les termes de la grammaire idéaliste, entre vivant, humain et machine. Ce positionnement poststructuraliste remet en cause d’une part l’élimination de la finalité dans la nature qui caractérise la science moderne et le dualisme effectué entre fait et valeur. Ceci peut être compris lorsque l’on analyse les spécificités de la grammaire sensualiste. Alors que la grammaire matérialiste rationaliste suppose un réductionnisme matérialiste et que la grammaire idéaliste implique un dualisme ontologique entre la matière et l’esprit, la grammaire sensualiste se caractérise par un phénoménisme qui ne permet pas de distinguer entre réalité en soi et apparence relative à ce qui a une valeur d’utilité pour nous, donc entre nature et culture, entre matière et esprit.

 

(1) Il est possible néanmoins de noter que l’analyse, correspondant à la grammaire idéaliste, du vivant ne consiste pas à le réduire à un mécanisme matériel. L’étude du vivant supposerait l’introduction de la finalité. Néanmoins, l’hypothèse d’une finalité à l’oeuvre dans le vivant, en tant qu’organisme et dans l’évolution, semble réintroduire la notion de providence. En effet, pourrait-être alors émis l’hypothèse qu’il y aurait une intelligence à l’oeuvre dans la nature qui l’organiserait ou l’orienterait selon un but particulier. C’est la théorie du dessein intelligent.

 

Pour aller plus loin:

Descartes René, Le discours de la méthode: la thèse matérialiste mécaniste des animaux machines

Singer Peter, La libération animale: Analyse utilitariste

Kant Emmanuel, Fondements de la métaphysique des moeurs: aux sources de la conception idéaliste rationaliste de la morale humaniste issue des Lumières.

 

V- L’humanité, identité et différences


Problème: Y-a-t-il des différences irreductibles entre les individus, les cultures, les communautés ou l’humanité se caractérise-t-elle pas une unité au-delà des différences apparentes ?  

 

            Les problèmes d’anthroplogie philosophique traversent à différents niveaux les débats contemporains. Sommes nous des individus tous singuliers ou appartenons-nous tous à une même humanité ? Les différences entre cultures, entre communautés ou encore entre classes sociales sont-elles irréductibles ou au contraire existe-t-il une nature humaine suceptible de fonder des valeurs universelles ? De manière générale, ce sont les différences d’anthropologie qui constitue la base des différences entre les grammaires philosophiques.  

L’analyse de cette problématique, à partir de la grammaire sensualiste, consiste à mettre en avant l’apparente diversité auquel nous donne accès la sensibilité: diversité de l’apparence des êtres humains, diversité des cultures humaines… Dans le cadre de la grammaire sensualiste, l’être humain apparaît comme un être sensible. La question de sa nature ontologique – être matériel ou aussi spirituel – n’a pas de sens dans la mesure où elle supposerait une capacité à dépasser l’apparence phénomènale. L’esprit humain n’est pas caractérisé par ses capacités innées, mais par sa receptivité: l’individualité est le produit des expériences sensibles de chacun. Dans sa forme postmoderne, marquée par le tournant linguistique, c’est également la diversité relative qui est mise en exergue contre l’universalisme du rationalisme des Lumières. La conception postmoderne récuse la thèse d’une essence humaine: elle met en avant le caractère construit et non naturel des propriétés attribuées aux individus.

Le cadre de la grammaire matérialiste rationaliste consiste à mettre en exergue l’existence d’une nature physique commune à l’ensemble de l’humanité. Dans sa version contemporaine, c’est du côté de la génétique qu’une telle nature humaine est recherchée. De fait, l’être humain apparaît comme définit comme un être matériel, obéissant à une certaine rationalité et lui même susceptible de ce fait de rationalité. Néanmoins cette tentative donne lieu à deux types de critique. La première consiste dans le risque de naturalisation de caractéristiques qui ne seraient que des constructions culturelles. La seconde critique consiste dans l’impossibilité de tirer à partir de faits naturels des valeurs ou des droits universels. En effet, ce qui est de l’ordre du devoir-être implique l’introduction d’une finalité qui est irreductible au fait.

Le cadre de la grammaire idéaliste consiste ainsi à fonder l’universalité de l’humanité sur une rationalité morale d’ordre spirituelle et non physique. L’être humain est caractérisé par son intellect au sens de rationalité fondée sur une saisie intuitive immédiate, en mathématique ou en morale par exemple, de principes premiers.

 

Pour aller plus loin:

Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs: théorisation philosophique de l’universalité de la personne morale

Albert Jacquart, Moi et les autres: sur la génétique

Margaret Mead, Moeurs et sexualité en Océanie: un des classiques de l’ethnologie culturaliste

 

 

VI – Nature, histoire et culture


Problème:  L’étude des sociétés humaines est-elle réductible aux sciences de la vie telles que l’éthologie ou la sociobiologie ? Les individus sont-ils réductibles à leur fonctionnement biologique ? 

 

            Le cadre, qui est celui de la grammaire sensualiste, induit une continuité entre nature et culture. En effet, il n’établit pas de séparation entre nature et culture, mais la conception de la nature qui est contenue dans une telle grammaire est celle d’une pluralité changeante et mouvante. La nature ne permet pas d’établir des lois universelles sur laquelle pourrait s’appuyer la culture. La conception de la nature de la grammaire sensualiste n’est pas celle présupposée par la science moderne. La nature dans une telle grammaire apparaît incluant des valeurs.  Il y aurait ainsi une pluralité de cultures humaines caractérisées par leur relativité. 

En revanche, il est possible d’édicter des lois universelles si on combine, comme dans le cas de l’utilitarisme, sensibilité et rationalité. Dans ce cas, l’être humain est analysé comme un être sensible recherchant de la manière la plus rationnelle possible à optimiser son plaisir.

Dans le cadre de la grammaire matérialiste rationaliste, dans une première version, il s’agirait de réduire les sciences sociales aux sciences de la vie. Les mêmes règles d’analyse rationnelle seraient applicables aux sociétés humaines comme aux groupes animaux, à l’histoire humaine, comme à l’évolution naturelle. Néanmoins, ce projet se heurte à une objection: l’obstacle du passage de l’ordre factuel à l’ordre normatif. Même si les sociétés humaines dans leur fonctionnement étaient réductibles aux lois de la nature, les lois naturelles seraient des lois factuelles et non des normes juridiques. Le second dilemme que l’on peut souligner est le suivant: les sociétés humaines obéiraient-elles à une évolution naturelle entendue comme concurrence entre les individus pour la survie du plus apte ou comme principe de solidarité entre les individus d’une même espèce pour s’adapter à leur milieu ?

Une seconde option se dessine dans le cadre de la grammaire matérialiste rationaliste, elle consiste à admettre une dimension émergentiste. Les sociétés humaines seraient analysables selon les présupposés méthodologiques du matérialisme rationaliste, mais elles ne seraient pas pour autant réductibles aux lois des sciences de la nature. Il y aurait une différence de nature entre l’ordre naturel et l’ordre social: ce dernier serait le produit de l’émergence à partir de la nature d’un autre niveau de réalité. L’histoire humaine introduirait alors une rupture entre nature et culture. L’approche rationaliste permettrait néanmoins de dégager des lois scientifiques à l’oeuvre dans les sociétés humaines par delà l’apparente relativité des cultures humaines.

Le cadre idéaliste consiste à supposer que ce dualisme entre nature et culture est le produit d’une dualité entre matière et esprit. Ce serait alors parce que l’être humain serait doté d’un esprit que les sociétés humaines introduiraient une transcendance par rapport à la nature. La culture serait alors caractérisée, plus particulièrement, par ses productions les plus intellectuelles: la religion, l’art, la philosophie… plutôt que par ses pratiques populaires ou ses productions matérielles.

Néanmoins, le problème qui se trouverait alors posé est le suivant: s’il y a rupture entre nature et culture, celle-ci est-elle le produit de l’esprit humain ou de la pratique ? L’esprit humain est-il la cause ou le produit de cette rupture entre nature et culture ?

 

Pour aller plus loin:

Montaigne, Les essais: éléments sur la relativité des cultures humaines

Marx Karl, Avant-propos à la critique de l’économie politique: sur le matérialisme historique

Hegel, La raison dans l’histoire: une lecture idéaliste de l’histoire et des cultures humaines

 

VII- Travail et culture


Problème: Le travail est-il une catégorie anthropologique universelle qui assure le passage de la nature à la culture ou n’est-il qu’une catégorie historiquement relative ?

 

            Peut-on imaginer une société sans travail ? Parvenir à une société où nous ne serions plus contraint de travailler, serait-il la marque que nous aurions atteints le bien-être matériel ?  

A première vue, le travail semble désigner l’activité par laquelle nous satisfaisons nos besoins vitaux. Défini de cette manière, la catégorie de travail pourrait s’appliquer également aux animaux.

Il est possible de considérer que l’on peut modéliser à partir de la grammaire sensualiste les présupposés utilitaristes concernant le travail de l’économie libérale. Dans une telle conception, le travail apparaît comme un moyen qu’utilise l’individu pour augmenter son bien-être matériel. Il n’y a pas ici de rupture entre besoins naturels et désirs sociaux.: les besoins sont illimités. Le travail apparaît comme une activité permettant d’obtenir une rémunération qui rend possible elle-même l’achat de biens matériels ou immatériels (services) qui sont considérés par l’individu comme augmentant son plaisir. La division du travail apparaît également comme un moyen d’augmenter et de diversifier la production des biens. Du point de vue de la sensibilité immédiate, le travail se présente comme un effort pénible. Il n’est conçu dans ce cadre que comme un moyen en vue d’une fin qui est la consommation de biens. De fait, si l’individu peut parvenir à la consommation de biens par un autre moyen que le travail, par exemple par la rente, cela apparaît tout à fait souhaitable.

Dans cette conception, la pénibilité du travail apparaît comme un fait naturel et non comme la conséquence de l’organisation sociale du travail. Néanmoins, il est possible de se demander si ce qui fait que le travail se présente comme pénible et devant être fui n’est pas lié plutôt à la manière dont il est socialement organisé.

La grammaire rationaliste matérialiste permet de modéliser les principaux traits qui caractérisent par exemple les analyses sur le travail de Marx. Le travail productif apparaît comme la catégorie qui assure l’émergence de la culture du point de vue d’une analyse matérialiste. C’est en effet par le travail que l’être humain produit des outils qui lui permet de transformer la nature et de produire le monde d’objets matériels et de productions symboliques qui caractérise la culture. Le travail est donc une catégorie anthropologique universelle qui spécifie l’être humain. Le caractère aliénant du travail provient à la fois de la division sociale et technique du travail: le travailleur se trouve dépossédé à la fois du produit de son travail et de la possibilité de l’organiser. Le travail productif tel qu’il est défini par Marx met en avant le travail manuel qui transforme la réalité matérielle.

Dans le cadre de la grammaire idéaliste, le travail manuel se trouve réduit à la satisfaction des besoins vitaux. Ce qui est considéré comme proprement humain, se sont les activités intellectuelles qui ne sont pas du travail puisque le travail est tourné vers la satisfaction des besoins corporels. La conception idéaliste repose sur la distinction entre le corps auquel répond le travail et l’esprit qui se caractérise par son activité intellectuelle. Ce sont les activités intellectuelles qui sont alors valorisées comme étant spécifiquement humaines.

 

Pour aller plus loin:

Adam Smith, De la richesse des nations: une analyse utilitariste libérale du travail

Karl Marx, Les manuscrits de 1844

Karl Marx, Le Capital

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne

 

VIII- Technique et liberté


Problème: La technique permet-elle d’accéder au bonheur ou asservit-elle les êtres humains ?

 

Les discours sur la technique apparaissent clivés entre positions technophiles et technophobes. Il est possible de tenter de modéliser certaines des implications philosophiques de ces clivages à partir d’une analyse grammaticale.

A partir de la grammaire sensualiste, les outils techniques sont perçus comme des instruments, prolongeant le corps des êtres humains, leur permettant de satisfaire leurs besoins en diminuant la pénibilité du travail. Les objets techniques peuvent apparaître comme faisant naître de nouveaux besoins et augmentent ainsi le plaisir sensible que les individus éprouvent par rapport à la situation qui existait avant la fabrication de ces objets.

Dans une conception rationaliste, les techniques peuvent être le produit de l’application des connaissances scientifiques et non pas seulement tirés de l’expérience. L’efficacité des techniques se trouverait alors augmentée grâce à la rationalité scientifique. Dans la conception utilitariste (qui combine sensibilité et rationalisme), les sciences et les techniques apparaissent alors comme des instruments permettant de réaliser le bonheur de l’humanité.

Dans le cadre de la grammaire idéaliste, la technique peut faire l’objet d’une critique dans la mesure où elle apparaîtrait comme la marque de la domination d’une rationalité instrumentale (tournée vers l’utilité sensible du corps) au détriment de la raison pratique de l’esprit. La technique n’est qu’un moyen au service d’une fin, le danger apparaît lorsque la technique n’est plus soumise à la moralité. La science moderne, dans la mesure où elle repose sur l’expulsion de la finalité, ne peut assurer cette maîtrise morale de la technique. La domination de la technique pourrait apparaître alors comme la domination d’un utilitarisme au service du plaisir sensible, au détriment d’une rationalité morale d’ordre spirituelle.

L’analyse matérialiste peut au contraire insister sur la neutralité de la technique en faisant de l’analyse morale idéaliste une illusion de la conscience immédiate que la médiation d’une analyse rationnelle de la technique conduirait à remettre en question.

 

Pour aller plus loin:

Bacon Françis, La Nouvelle atlantide

Bentham Jérémy, Le panoptique

Ellul Jacques, Le système technicien

Jurgen Habermas, La technique et la science comme idéologie

Marx, Le Capital, Chapitre XV

 

IX- Echanges économiques et société


Problème: Les liens sociaux sont-ils fondés sur les échanges marchands ?

 

            L’analyse de la société peut-elle partir des actions individuelles ou au contraire les actions individuelles doivent-elles être analysées à partir de l’étude de la société ? La base du lien social se trouve-t-elle dans l’échange économique marchand ? 

La grammaire sensualiste, dans sa forme utilitariste, permet de modéliser la position libérale utilitariste. Dans une telle conception, la société est analysée à partir des actions individuelles. Les actions individuelles sont orientées vers l’optimisation rationnelle du plaisir sensible. Les individus cherchent dans les relations avec autrui à maximiser leur intérêt. Leurs relations prennent la forme de contrats par lesquels ils échangent des biens matériels ou immatériels leur permettant de satisfaire leurs besoins et d’augmenter leur plaisir. Tout lien social est donc analysé sur le modèle du contrat marchand. Ainsi dans une telle conception, la fondation de l’Etat ou le mariage, par exemple, sont basés sur des contrats.

Si on modélise, à partir de la grammaire matérialiste rationaliste, la position de Marx concernant le statut des échanges marchands et de l’étude de la société, on peut mettre en avant certaines critiques vis-à-vis de cette méthode utilitariste libérale, auquel il oppose une méthode matérialiste. Les échanges marchands ont l’apparence d’un rapport où chacun satisfait son intérêt individuel, mais en réalité la société marchande capitaliste est édifiée sur un rapport d’exploitation économique inégalitaire. Pour étudier rationnellement la société, il ne s’agit pas de partir des actions individuelles, basée sur des intérêts individuels, mais d’une analyse des structures matérielles de la société: force de travail, état des techniques, organisation de l’économie… La société se trouve ainsi clivée entre des intérêts de classe divergents.

Il est possible d’analyser à partir d’une grammaire idéaliste rationaliste la position que l’on qualifiera ici d’école durkheimienne (Durkheim, Mauss…). Les liens sociaux ne sont pas dans ce cas conçus comme reposant sur un calcul d’intérêt que ce soit un intérêt individuel ou un intérêt de classe. Les liens sociaux, les échanges entre individus, font naître des obligations morales. Ce que recherche l’individu, dans sa relation à autrui, ce n’est pas la satisfaction d’intérêts matériels. Mais, pour Hegel par exemple, ce qui est recherché est le fait d’être reconnu en tant qu’autre conscience, c’est à dire comme une personne. Les échanges ne sont pas seulement des échanges de biens marchands, mais également de biens matériels non-mrchands ou immatériels non-marchands comme des signes ou des symboles spirituels. Ces échanges créent des obligations morales, des dettes, donc des devoirs, tels que l’obligation de recevoir et de rendre. La société ne peut donc être réduite à des actions individuelles, mais elle n’est pas non plus avant tout une totalité matérielle, dans une telle conception, elle fait émerger une conscience morale collective.

 

Pour aller plus loin:

Adam Smith, De la richesse des nations: Aux sources de la grammaire utilitariste libérale

Marx Karl, Contribution à la critique de l’économie politique: la critique matérialiste de la grammaire libérale

Durkheim, De la division du travail social: un exemple de conception idéaliste rationaliste

Mauss, Essai sur le don: un exemple de grammaire rationaliste idéaliste

 

X- Société et Etat

 

           Problème: L’Etat constitue-t-il une réalité transcendante à la société permettant d’assurer l’intérêt général ou n’est-il que l’expression d’un rapport de domination d’un groupe social sur un autre ?  

 

            La grammaire sensualiste, dans sa forme la plus basique, consiste à concevoir les actions humaines comme orientées vers la recherche de l’intérêt immédiat. Or l’objection, qui apparaît rapidement, serait celle selon laquelle ces intérêts sont amenés à se heurter. Se pose alors le problème de savoir comment les individus peuvent garantir leurs intérêts contre l’empiétement des autres individus. Dans sa version utilitariste, c’est-à-dire combinant la sensibilité et la rationalité, cette grammaire consiste à fonder la légitimité du pouvoir étatique sur un contrat par lequel l’Etat est chargé de garantir les droits des individus.  

La légitimité de l’Etat, du point de vue de la grammaire idéaliste rationaliste, ne se trouve pas fondée sur les intérêts individuels. L’Etat apparaît plutôt comme une réalité transcendant la société et représentant l’intérêt général. L’Etat est alors à la société, ce que l’intellect est à l’organisme: une instance de commandement de la société. Cette conception d’un Etat au-dessus des intérêts individuels apparaît comme pouvant distinguer par exemple la conception républicaine (1) de l’Etat de la conception libérale.

L’analyse matérialiste consiste à considérer la notion morale d’intérêt général comme une illusion. Elle prend pour modèle de l’analyse rationnelle de l’Etat, une physique des forces. L’Etat serait donc l’expression du rapport de force dans la société et serait de ce fait un instrument au service des dominants.

 

Pour aller plus loin:

Hobbes, Le léviathan: une conception libérale contractualiste du fondement de l’Etat

Locke John, Second traité du gouvernement civil: une conception contractualiste libérale de l’Etat

Platon, La République: un exemple de théorie de la transcendance du gouvernement par rapport à la société.

Hegel, Principes de la philosophie du droit: une conception idéaliste rationaliste de l’Etat

Durkheim Emile, De la division du travail social: aux sources de la conception républicaine sociale de l’Etat

 

(1) La conception Républicaine française peut apparaître comme mêlant des éléments d’une tradition démocratique issue de Rousseau: le peuple se trouve au fondement de la légitimité par l’élection au suffrage universel. Elle inclue également des éléments de la tradition républicaine sociale: l’Etat assure l’intérêt général en garantissant l’égalité juridique formelle entre les citoyens, mais également en assurant une solidarité économique entre citoyens riches et pauvres par un système d’impôt et de redistribution sociale. L’Etat a pour fonction ici d’établir une solidarité sociale plutôt qu’une égalité des conditions économiques.

 

XI- Droit et justice

           

     Problème:  Peut-on fonder la lutte contre un droit positif injuste sur un droit naturel universel juste ? 


            Si l’on comprend bien l’intérêt que présenterait l’établissement d’un droit naturel ayant une légitimité incontestable, permettant de combattre un droit positif injuste, cette option présente également des difficultés que l’on va modéliser à partir de nos trois grammaires élémentaires. 

La grammaire sensualiste, dans sa version basique, ne permet pas d’établir un droit juste de manière universelle: en effet, l’utilité individuelle est relative à chacun. En revanche, la version utilitariste de cette grammaire permet de déterminer quels seraient les droits que des individus rationnels pourraient avoir intérêts à défendre. Une telle conception du droit naturel consiste donc à l’appuyer sur une connaissance de la nature des êtres humains en tant qu’individus rationnels et sensibles. Le droit naturel consiste donc dans la défense de droits individuels subjectifs. Un ordre social juste serait ainsi celui qui garantirait l’égalité juridique formelle des individus et leurs libertés subjectives.

Il serait possible également dans un matérialisme naturaliste pré-moderne d’établir un droit naturel sur une connaissance de la nature en tant que cosmos orienté selon des fins naturelles. Mais cette conception n’est pas celle de la nature dans la science moderne. Dans le cadre d’un rationalisme matérialiste moderne, le droit est étudié comme un fait social, indépendamment de sa légitimité. Les transformations du droit, par exemple du fait d’une révolution, ne sont pas étudiés en termes de légitimité, mais de rapports de force sociaux. L’analyse en termes de légitimité apparaîtrait au contraire comme une illusion de la subjectivité. S’il est possible pour Marx de théoriser les révoltes sociales comme un processus par lequel en définitif les êtres humains parviendront à établir une organisation sociale où la liberté repose sur une égalité économique, c’est qu’il est possible pour lui d’établir une science rationnelle de l’histoire. Or, l’existence de lois de l’histoire, permettant de prévoir le devenir historique, apparaît comme une hypothèse qui n’est pas confirmable par l’expérience historique.

Le cadre idéaliste moderne consiste, pour sa part, à établir l’universalité d’un droit naturel non sur la nature physique, mais sur la rationalité de l’esprit humain. En effet, si les normes ne peuvent être pas tirées de la nature, elles pourraient être tirées de la moralité de l’esprit humain.

 

Pour aller plus loin:     

Ciceron, La république: une conception rationaliste et naturaliste du droit naturel

Locke John, Traité du second gouvernement civil

Marx, Le manifeste du parti communiste

Rawls, Théorie de la justice

 

XII- Religion, art et illusion


Problème: Les phénomènes spirituels, tels que la religion ou l’art qui peuvent en apparaître comme des exemples, sont-ils la marque d’une transcendance de l’esprit ou ne sont-ils que des productions illusoires ?

 

            Dans le cadre de la grammaire idéaliste, l’art et la religion peuvent apparaître comme des marques de la transcendance de l’esprit par rapport à la nature. Les religions peuvent être conçues comme les signes de l’existence d’un esprit surnaturel divin, mais elles peuvent également être pensées comme une marque de la spécificité de l’esprit humain par rapport au reste des êtres vivants. L’être humain n’aurait pas seulement des besoins biologiques, mais également des besoins spirituels, un besoin de sens. De même, l’existence de l’art attesterait la capacité de l’esprit humain à produire une idéalisation de la réalité, à se donner un idéal de beauté qui se situe au-delà de la réalité naturelle. 

Dans le cadre d’une grammaire rationaliste matérialiste, le caractère transcendant de la beauté artistique et des religions apparaissent comme des illusions, ces phénomènes sont analysables comme des faits sociaux qui peuvent être expliqués à partir de l’organisation sociale.

A partir de la grammaire sensualiste, il est possible d’analyser toutes les expressions humaines – art, religion, science – comme des produits des désirs sensibles et relatifs qui ont une fonction, une utilité par rapport à des besoins psycho-physiolologiques vitaux, mais qui ne sont pas des connaissances de la réalité en soi.

 

Pour aller plus loin:

Hegel, Phénoménologie de l’esprit

Nietzsche, “Essai d’une critique de soi-même”, in Naissance de la tragédie

Nietzsche, Humain, trop humain

Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel

 

XIII – Action individuelle et liberté


Probléme: A quelle condition peut-on considérer qu’une action humaine a été réalisée librement ? A quelle condition peut-on en imputer la responsabilité à un individu ?

 

            Notre système pénal tend à fonder la responsabilité sur le choix volontaire. Pourtant la liberté en tant que choix volontaire est-elle une réalité ? 

A partir de la grammaire sensualiste, la liberté pourrait être définie d’un point de vue immédiat comme le fait de pouvoir faire ce qui nous plaît. Néanmoins, il est possible de voir que cette définition immédiate se heurte à l’obstacle de l’opposition possible entre les différents plaisirs. Dans sa version utilitariste, le calcul rationnel de son intérêt conduit au contraire à considérer qu’être la recherche du plaisir est limitée par la liberté d’autrui dans sa propre recherche de plaisir. Néanmoins, la critique idéaliste qui est opposée à l’utilitarisme est que les actes des individus sont en définitif déterminés par leur nature sensible.

Pour sa part, la conception idéaliste de la liberté repose sur la notion de libre arbitre. Cette notion consiste à supposer que l’être humain possède une faculté spirituelle – la volonté – lui permettant de se déterminer indépendamment de la causalité efficiente à l’oeuvre dans la nature. La responsabilité des actes reposerait alors sur la possibilité que l’individu a eu de choisir consciemment ses actes. Si cette capacité lui est supprimée – en cas d’aliénation mentale ou de contrainte physique ou encore de tromperie -, il n’est pas considéré comme responsable de ses actes. La responsabilité en cas de délit est considérée comme une faute morale entraînant la culpabilité morale et juridique de l’auteur de l’acte.

Du point de vue de la conception matérialiste rationaliste, l’hypothèse d’une volonté libre apparaît comme une illusion de la conscience immédiate. Les actes des individus sont soumis à la causalité naturelle. La liberté n’est pas le produit de la conscience immédiate, mais la connaissance que l’individu acquiert de la causalité par un savoir rationnel. La liberté ne consiste pas à faire ce que l’on veut, mais à agir conformément à ce que l’on peut, à connaître rationnellement ce qui dépend de nous. Cette connaissance permet d’agir sur les causes qui  détermine l’individu que celles-ci soient naturelles ou sociales. Ainsi, si la liberté est considérée comme le produit d’un processus, ce n’est pas la conscience d’un choix libre qui peut être le critère de la responsabilité. Dans ce cas, la responsabilité repose sur l’imputation causale. Est responsable ce qui est cause directe de l’acte. Il y a donc responsabilité sans faute. Il est possible de remarquer que le droit civil connaît la responsabilité sans faute dans le cas de dommages causés par un enfant sur un tiers.

Du point de vue de la grammaire sensualiste, le principe de causalité apparaît comme un principe métaphysique qui suppose la détermination d’une rationalité au-delà de l’apparence sensible. L’irresponsabilité repose plutôt sur la détermination du degrés apparent de contrainte. La détermination de la responsabilité est relative en outre à l’utilité sociale qui détermine ce qui est un délit.   

 

Pour aller plus loin:

René Descartes, Les méditations métaphysiques: une conception idéaliste de la liberté

Sartre, L’être et le néant

Spinoza, L’éthique: une critique de la théorie idéaliste de la liberté

Beccaria, Des délits et des peines: une conception utilitariste de la sanction pénale

 

XIV- Désir, conscience et rationalité


Problème: L’être humain est-il avant tout mu par ses désirs ou par sa rationalité ?

 

Ce qui détermine les actions humaines trouve-t-il sa source dans la sensibilité ou l’être humain est-il capable d’agir comme un être rationnel ? Le principe des actions humaines se trouve-t-il dans la conscience de l’être humain ou au-delà dans des désirs inconscients ? Se trouve-t-elles dans son corps ou dans son esprit ? 

Du point de vue de la grammaire idéaliste, les actions humaines trouvent leurs principes dans la conscience. Si l’être humain, en tant qu’il a un corps pourrait avoir des besoins naturels, en tant qu’il est un être spirituel, il a des désirs. En effet, le désir peut être analysé comme une finalité posée par la conscience, mais sous l’effet de sa sensibilité corporelle. Néanmoins, l’être humain apparaît dans une telle conception comme susceptible de maîtriser ses désirs par la capacité de rationalité qui lui permet d’acquérir sa conscience. En effet, la conscience se trouve au fondement de tout savoir rationnel et constitue un principe d’action indépendant des intérêts sensibles.

A partir des prémisses qui sont celles d’une grammaire matérialiste rationaliste, le fondement de la rationalité ne se trouve pas dans la conscience qui constitue un point de vue subjectif, elle trouve son fondement dans la rationalité immanente à la réalité. C’est en tant que l’être humain fait partie de cette totalité rationnelle qu’il est susceptible également de rationalité. Mais une telle connaissance rationnelle suppose d’être capable de dépasser à la fois l’immédiateté de la conscience et de la sensibilité pour accéder à la médiation de la connaissance rationnelle.

Néanmoins, à partir de la grammaire sensualiste, il est possible de se demander si cette rationalité est bien l’expression d’une rationalité immanente à la nature ou si elle n’est pas relative à ce qui nous est utile ? Dans ce cas, la rationalité ne serait pas un ensemble de règles objectives, mais elle serait relative à nos désirs issus de notre sensibilité corporelle. Ces désirs trouveraient ainsi leurs origines au-delà de la conscience dans une force vitale corporelle, dans des besoins vitaux.

 

Pour aller plus loin:

Nietzsche, Par delà le bien et le mal

Spinoza, L’éthique

Descartes René, Les passions de l’âme

Sartre, L’être et le néant.

 

XV- Sens de l’existence


Problème: L’existence humaine a-t-elle un sens et lequel ? 


Ce qui est trouve posé à travers ce que l’on appelle les questions existentielles, ce sont les problèmes liés au sens de l’existence: pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? pourquoi existons-nous ? quel est le sens de l’existence humaine ? 

Si l’on part de l’anthropologie sensualiste, l’être humain ne se distingue pas fondamentalement des autres êtres vivants: il est un être sensible. La recherche d’un sens de l’existence n’apparaît alors que comme l’expression d’un besoin psycho-physiologique lié à la peur de la mort. Exister, ce serait simplement vivre.

Néanmoins, les objections idéalistes mettent en avant le fait que seul l’être humain posséderait une conscience de la mort et serait conduit à s’interroger sur le sens de l’existence. La signification peut alors être recherchée dans un sens qui a déjà été donné par exemple par Dieu ou par une tradition spirituelle. Le sens peut être également donné par la conscience individuelle: ce sont aux individus de donner sens à leur existence. Le sujet contemporain ne pourrait plus s’en remettre à une transcendance pour déterminer le sens de son existence. Exister, ce serait se donner un projet dont le sens transcende la simple vie biologique.

Si l’on part de la théorie du monde rationaliste matérialiste alors la question du sens de l’existence est une question absurde en elle-même. En effet, la finalité est une illusion qui doit être dépassée par une connaissance rationnelle: il ne s’agit plus de s’interroger sur l’existence d’une cause première transcendante, sur l’existence d’une fin finale, d’un sens de l’existence… Exister pour l’être humain n’aurait pas plus de sens qu’exister pour la matière.

 

Pour aller plus loin:

Nietzsche, Par delà le bien et le mal

Gadamer, Vérité et méthode

Sartre, L’être et le néant

Althusser, Sur la philosophie: voir la notion de matérialisme aléatoire

 

XVI- Morale et éthique


Problème: Notre existence individuelle doit-elle être orientée vers l’accomplissement du devoir moral ou vers la recherche de notre bonheur ?


Si l’on part de la version la plus basique de l’anthropologie sensualiste, l’être humain apparaît comme un être sensible. De ce fait, il cherche à satisfaire ses besoins qui ne sont pas naturellement limités. Le critère de la satisfaction des besoins est le plaisir immédiat. Cette position peut être appelée hédonisme. Il s’agit de ce que l’on appellera ici une éthique. Deux critères caractérisent cette notion dans ce cas: la fin de l’existence humaine est la recherche du bonheur, le critère du bonheur est le plaisir qui est relatif à chaque individu.

La limite de cette position réside dans le fait qu’un plaisir immédiat peut être la source d’une souffrance plus grande par la suite. Il est possible d’introduire une capacité de calcul rationnel. On obtient alors une anthropologie utilitariste. L’individu recherche son bonheur définit comme optimisation de son plaisir. Il est possible également de calculer le plaisir qui permet de déterminer le bonheur, non à partir du plaisir individuel, mais collectif.

La critique qui est alors fait à cette forme de morale utilitariste, c’est qu’elle peut conduire au sacrifice d’une partie de l’humanité pour augmenter le plaisir de l’ensemble des êtres humains, voire l’ensemble des êtres vivants.

Les morales qui peuvent être tirées, à partir de l’anthropologie rationaliste, sont de plusieurs sortes. On peut tout d’abord distinguer les morales naturalistes rationalistes. La morale est tirée d’une connaissance de la nature entendue comme totalité à la fois factuelle et normative. Il s’agit d’une conception pré-moderne de la nature. Elle se heurte à l’erreur naturaliste: le problème du passage de l’être au devoir-être. Il est possible, dans une seconde option, de réduire l’obligation morale à l’obligation sociale: la morale est alors équivalent aux moeurs, à savoir aux habitudes sociales. Cette conception de la morale se heurte à une objection de relativisme moral. Une autre option du matérialisme rationaliste consiste à traiter la morale comme une illusion idéologique.

L’anthropologie idéaliste peut faire de l’obligation morale une intuition intellectuelle issue d’une conscience morale transcendante. Cette intuition morale peut être combinée avec une déduction rationnelle des principes moraux qui constituent des normes transcendantes, absolues et donc universelles par rapport aux faits sociaux. La morale, au sens fort, constitue donc un ensemble de normes universelles qui s’imposent de manière absolue à l’individu.

 

Pour aller plus loin:

Platon, Le philèbe: Une critique de l’hédonisme des cyrénaiques

Bentham Jérémy, Théorie des peines et des récompenses: aux sources de l’utilitarisme moral contemporain

Durkheim, “Le fait moral”, in Sociologie et philosophie: la morale comme obligation sociale

Engels, Anti-Durhing: les principes moraux comme faits sociaux relatifs à chaque classes sociales

Kant, Critique de la raison pratique.

 

XVII- Les enjeux du savoir


Problème: Le savoir est-il uniquement une recherche désintéressée de la vérité ? A-t-il une utilité sociale ou une finalité morale ? 


Il est possible d’appeler science, le savoir théorique, et philosophie ou sagesse, le savoir pratique. La science et la sagesse sont-elles liées ou sont-elles déconnectées ? La connaissance pratique découle-t-elle d’une connaissance théorique ou toute connaissance théorique est-elle en réalité une connaissance pratique ?  

Si l’on s’appuie sur une anthropologie sensualiste, il n’y a pas de science désintéressée. La connaissance est relative à l’utilité du sujet sensible. Cette utilité peut être celle de la société dans son ensemble ou d’un groupe social en particulier ou d’un individu. 

Si l’on part d’une anthropologie matérialiste rationaliste, la connaissance correspond à une recherche objective de la vérité entendue comme adéquation à la réalité. La connaissance n’a pas de fonction pratique. En effet, la fonction pratique de la connaissance supposerait de pouvoir déterminer des fins utiles ou morales à la connaissance. Tout au plus, la recherche de la vérité peut-elle avoir des conséquences en termes de liberté. En effet, la connaissance des causes objectives qui nous détermine permet d’agir sur celles-ci. Il est possible néanmoins de remarquer également que certaines versions du matérialisme, qui tendent à réduire les productions intellectuelles à des faits sociaux et à une physique des forces, conduisent à remettre en cause la légitimité du savoir scientifique.

Dans une anthropologie idéaliste, la connaissance rationnelle ne permet pas seulement d’établir des faits (raison théorique), mais également des normes (raison pratique). Par conséquent, la recherche de la vérité et du bien moral peuvent apparaitre alors liées.

 

Pour aller plus loin:

Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral

Platon, Le Gorgias

Platon, La république

Bachelard, La formation de l’esprit scientifique

Spinoza, L’éthique

Engels, L’anti-durhing

Kant, Critique de la raison pure

Kant, Critique de la raison pratique

Hegel, Phénoménologie de l’esprit.

 

 

Conclusion: Il est possible d’essayer de montrer à partir de l’analyse grammaticale l’existence de liens entre les présupposés philosophiques à l’oeuvre dans différents domaines et courants philosophiques et politiques. Ainsi, il est possible de remarquer la proximité des présupposés philosophiques entre l’épistémologie empiriste, certaines formes de libéralisme économique et politique et l’utilitarisme moral. De même, le marxisme, en tant que courant politique, s’est appuyé sur une épistémologie matérialiste émergentiste. Enfin, il est possible d’établir certains liens entre les présupposés philosophiques de l’épistémologie idéaliste rationaliste, de certaines formes du républicanisme et de la morale idéaliste rationaliste. 

De manière générale, il est intéressant de noter la congruence entre la République française depuis la IIIe République, la domination de l’idéalisme rationaliste dans la tradition philosophique scolaire (la philosophie de la conscience et du sujet de Descartes, la “volonté générale” du Rousseau du Contrat social, la morale kantienne…), la tradition républicaine sociale et la sociologie rationaliste de Durkheim et l’idéologie républicaine auxquels les enseignants de l’Education nationale adhèrent volontiers.

La philosophie, telle qu’elle est promue dans le système scolaire républicain, peut être analysée comme développant les implicites philosophiques congruants avec le républicanisme social et comme critique des implicites philosophiques de l’utilitarisme libéral d’une part et du socialisme marxiste égalitariste et matérialiste d’autre part.

Petite structure élémentaire de cours

Proposition d’une structuration la plus basique possible d’un cours de philosophie

Deux hypothèses de départ:

 

– Hypothèse 1: Matière + sens

– Hypothèse 2: Esprit + raison

 

Progression:

– Le rapport immédiat à la réalité consiste dans la perception par les sens de la matière.

– Néanmoins la connaissance sensible est relative et subjective

– Il s’agit alors d’appréhender la réalité par le raisonnement c’est-à-dire par la pensée et non par les sens. La structure matérielle de la réalité, sa forme, n’est pas matérielle.

 

Champs I) Sens + matière II) Limite du (I) III) Raison + esprit
Théorie:

raison et réel

Sensualisme: ce que perçoivent les sens est la matière. La réalité est tel que nous la donne notre perception sensible Les sensations sont relatives et subjectives Idéalisme rationaliste:

La connaissance de la réalité implique le raisonnement. La structure formelle de la réalité n’est pas matérielle. La pensée immatérielle est ce qui donne forme à la matière.

L’action:

liberté, morale, politique

L’action consiste dans la recherche du plaisir sensible immédiat La recherche du plaisir sensible immédiat peut conduire à des conséquences négatives ultérieures L’action consiste dans des choix volontaires rationnels
Culture La culture est en continuité avec la satisfaction des besoins sensibles naturels Les règles qui organisent la culture ne sont pas celles qui régissent la nature La culture trouve sa condition de possibilité dans l’esprit humain
Anthropologie L’être humain est un est de la matière doté d’une sensibilité Si c’était le cas, cela ne permettrait pas d’expliquer la différence entre les autres animaux et l’être humain L’être humain se caractérise par le fait qu’il est dôté d’un esprit capable de raisonnement.

 

Limite de l’orientation idéaliste rationaliste: elle suppose la capacité de fonder dans une transcendance absolue le savoir.

 

Orientation possible pour une troisième partie: Le pragmatisme

 

Hypothèse 3: Instinct + expérimentation

 

– La pratique: L’action pratique est de l’ordre de la prudence. Il s’agit d’expérimenter des hypothèses vraisemblables relativement à une situation donnée. La pratique fait appel à la prudence

 

– La théorie: La connaissance théorique consiste à évaluer les énoncés relativement à leurs conséquences pratiques. Ils ne sont donc ni fondés sur une connaissance rationnelle a priori, ni sur une reception passive par les sens de données extérieures, mais sur l’expérimentation.

 

– L’anthropologie: L’être humain est un être vivant mu par un instinct de survie. Mais cet instinct n’est pas immuable, mais est capable d’une plasticité sous l’effet de la pratique.

 

– La culture n’est pas le produit de besoins immédiats, mais le produit d’habitudes acquises sous l’effet de l’expérience pratique.

 

Cours de philosophie – Première partie

Préambule


Ce cours, s’appuyant sur le programme officiel des classes terminales générales, propose une introduction à la philosophie. L’approche mise en œuvre confronte trois hypothèses qui permettent de modéliser les principales controverses philosophiques tant dans le champ théorique que pratique. Les positions modélisées lors du traitement d’un problème philosophique sont ensuite exemplifiées à partir de textes d’auteurs de la tradition philosophique. Ce cours developpe au-delà d’une simple confrontation d’hypothèses les éléments d’une orientation philosophique pragmatiste.

 

Introduction



Pourquoi y-a—il de la philosophie ? Et quel l’intérêt de l’étude de cette discipline ? L’hypothèse de réponse que l’on formulera ici à cette question est la suivante: la philosophie naît de l’étonnement face à la diversité des opinions répondant à une même question. Cet étonnement qui fait surgir un doute, déclenche une enquête, visant à le faire cesser. Cette enquête est philosophique lorsqu’elle pose explicitement la question des valeurs qui sont à l’oeuvre dans nos pratiques: pourquoi désirons nous connaître ? Quelle est la valeur de la  recherche de la vérité ? Quelles sont les valeurs de la culture ? En vertu de quelles valeurs est-ce que je dois agir ? Cela ne signifie pas nécessairement que pour le philosophe, ces valeurs sont premières et que ce sont elles qui orientent nos actes, mais qu’il s’interroge au moins sur leur origine. De fait, c’est ce qui distinguerait la science de la philosophie. La science moderne s’attache à connaître la réalité, mais elle ne se pose pas la question de la valeur du savoir scientifique et donc du fait que l’on puisse consacrer sa vie à la connaissance scientifique. La philosophie est une recherche de savoir, mais orienté vers l’action. L’étymologie grecque signifie ainsi: « amour de la sagesse », ce qui signifie: recherche d’un savoir pratique, un savoir sur les valeurs de l’action: comment dois-je vivre ? Néanmoins, on le verra, cette opposition entre un savoir orienté vers la connaissance du réel et un savoir de la pratique est peut-être moins strict qu’il n’y paraît.

Cette recherche d’un savoir pratique est d’autant plus vital que nous vivons en société. Nous devons donc être capable d’agir collectivement au risque sinon de sombrer dans la guerre civile. L’enquête philosophique peut contribuer à nous y aider sur plusieurs points. D’une part, elle permet de mieux comprendre les sous-bassement, les présupposés, et la logique interne des différentes positions qui s’affrontent au sein de la société. Mais, la portée de la philosophie ne se limite pas à cela. Elle permet d’analyser la cohérence argumentative de ces différentes positions. Enfin, elle permet de proposer des hypothèses de solution à expérimenter. Cette dernière dimension appelle deux remarques. La première, c’est que la démarche philosophique ne se réduit pas à une simple connaissance d’argumentations, mais qu’elle est orientée vers une recherche de la vérité. Néanmoins, l’hypothèse qui sera formulée ici, c’est que cette recherche de vérité ne peut pas se limiter à une simple discussion argumentative, mais qu’elle suppose également une expérimentation pratique. Ce dernier aspect constitue la limite d’un cours de philosophie, parce qu’au-delà d’hypothèses théoriques, les philosophies sont des manières de vivre.

Le problème philosophique qui sera posé ici est le suivant: dans quelle mesure, face à la pluralité des opinions, sommes nous capable d’établir une connaissance objective et rationnelle sur le réel  capable de produire un consensus ? Le discours rationnel désigne ici celui s’appuyant sur une connaissance du réel capable d’être argumentée à autrui de manière à le convaincre.

L’approche de la philosophie proposée ci-dessous consiste à partir de trois hypothèses qui constituent les prémisses de trois positions qui ont des implications sur l’ensemble des champs philosophiques: épistémologie, ontologie, culture, politique, anthropologie et morale seront examinés. Chaque notion peut-être conceptualisée c’est-à-dire définie par rapport à l’une de ces trois hypothèses. C’est de l’existence de ces différences de conceptualisation qui naît alors un problème philosophique. On s’attachera ci-dessous à développer le type d’argument sur lequel peut s’appuyer une position et à l’exemplifier à partir d’un auteur de la tradition philosophique.

 

Préalables: Axiomatisation

 

Avant d’entrer dans le cours proprement dit, il s’agit ici de présenter les trois hypothèses

base qui orientent la réflexion à laquelle s’adjoint l’hypothèse pragmatique qui constitue

la quatrième hypothèse:


1) Hypothèse 1: Les sens + le vivant (sensualisme)

Il peut paraître évident de partir de la sensibilité. En effet, il semble à première vue que j’acquière mes connaissances par les sens.

La sensibilité est commune à l’être humain et aux animaux. L’être humain est donc un être vivant, un animal.

Limites:

La sensibilité ne permet pas de fonder une connaissance objective. En effet, les sensations sont subjective c’est-à-dire relative à chaque sujet qui l’éprouve.

Si on réduit l’être humain à la sensibilité, on ne comprend pas ce qui le différencie des autres animaux.


2- Hypothèse 2: La raison + la matière (rationalisme matérialiste)

Il est possible de supposer que l’être humain acquiert des connaissances également par le raisonnement. Plutôt que de fonder la connaissance sur la sensibilité, on peut alors tenter de la fonder sur le raisonnement.

Les sciences de la nature s’appuient sur le raisonnement nous conduisent à avoir une connaissance de la nature qui diffère de notre connaissance sensible. La nature est composée de matière. Mais la matière telle que la conceptualise la physique n’est pas la matière telle que je la perçois avec mes sens.


Limites:

Néanmoins, le raisonnement s’appuie sur des prémisses. Or ces prémisses ne peuvent pas être fondées sur un raisonnement sans régression à l’infini.


3- Hypothèse 3: Intuition intellectuelle + esprit (idéalisme)

Pour fonder le raisonnement, il est possible de supposer que l’être humain est un capacité de posséder des intuitions intellectuelles qui lui permettent de saisir de manière immédiate des vérités premières qui permettent ensuite de déduire par raisonnement d’autres vérités.

Ces vérités qui sont saisies de manière intellectuelles sont de l’ordre de la pensée et non de la matière. Il existe donc en dehors de la matière, une autre réalité, l’esprit.


Limites:

Néanmoins, il est possible que ces premiers principes qui paraissent évidents ne soient que des opinions relatives issues de l’habitude.


4- Hypothèse 4: Action + vivant (pragmatisme)

Nos connaissances seraient tirées de l’expérimentation empirique, de notre pratique.

L’être humain est un être vivant dont l’action tend comme celle de tout les êtres vivants à assurer sa propre survie. Néanmoins, l’être humain n’est pas mu par un instinct immuable, mais il possède une intelligence qui lui permet de raisonner et de tirer de ses expériences pratiques singulières des règles générales.

 

N.B:  On verra durant le développement du cours qu’il est possible de complexifier

les hypothèses sensualistes et idéalistes en leur adjoignant le raisonnement.

 

Première partie:

La connaissance de la réalité

 


Notions: La vérité, l’interprétation, la démonstration, théorie et expérience, raison.

 

Chapitre I- Les conditions de possibilité de la connaissance

 

Face à la diversité des opinions et si la philosophie est une enquête orientée vers la vérité, il est nécessaire de s’interroger sur les conditions de possibilité permettant de mener une telle enquête: Qu’est-ce que la vérité ? Comment puis-je la connaître ? Pour commencer, il est possible de partir de l’opinion commune sur le sujet. Quand est-ce que le langage courant je dis qu’une affirmation est vraie ? Prenons l’affirmation suivante: « il y a une table dans cette pièce ». Cette affirmation est vraie s’il y a effectivement une table dans la pièce. C’est-à-dire que nous semblons être d’accord pour qualifier d’affirmation vraie, une proposition qui correspond à la réalité. Le vrai ce serait la correspondance avec la réalité. Pourtant, prenons un autre exemple, lorsque je dis: « ce tableau est un faux ». La vérité consiste-t-elle ainsi dans la correspondance avec la réalité ou dans l’authenticité ? Je ne veux pas dire que ce tableau n’existe pas, mais qu’il n’est pas authentique. Autre constatation: si je dis « si a = b et si b = c alors a = c », ce raisonnement vrai, mais ne correspond pas à un objet de la réalité. La vérité consiste-t-elle dans la correspondance avec la réalité ou dans la cohérence de mon raisonnement ?

Par ailleurs, si l’on revient à cette première affirmation: « il y a une table dans cette pièce », il semble que ce qui me permet de l’affirmer, c’est le fait que je la vois. Ce qui permet alors de déterminer la vérité, ce sont nos sens. Mais lorsque je dis, « il fait froid dans cette pièce », il peut arriver que quelqu’un d’autre dise: « non, il fait chaud ». Par conséquent, est-ce que mes sens me permettent réellement de connaître la vérité ? La détermination de la vérité peut-elle se fonder sur la connaissance sensible ?

 

1- La relativité de la connaissance sensible: l’hypothèse sensualiste relativiste.

 

Arguments du réalisme naïf:Je vois une table dans la pièce et j’affirme que  « « l’affirmation « il y a une table dans cette pièce » » est vraie ». L’évidence sensible, c’est-à-dire celle issue des sens, serait donc la source de certitudes subjectives qui seraient également des certitudes objectives. Cette position est appelée « réalisme naïf ». Toute connaissance issue des sens est vraie. La science partirait alors de l’observation par les sens de la réalité. Par exemple, le biologiste observe la faune et la flore qui l’entoure afin de l’étudier. Prouver quelque chose, ce serait alors le montrer. Ainsi, sur la foire, le vendeur nous fait la démonstration que son produit nettoyant enlève toutes les tâches. Démontrer est ici synonyme de montrer.

 

Arguments du sensualisme relativiste: Il peut sembler évident de commencer par cette hypothèse: elle semble la plus immédiate. Pourtant, elle pose un certain nombre de problèmes. La certitude sensible est subjective et relative. Elle est une certitude pour moi, mais pas nécessairement pour quelqu’un d’autre. Par exemple, le fait d’avoir froid ou chaud dans une même pièce apparaît comme  relatif en fonction des personnes.  Une autre hypothèse trouble les philosophes depuis l’antiquité. Il arrive que nous soyons victimes d’illusions d’optiques, comme les mirages. Or serait-il possible que tout ce qui nous apparaît ne soit qu’une gigantesque illusion sensible ? Si la réalité est relative à l’apparence sensible, alors la réalité varie en fonction du point de vue de chacun et des circonstances. Ainsi, les opinions propres à chaque cultures, les lieux communs, seraient alors relatifs à nos expériences sensibles et auraient été figés dans le langage, par l’habitude. Celui qui serait sage, serait celui qui aurait le plus d’expérience, qui aurait le plus observé, qui aurait accumulé le plus de savoir sensible. Nos raisonnements ne seraient ainsi que des habitudes relatives.

 

Arguments d’un sensualisme vitaliste: Le monde apparaît comme étant alors relatif à notre point de vue. Mais comment se construit cette perception relative. Il est possible de faire l’hypothèse que si nous sommes des êtres doués de sensibilité, c’est que nous sommes des êtres vivants. Ce qui distinguerait alors ces êtres ne serait pas seulement leur sensibilité, mais la force interne qui les fait agir. Notre perception de la réalité peut-être alors analysée comme relative aux valeurs vitales qui sont l’effet de cette force. En tant qu’être vivant, nous tendons à nous conserver en vie. Notre perception peut alors apparaître comme relative à ce qui nous permet de nous conserver en vie. Notre perception est donc une interprétation relative de la réalité. Elle ferait intervenir en plus des sens des évaluations qui sont l’effet de la projection de notre force vitale sur notre environnement. Il n’y a donc pas de signification vraie en soi dans la réalité, les interprétations ne sont que des perspectives.

La vérité n’est pas alors la correspondance à la réalité, mais au contraire il s’agit d’exprimer contre les habitudes communes du langage, la perspective vitale la plus singulière, la plus authentique. Il s’agit de « devenir, ce que l’on est ». La vérité n’est plus une connaissance de la réalité, mais l’expression d’une interprétation authentique de la réalité.

 

Texte:Nietzsche: Relativité de la perception

 

La connaissance suppose le recours à l’intuition sensible, or celle-ci est nécessairement subjective et relative.

 

C’est seulement grâce à sa capacité d’oubli que l’homme peut parvenir à croire qu’il possède une « vérité » au degré que nous venons d’indiquer. S’il ne peut pas se contenter de la vérité dans la forme de la tautologie, c’est-à-dire se contenter de cosses vides, il échangera éternellement des illusions contre des vérités. Qu’est-ce qu’un mot ? La représentation sonore d’une excitation nerveuse. Mais conclure d’une excitation nerveuse à une cause extérieure à nous, c’est déjà le résultat d’une application fausse et injustifiée du principe de raison. Comment aurions-nous le droit, si la vérité avait été seule déterminante dans la genèse du langage, et le point de vue de la certitude dans les désignations, comment aurions-nous donc le droit de dire : la pierre est dure – comme si « dure » nous était encore connu autrement et pas seulement comme une excitation toute subjective !   (Nietzsche, Extrait de Vérité et mensonge au sens extra-moral)

 

Remarque: Il est possible de noter que l’hypothèse sensualiste relativiste est bien souvent aujourd’hui remplacée par une variante qui est celle du tournant linguistique. Nos affirmations sont relatives à la médiation du langage. En effet, l’hypothèse sensualiste supposait que nous n’avons accès qu’à des sensations et jamais directement à la réalité. L’hypothèse du tournant linguistique, c’est que notre accès à la réalité est toujours relatif au langage.

 

Objection: Néanmoins, l’affirmation « toute réalité est relative à nos sens ou à notre langage » se heurte à une objection. En effet, cette affirmation est elle aussi relative à nos sens et à notre langage. Par conséquent, cette affirmation ne vaut que pour moi et n’importe qui d’autre peut la contredire. Elle se heurte donc au principe de non-contradiction. Le principe de non-contradiction est un des principes de base du raisonnement. Il consiste à affirmer qu’une même réalité, dans le même temps et sous le même rapport, ne peut pas être elle-même et son contraire. Sans ce principe de non-contradiction, il nous deviendrait impossible de discuter et de défendre une opinion contre un autre interlocuteur.

 

2- Le recours au raisonnement: l’hypothèse rationaliste

 

Arguments: La science moderne s’est construite en rompant avec l’opinion immédiate issue des sens et avec les traditions issues des connaissances empiriques. La représentation que nous fournit la science moderne du réel dépasse les connaissances sensibles. Par exemple, nos sens ne permettent pas de percevoir les atomes. L’hypothèse matérialiste rationaliste consiste à supposer que le réel est organisé selon un certain nombre de principes rationnels tels que le principe de non-contradiction et le principe de causalité (toute chose doit avoir une cause). L’être humain est une partie de cette réalité et son esprit fonctionne donc selon les mêmes principes. La vérité comme adéquation entre la réalité et l’esprit humain est garantie par le critère de la cohérence. En effet, si le réel est rationnel, il devrait donc être possible de démontrer la réalité par le raisonnement sans s’appuyer sur l’intuition sensible. Démontrer, cela consiste donc dans ce cas à établir la vérité d’une proposition par la cohérence du raisonnement.

 

Exemple: le jugement et le syllogisme

 

Un jugement: Les hommes [sujet] sont [copule] mortels [prédicat]: à un sujet est attribué un prédicat par l’intermédiaire d’une copule.

 

Exemple de raisonnement: Le syllogisme

 

Tous les hommes sont mortels [prémisse majeure]           si a est b

Socrate est un homme [prémisse mineure]                         si c est a

Socrate est mortel [conclusion du raisonnement]      alors  c est b

 

La logique est la discipline qui étudie les formes du raisonnement indépendamment de leur contenu

 

En effet, la relativité de la connaissance sensible pose un second problème qui est celui de l’induction. L’observation sensible nous donne accès à une connaissance de la réalité, mais celle-ci est toujours relative à un cas particulier. Par la généralisation, c’est-à-dire l’induction à partir de cas particuliers, je ne peux pas obtenir d’énoncés universels c’est-à-dire valables pour tous les cas. Il n’est donc pas possible de partir de l’observation pour établir la réalité. Il faut s’appuyer uniquement sur le raisonnement, sa cohérence et la déduction. La science ne peut donc pas partir de l’observation, mais uniquement du raisonnement. L’expérience scientifique elle-même apparaît comme une théorie matérialisée. A travers les instruments scientifiques et le dispositif expérimental, c’est un cadre théorique qui est à l’oeuvre.

Connaître la réalité, cela consiste donc à l’expliquer. C’est-à-dire établir les causes efficientes, motrices, qui rendent compte de l’existence d’un fait. Tout fait est déterminé par un fait antérieur. La cause finale, l’explication par le but, n’est pas rationnelle: un fait postérieur ne peut pas déterminer un fait antérieur. La réalité est organisée selon une structure mathématique.

 

Texte de Leibniz (XVIIe):

 

Les grands principes du rationalisme moderne:

le principe de non-contradiction, le principe de raison suffisante, la distinction entre vérités de raison et vérités de fait.

 

31.  Nos raisonnements sont fondés sur  deux grands principes,  celui de la contradiction en vertu duquel nous jugeons  faux ce qui en enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire au faux.

32.  Et  celui de la raison suffisante,  en vertu duquel nous  considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable,  sans qu’il y ait une raison suffisante pourqu’il en soit ainsi et non pas autrement. Quoique  ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues.

33. Il y a aussi deux sortes de  vérités,  celles de  Raisonnement et celles de Fait. Les vérités de Raisonnement sont nécessaires et leur opposé est impossible, et celles de Fait sont contingentes et leur opposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut trouver la raison par l’analyse, la résolvant en idées et en vérités plus simples, jusqu’à ce qu’on vienne aux primitives.

(Extrait de La Monadologie).

 

Objections: Néanmoins, les présupposés du rationalisme moderne se heurtent à un certain nombre de limites. La première consiste à se demander si le raisonnement permet de déduire la réalité. La cohérence peut-elle être le critère de la vérité ? En effet, on peut s’apercevoir qu’un raisonnement peut être cohérent d’un point de vu formel et faux du point de vue de son contenu: « Tous les objets bleus sont beaux. Tous les arbres sont bleus. Donc tous les arbres sont beaux ». Le raisonnement formellement correct, mais il est matériellement faux du point de vue de notre intuition sensible. La cohérence permet seulement d’établir la validité logique. Le raisonnement ne permet pas de déduire l’existence d’un être. Il ne suffit pas qu’une chose soit possible, c’est-à-dire non-contradictoire, pour quelle soit. Certains philosophes, tels Descartes, ont ainsi tenté de s’appuyer sur une démonstration de l’existence de Dieu pour pouvoir déduire l’ensemble de la réalité sans recourir à la connaissance sensible. Dieu est l’être qui possède toutes les qualités. Donc l’existence est contenu dans la définition de Dieu puisqu’un être parfait sans existence ne serait pas parfait. Donc Dieu existe. Il s’agit de la preuve ontologique. Mais cette preuve se heurte à une objection, formulée par Kant, qui fait qu’il ne s’agit pas d’une démonstration, mais seulement d’une argumentation. Dieu serait le seul être pour qui l’existence serait contenu dans sa définition: or rien ne permet d’assurer que l’existence puisse au moins pour un existant être une propriété au même titre que d’avoir un angle droit pour le triangle rectangle. Ainsi, entre le billet de cinquante euros que nous avons dans notre poche et celui auquel nous pensons, il n’y a pas de différence au niveau de la définition. La seule différence, c’est l’existence.

La seconde limite consiste dans le fait de réussir à établir que les règles de rationalité de notre esprit sont également les règles de rationalité de la réalité qui se situe en deçà de l’apparence sensible. Cette hypothèse se heurte à l’argument du cercle vicieux. Pour établir que notre rationalité correspond à la structure rationnelle du monde, il faut utiliser un raisonnement. Par conséquent pour établir la validité d’un raisonnement, nous utilisons un autre raisonnement. Comment alors garantir même la vérité du principe de non-contradiction ?

 

3- La recherche d’un fondement transcendant: l’hypothèse idéaliste.

 

Arguments: S’il n’est pas possible de garantir la vérité d’une démonstration à partir de sa cohérence, il s’agit alors d’en fonder les prémisses et ainsi les principes du rationalisme. En effet, la vérité matérielle de la démonstration repose sur ses prémisses. Or la vérité du contenu des prémisses ne peut être ni fondé par les sens, ni par la raisonnement comme nous l’avons vu. Il existe donc une troisième hypothèse qui consiste à supposer que les êtres humains possèdent une faculté de connaissance intuitive, mais qui n’est pas de l’ordre des sens. Cette faculté de connaître nous permet une connaissance immédiate sans raisonnement des premiers principes conduisant ainsi à fonder les démonstrations.

Si cette fondation n’est pas tirée de l’expérience ou de la structure de la réalité, alors elle suppose l’accès à une connaissance transcendante, supérieure à la réalité. Néanmoins, cette hypothèse semble bien mystérieuse. Qu’est-ce qui nous permettrait de l’étayer ?

Il existe un type de connaissance vraie qui semble pouvoir correspondre à cela, ce sont les mathématiques. En effet, les mathématiques ne sont pas issues de l’expérience sensible. Les figures géométriques ne sont pas tirées de nos perceptions sensibles: personne n’a jamais vu un carré parfait. Ce sont des objets d’idéaux. En outre, les mathématiques, à la différence de la logique, ne sont pas de simples raisonnement formels. La découverte de démonstrations mathématiques supposent des intuitions qui ne sont pas contenues dans le simple raisonnement formel. Les chiffres ont des propriétés qui dépassent les propriétés de la logique. Par exemple, A= A: c’est de la logique. En revanche: 1 + 1 = 2, 2 + 1 = 3, mais 1 + 0 = 1: cela suppose que le zéro a des propriétés qui ne sont pas celles des autres chiffres. Les raisonnements logiques ne sont que de simples tautologies, en revanche les raisonnements mathématiques supposeraient des intuitions.

 

Texte: Pascal (XVIIe), Pensées: Le coeur et la raison (c’est-à-dire intuition intellectuelle et raison):

 

L’être humain possède deux voies d’accès à la vérité: l’intuition intellectuelle (foi religieuse et évidences intellectuelles) et le raisonnement. L’intuition est supérieure à la raison.


« Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaye de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvements, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours. (Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un doit le double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies.) Et il est aussi inutile et ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre, pour vouloir les recevoir. Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment. Mais la nature nous a refusé ce bien; elle ne nous a au contraire donné que très peu de connaissances de cette sorte; toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement. »

 

La connaissance scientifique ne repose par alors uniquement sur le raisonnement, mais également sur l’intuition qui vient fonder les premiers principes. Ce qui fait le critère de la vérité par intuition, c’est son évidence. La certitude subjective de cette évidence constitue également le critère de sa certitude objective.

De même, les sciences humaines s’intéressent aux actions humaines. Or les actions humaines et les discours – écrits ou oraux – semblent se caractériser par le fait que leurs auteurs leur attribut une signification. Or on l’a vu précédemment, les sciences naturelles modernes se caractérisent par un implicite rationaliste qui consiste à éliminer l’explication par la finalité. Or comprendre la signification d’un geste ou d’une parole, cela consiste à considérer qu’ils veulent dire quelque chose, qu’ils sont orientés selon un certain but. Interpréter un acte, un geste, cela consiste à en comprendre le sens. L’acte de comprendre consiste dans la saisie immédiate du sens. La compréhension au sens des sciences de l’esprit consiste dans une intuition intellectuelle des fins de l’acte. Elle se distingue de l’empathie qui est une intuition d’ordre sensible.

 

Objection: Néanmoins, il est possible d’effectuer une objection, comme le fait Leibniz, à la position d’idéaliste intuitionniste qui fonde la connaissance sur l’intuition intellectuelle: si l’évidence est le critère de l’intuition vraie, quel est le critère de l’évidence ? Même si on énonce des critères à l’évidence, quels seront alors les critères de ces critères et ainsi à l’infini ? La tentative de fonder sur une transcendance idéale la connaissance se heurte à l’argument de la régression à l’infini. Un des exemples qui a servi de point d’appui à l’hypothèse idéaliste étaient les mathématiques euclidiennes dont la vérité était sensée s’appuyer sur des premiers principes vrais. Néanmoins, le développement de géométrie non-euclidienne a constitué un argument contre les thèses de l’intuitionnisme au profit des positions formalistes. Il semblait en effet possible de développer à partir d’autres postulats des géométries différentes et tout aussi susceptibles de s’appliquer à la réalité.

 

Les tropes d’Agrippa (philosophe sceptique):

a) contradiction des opinions, b) régression à l’infini,  c) relativité des sens, , d) tout premier principe n’est qu’une hypothèse, e) diallèle ou cercle vicieux


Agrippa en ajoute cinq autres à ceux-ci; il les tire de la différence des doctrines, de la nécessité de remonter à l’infini d’un raisonnement à un autre, des rapports, du caractère des principes et de la réciprocité des preuves. Celui qui a pour objet la différence des doctrines montre que toutes les questions que se proposent les philosophes ou qu’on agite généralement sont pleines d’incertitudes et de contradictions. Celui qui se tire de l’infinité établit qu’il est impossible d’arriver jamais, dans ses recherches, à une vérité incontestable, puisqu’une vérité est établie au moyen d’une autre, et ainsi à l’infini. L’argument emprunté aux rapports repose sur ce que jamais un objet n’est perçu isolément et en lui-même, mais bien dans ses rapports avec d’autres; il est donc impossible de le connaître. Celui qui porte sur les principes est dirigé contre ceux qui prétendent qu’il faut accepter les principes des choses en eux-mêmes, et les croire sans examen ; opinion absurde, car on peut tout aussi bien poser des principes contraires à ceux-là. Enfin celui qui est relatif aux preuves réciproques s’applique toutes les fois que la preuve de la vérité cherchée suppose préalablement la croyance à cette vérité : par exemple si, après avoir prouvé la porosité des corps par l’émanation, on prouve ensuite l’émanation par la porosité. (Diogène Laërce, Vie et doctrine des philosophes illustres)

 

Objections: L’enquête philosophique se trouve-t-elle réduite au scepticisme ? S’arrête-t-elle à peine commencée ? Cependant, la position sceptique souffre elle-aussi de points faibles: le sceptique devrait douter lui-même de son propre doute et ainsi à l’infini. En outre le scepticisme apparaît comme intenable dans la pratique.

 

Texte- Hume:

 

Le scepticisme extrême est détruit par la pratique, par l’action


« Un pyrrhonien ne peut s’attendre à ce que sa philosophie ait une influence constante sur l’esprit; ou, si elle en a, que son influence soit bienfaisante pour la société, Au contraire, il lui faut reconnaître, s’il veut reconnaître quelque chose, qu’il faut que périsse toute vie humaine si ses  principes prévalaient universellement et constamment. Toute conversation et toute action cesseraient immédiatement, et les hommes resteraient dans une léthargie totale jusqu’au moment où l’inassouvissement des besoins naturels mettrait une fin à leur misérable existence. Il est vrai, un événement aussi fatal est très peu à craindre. La nature est toujours trop puissante pour les principes. Bien qu’un pyrrhonien puisse se jeter, lui et d’autres, dans une confusion et un étonnement momentanés par ses profonds raisonnements, le premier et le plus banal événement de la vie fera s’envoler tous ses doutes et tous ses scrupules, et il le laisse identique, en tout point, pour l’action et pour la spéculation, aux philosophes de toutes les autres sectes et à tous les hommes qui ne se sont jamais souciés de recherches philosophiques. Quand il s’éveille de son rêve, il est le premier à se joindre au rire qui le ridiculise […]. (Enquête sur l’entendement humain –  XVIIIe)

 

4- La connaissance évaluée par ses conséquences pratiques: l’hypothèse pragmatiste

 

L’hypothèse pragmatiste a pour origine l’hypothèse sensualiste relativiste, mais elle introduit la médiation de l’action. Nous ne sommes pas simplement des êtres sensibles, mais également des êtres vivants en capacité de se mouvoir. Nos perspectives sensibles sont expérimentées dans la pratique. La valeur d’une hypothèse est évaluée à partir de ses conséquences pratiques.

L’expérimentation pragmatiste se caractérise par un certain nombre de points. L’être humain, en tant qu’être vivant, tend à se conserver en vie. La vérité correspond donc à ce qui nous utile. Mais on pourrait alors objecter qu’un mensonge peut nous être utile et ne pas correspondre à la réalité. Néanmoins, l’hypothèse pragmatiste consiste à supposer que ce qui nous est réellement utile l’est parce qu’il correspond à la réalité. L’hypothèse selon laquelle l’erreur pourrait être utile est considérée comme absurde. En effet, un être vivant ne peut pas survivre en agissant d’une manière contradictoire avec son milieu, à savoir avec la réalité.

Les opinions issues des perspectives sensibles sont expérimentées dans l’action. L’expérimentation permet de réfuter une opinion, mais elle ne permet pas de la vérifier. Celle-ci peut toujours être réfutée par une expérience ultérieure. Outre l’expérimentation du fait que nous sommes des êtres sociaux, ces expérimentations sont menées collectivement et sont discutées collectivement. Le résultat de l’expérimentation doit résister à la discussion argumentée.

Le pragmatisme introduit un primat de l’action sur la théorie puisque c’est à l’aune de leurs conséquences pratiques que les hypothèses sont évaluées. Le pragmatisme n’introduit pas une rupture entre les faits et les valeurs. Les faits supposent des valeurs, par exemple, d’ordre épistémiques, mais les valeurs sont elles-mêmes argumentées à partir de faits.

La rationalité, tout comme les connaissances rationnelles, est le produit des règles issues de l’expérimentation et de la discussion.  La vérité est donc une situation idéale dans laquelle il y aurait adéquation entre nos connaissances et la réalité. Il n’y a pas d’incommensurabilité entre nos paradigmes, en effet dire qu’ils sont incommensurables suppose justement que l’on soit capable de les comparer.

 

Texte: James, Vérité et utilité:

 

Le vrai est utile, mais l’utilité n’est réelle que si elle correspond à la réalité:


Admettez qu’il n’y ait dans les idées vraies rien qui soit bon pour la vie; admettez que la possession de ces idées soit un désavantage positif et que les idées fausses soient seules avantageuses : alors il vous faut admettre que la notion de la vérité conçue comme chose divine et précieuse, et la notion de sa recherche conçue comme obligatoire, n’auraient jamais pu se développer ou devenir un dogme. Dans un monde où il en irait ainsi, notre devoir serait plutôt de fuir la vérité ! Dans le monde où nous sommes, au contraire, de même qu’il existe certains aliments qui ne sont pas seulement agréables au goût, mais bons pour les dents, bons pour l’estomac, bons pour les tissus; de même, exactement de même, il existe certaines idées qui ne sont pas seulement agréables à penser, ou simplement agréables comme servant de point d’appui à d’autres idées auxquelles nous tenons : il existe des idées qui nous sont en outre une aide précieuse dans les luttes de la vie pratique. S’il y a bien une vie qu’il soit réellement bon de mener plutôt que toute autre; et s’il y a bien une idée qui, obtenant notre adhésion, puisse nous aider à vivre de cette vie-là, eh bien ! il nous sera réellement meilleur de croire à cette idée, pourvu que la croyance s’y attachant ne soit pas, bien entendu, en opposition avec d’autres intérêts vitaux d’un intérêt supérieur.

(Le pragmatisme, Leçon II)

 

Remarque: C’est une thèse fort répandue que de penser que les philosophes pragmatistes sont anti-réalistes c’est-à-dire qu’ils pensent que la vérité est utile même si elle ne correspond pas à la réalité. Or comme le rappelle William James, dans L’idée de vérité, il s’agit plutôt d’une déformation de la position pragmatiste par les adversaires du pragmatisme philosophique.

 

Tableau distinguant différentes disciplines:

 

Ces disciplines sont-elles orientées vers la recherche de la vérité ? Cherchent-elles à établir la preuve de la vérité par le raisonnement ou par les faits ?

 

Logique La logique s’intéresse uniquement à la validité d’un discours, sa cohérence.
Mathématique Les mathématiques ne sont pas réductibles à la logique: le théorème de Gödel marque un échec dans les tentatives de réduire les mathématiques à la logique formelle
Sciences physiques etSciencesde la vie Les sciences physiques et les sciences de la vie s’appuient sur des hypothèses qui peuvent être contre-intuitives.Elles font appel à des expériences scientifiques pour tester ces hypothèses.Les sciences de la vie font néanmoins intervenir davantage l’observation que les sciences physiques qui sont davantage mathématisées.

 

Sciences humaines Les sciences humaines ne permettent pas généralement de tester les hypothèses et les théories par des expériences. Le recueil de données empiriques occupe une place importante: témoignages, observations…
Philosophie Discours argumentatif s’appuyant sur des prémisses vraisemblables, mais orienté vers la recherche de la vérité.
Rhétorique Discours argumentatif orienté uniquement vers le fait de parvenir à persuader l’interlocuteur. La rhétorique s’appuie sur des prémisses vraisemblables.

 

Transition:

 

Après avoir essayé d’élucider les conditions de possibilité épistémiques de l’enquête philosophique, le chapitre suivant est consacré aux hypothèses qu’il est possible de formuler sur la réalité et à défendre celles que nous tenons comme les plus rationnellement justifiées.

 

 

 

Chapitre II: Le vivant: entre matière et esprit.

 

Les hypothèses ontologiques:

 

Le thème du vivant  constitue une porte d’entrée intéressante pour penser les problèmes liés à la connaissance de la réalité. En effet, les êtres humains sont des êtres vivants. Or les êtres vivants peuvent-ils être réduits à des choses matérielles ? Les êtres vivants peuvent-ils être étudiés comme on étudie des minéraux ou possèdent-ils une spécificité irréductible ? Or même si on admet que les êtres vivants ne sont pas réductibles à la matière inerte, pour autant les êtres humains sont-ils réductibles eux-même à des êtres vivants ou possèdent-ils également une spécificité ?

Néanmoins pour tenter d’éclairer ces problèmes philosophiques, il est nécessaire en préalable d’apporter quelques éléments sur les sciences pré-modernes.

 

1- La représentation du monde dans les sciences avant la période moderne

 

En remettant en cause l’explication par la finalité, la science moderne a profondément transformé la représentation du monde par rapport à ce qu’elle était dans l’Antiquité et la période médiévale.  Le monde y apparaissait en effet comme un cosmos ordonné en fonction d’une fin et indiquait donc des valeurs. Il n’y avait pas de distinction entre fait et valeur. Dans le monde pré-moderne, chaque réalité était explicable en fonction de son but, voire de son utilité pour l’être humain. Par exemple, si nous avons des yeux, c’est pour voir: l’oeil est expliqué par sa finalité c’est-à-dire par sa fonction, son but.

La différence entre le minéral et le vivant tient par exemple chez Aristote a un principe d’organisation, l’âme, qui donne forme à la matière. Les âmes végétales, animales et humaines se distinguent par leurs finalités. Ainsi l’être humain possède les facultés contenues dans les deux premières, mais la particularité de son âme – dite intellective – est d’avoir pour fin la pensée. De fait, la finalité la plus haute que puisse se donner l’être humain est de pouvoir penser. De manière générale, la notion d’âme a été certainement induite de la différence entre le corps vivant et le corps mort: ce dernier semble avoir perdu le souffle qui l’animait. La science aristotélicienne, dominante à l’époque médiévale, est qualitative, non-mathématisée, accordant une place importante de ce fait l’observation sensible.

 

Au contraire, un univers infini, dont la terre n’est plus le centre, remet en cause la vision de la connaissance scientifique comme donnant une représentation de la réalité orientée selon l’utilité qu’elle a pour l’être humain.

 

2-  L’hypothèse matérialiste rationaliste sous-tendant les sciences modernes

 

Le rationalisme de la science moderne conduit ainsi à rompre avec le subjectivisme de la sensibilité et de l’évaluation. La matière n’est plus définie comme ce qui est perçu par les sens, mais ce qui est connu par l’analyse rationnelle. La remise en cause de l’explication par la finalité conduit à ne plus s’appuyer sur l’hypothèse d’une explication à partir d’un sens (une signification et un but) qui aurait été mis par un être transcendant Dieu dans la réalité matérielle. Il ne s’agit plus alors d’interpréter le monde relativement à un dessein intelligent ou d’une providence divine, mais comme un système de causes efficientes et d’effets. La science moderne rompt également avec l’utilitarisme de l’hypothèse sensualiste. Connaître ne consiste plus à déterminer ce qui peut être utile pour les êtres humains.

La logique de la science moderne conduit ainsi à traiter la nature en générale, donc le vivant et l’être humain, comme un mécanisme. La nature dans son ensemble peut être pensée sur le modèle de la machine.

Ainsi, en ce qui concerne le vivant, ce n’est pas, par exemple, pour voler que les oiseaux ont des ailes, mais c’est parce qu’il ont des ailes qu’ils volent. C’est l’organe qui crée la fonction et non la fonction qui crée l’organe. Il s’agit également de rompre avec l’analyse des actions des êtres vivants comme s’ils cherchaient ce qui est utile à leur survie. Leurs actions ne sont que l’effet d’un mécanisme. De fait, les êtres vivants sont analysés comme des machines et pourraient être réductibles à des machines. De même, avec la théorie de l’évolutionnisme transformisme de Darwin qui fait de l’évolution le produit d’une adaptation des individus à leur milieu, celle-ci n’apparaît plus comme orientée par l’intelligence divine, mais comme le produit de conditions naturelles.

De même, l’esprit humain semble se caractériser par sa capacité à penser en termes de finalité. Nous supposons que les actes des autres individus ont du sens car leur auteur aurait une certaine intention et poursuivrait un certain but. Or, la science moderne se caractérise par sa tentative d’éliminer la finalité de la nature. Ainsi, il serait possible de rendre compte de la pensée à partir du fonctionnement du cerveau humain. La pensée serait réductible à la matière. En effet, pour que l’esprit puisse agir sur le corps humain, il faut supposer qu’il soit matériel. Les opérations de l’esprit seraient réductibles à des mécanismes. Il serait ainsi possible à terme de construire des robots pouvant penser. De même, serait envisageable à terme que les neurosciences nous permettent de lire dans l’esprit humain à partir de l’étude du cerveau humain.

 

Texte de La mettrie, L’homme machine:

 

L’homme est un être entièrement matériel, sa pensée n’est que l’effet d’un mécanisme. Il n’est pas différent d’une machine. 

 

Mais puisque toutes les facultés de l’âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps, qu’elles ne sont visiblement que cette organisation même ; voilà une machine bien éclairée ! Car enfin quand l’homme seul aurait reçu en partage la Loi Naturelle, en serait-il moins une machine ? Des roues, quelques ressorts de plus que dans les animaux les plus parfaits, le cerveau proportionnellement plus proche du cœur, et recevant aussi plus de sang, la même raison donnée ; que sais-je enfin ? des causes inconnues, produiraient toujours cette conscience délicate, si facile à blesser, ces remords qui ne sont pas plus étrangers à la matière, que la pensée, et en un mot toute la différence qu’on suppose ici. L’organisation suffirait-elle donc à tout ? Oui, encore une fois. Puisque la pensée se développe visiblement avec les organes, pourquoi la matière dont ils sont faits, ne serait-elle pas aussi susceptible de remords, quand une fois elle a acquis avec le temps la faculté de sentir ? L’âme n’est donc qu’un vain terme dont on n’a point d’idée, et dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. Posé le moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qu’il leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir, et se conduire en un mot dans le physique, et dans le moral qui en dépend.

Objection: Pourtant, l’objection qui est faîte à la thèse matérialiste, c’est qu’elle ne permet pas de comprendre comment la matière produit des propriétés qu’elle ne possède pas en particulier la finalité.

 

3- L’hypothèse idéaliste face à la science moderne: le dualisme

 

L’hypothèse dualiste de l’idéalisme consiste à admettre les principes du rationalisme matérialiste pour tout ce qui touche la matière inerte, mais à supposer que l’esprit humain n’est pas régit par les règles qui sont celles de la matière. En effet, l’esprit humain n’a pas les propriétés de la matière car il n’est pas matériel. C’est pour cela qu’il n’est pas déterminé par les principes de causes et d’effets. C’est pourquoi l’esprit humain est capable d’orienter ses actions en fonction de buts à atteindre et en particulier en fonctions de valeurs. Ainsi, si les ordinateurs sont capables de calculer, il ne sont pas capables d’effectuer des traductions qui consistent à choisir le bon sens d’un terme en fonction de la signification que l’on pense que l’auteur du texte y a mise.

Néanmoins, l’élimination de la finalité concernant les êtres vivants s’avère difficile. Le paradigme mécaniste ne rend pas compte de la capacité du vivant à se reproduire et à croître. A-t-on vu des montres faire des petits ? En effet, comment rendre compte de l’existence de l’oeil sans introduire le but que constitue la vue ? L’hypothèse que formule Kant consiste à analyser la finalité dans le vivant non comme une réalité, mais comme une idée régulatrice de l’esprit humain. L’analyse scientifique du vivant ne pourrait se passer pour rendre compte du vivant d’introduire une explication en faisant « comme si » il y avait de la finalité.

 

Texte de Descartes, Discours de la méthode, Partie V:

 

Il n’y pas de différence entre un animal et une machine. En revanche, un être humain ne peut être réduit à une machine car sa pensée n’est pas pré-programmée. 


            Je m’étais particulièrement arrêté à faire voir que, s’il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieurs d’un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que, s’il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela des vrais hommes. Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelques changements en ses organes, comme si on la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on veut lui dire; si en un autre, qu’elle crie qu’on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu’elle les arrange diversement pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu’elles fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière ; d’où vient qu’il est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir. Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c’est une chose bien remarquable, qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire, en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout.

 

Objection: Néanmoins si l’hypothèse d’une réduction de l’esprit et du vivant à la matière n’apparaît pas satisfaisante pour rendre compte de l’ensemble de leurs propriétés, à l’inverse la thèse dualiste d’un esprit indépendant de la matière s’avère également insatisfaisant. Outre le fait qu’on ne comprend pas comment l’esprit peut agir sur le corps, cette thèse conduit à extraire l’être humain du reste du règne naturel et à en faire un être de nature différente. Or, n’est-il pas possible d’introduire plutôt entre la matière, le vivant et l’esprit, plutôt qu’une différence de nature, une différence de degrés ?

 

4- L’hypothèse hylozoïste: un monisme vitaliste


L’hypothèse hylozoiste n’est pas une hypothèse scientifique, mais une hypothèse philosophique. Elle consiste à penser la réalité, ou du moins la terre, sur le modèle d’un organisme vivant. La nature serait alors animée par une poussée vitale qui caractériserait également la matière apparemment inerte et les êtres vivants jusqu’à l’être humain. Cette vision de la réalité comme une grande totalité vivante ne correspond pas au modèle de la science moderne. Elle s’y oppose dans sa tendance à réintroduire une forme d’animisme – une force obscure qui serait inexplicable – . Cette force peut apparaît comme une poussée aveugle orientée vers aucune finalité externe si ce n’est se maintenir et croître. Elle s’y oppose également par le fait qu’en pensant la nature sur le modèle de l’organisme vivant: cette conception réintroduit de la finalité dans la nature. Mais également, elle semble réintroduire des valeurs liées aux normes vitales du vivant remettant alors en cause la division entre fait et valeur.

Cette hypothèse semble davantage s’adresser aux poètes qu’aux scientifiques sérieux, même sous la forme de l’hypothèse Gaia. La philosophie ne retomberait-elle pas ici dans des formes de mentalités primitives pré-modernes ? Pourtant, on peut se demander dans quelle mesure, la science actuelle n’est pas inspirée davantage par le modèle de l’organisme vivant plutôt que par celui de la machine. Avec la notion de système, en particulier dans les sciences de l’écologie- écosystème, biosphère…- est-ce que cette hypothèse de la réalité pensée comme une totalité vivante n’apparaît pas comme un modèle heuristique afin de tenter de mieux comprendre le réel ?

 

Extrait: Diderot, Entretien avec D’Alembert:

 

L’existence de la vie et de la pensée conduirait à considérér que la matière inerte est déjà sensible et pensante, mais à un degrés moindre que le vivant et l’être humain. 


Si vous avouez qu’entre l’animal et vous il n’y a de différence que dans l’organisation, vous montrerez du sens et de la raison, vous serez de bonne foi ; mais on en conclura contre vous qu’avec une matière inerte, disposée d’une certaine manière, imprégnée d’une autre matière inerte, de la chaleur et du mouvement on obtient de la sensibilité, de la vie, de la mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée. Il ne vous reste qu’un de ces deux partis à prendre ; c’est d’imaginer dans la masse inerte de l’œuf un élément caché qui en attendait le développement pour manifester sa présence, ou de supposer que cet élément imperceptible s’y est insinué à travers la coque dans un instant déterminé du développement. Mais qu’est-ce que cet élément ? Occupait-il de l’espace, ou n’en occupait-il point ? Comment est-il venu, ou s’est-il échappé, sans se mouvoir ? Où était-il ? Que faisait-il là ou ailleurs ? A-t-il été créé à l’instant du besoin ? Existait-il ? Attendait-il un domicile ? Homogène, il était matériel ; hétérogène, on ne conçoit ni son inertie avant le développement, ni son énergie dans l’animal développé. Écoutez-vous, et vous aurez pitié de vous-même ; vous sentirez que, pour ne pas admettre une supposition simple qui explique tout, la sensibilité, propriété générale de la matière, ou produit de l’organisation, vous renoncez au sens commun, et vous précipitez dans un abîme de mystères, de contradictions et d’absurdités.

 

Remarque: On trouve chez William James, par exemple dans son ouvrage, Un univers pluraliste, l’hypothèse d’un monisme vitaliste comme horizon de l’action pragmatiste. Le pragmatisme ne part pas de l’affirmation d’une unité ontologique du monde, mais cette hypothèse constitue l’horizon du pragmatisme. En effet, le monde contemporain n’est plus le cosmos clos des anciens, mais un univers infini. Cette force vitale qui traverse la réalité se traduit chez l’individu dans une tendance à l’action qui les poussent à survivre et au-delà à augmenter leur puissance d’agir.

 

 

Conclusion – transition:

 

            Cette première partie a conduit à montrer comment l’interrogation sur les conditions de possibilité du connaître amènent à dégager trois hypothèses de base: la connaissance par intuition ou par raisonnement et au sein de la connaissance par intuition, la connaissance par intuition sensible et la connaissance par intuition intellectuelle. Ces trois hypothèses induisent des hypothèses anthropologiques et ontologiques plus générales: sur l’existence du vivant, de la matière et de l’esprit.

Après avoir mis en avant dans cette première partie l’importance de l’action dans le processus de détermination de la vérité par l’expérimentation, et s’être intéressé au réel dans sa totalité, la seconde partie de l’enquête porte plus spécifiquement sur un aspect de la réalité: les cultures humaines.

[ Complément : La compréhension en sciences humaines (une hypothèse idéaliste).

Sciences humaines comme sciences de l’esprit et interprétation.

Il existe un courant en sciences humaines (sociologie, histoire…) qui considèrent que ce type de sciences doit être distingué des sciences de la nature : il s’agit des tenants de la méthode compréhensive. Les sciences de la nature renvoient au principe de la physique reposant sur le présupposé d’une organisation rationnelle de la matière. Néanmoins, pour les tenants de la méthode compréhensive, les êtres humains ne sont pas que des êtres matériels, ils ont également un esprit. Ils ne peuvent pas être étudiés selon les mêmes méthodes que les objets naturels réductibles à la matière.

Les sciences de la matière supposent une méthode explicative qui consiste à considérer que toute action à une cause motrice (ou efficiente). Au contraire, les êtres humains ont un esprit c’est-à-dire qu’ils agissent en fonction d’intentions (de buts) qui sont fixés par leur conscience. Cela a trois conséquences. Leurs actions ont un sens – une signification et une finalité – qui est lié aux intentions subjective de l’acteur. Les actions peuvent être orientées en fonction de finalités morales : idéaux, valeurs… Les actions ne sont pas déterminées uniquement par des causes motrices corporelles, mais également par des buts qui sont fixés par la conscience. Il existe donc un libre-arbitre, une liberté dans les actions humaines qui rend impossible la stricte explication causale.

Les sciences humaines supposent donc que le scientifique comprenne les actions humaines. La compréhension consiste dans la saisie immédiate et globale du sens -donc par intuition intellectuelle – d’une action ou d’un discours humain. Pour comprendre les actions, il faut donc les interpréter. En effet, l’interprétation consiste dans l’art de déterminer le sens. La compréhension est globale tandis que l’interprétation porte sur une partie. Cet art de l’interprétation s’appelle l’herméneutique. Le cercle herméneutique désigne le fait que pour comprendre le tout, il faut avoir interprété les parties, mais que pour interpréter les parties, il faut semble-t-il avoir compris l’ensemble. L’interprétation suppose donc que celui qui interprète possède des éléments de pré-compréhension en commun avec l’auteur de l’action ou du discours. L’interprétation s’appuierait sur le partage d’une tradition commune préalable.

La vérité scientifique en sciences humaines tiendrait donc dans la détermination du sens réel donné par les acteurs à leurs actes. Néanmoins, la détermination du sens réel pose problème dans la mesure où les intentions sont intérieures et que l’on n’a donc pas nécessairement accès au sens donné par l’acteur. En outre, celui-ci peut mentir sur ses intentions réelles. Néanmoins, cela ne disqualifie pas nécessairement l’interprétation. En effet, il est possible de dissocier « sens » et « vérité ». En effet, un discours peut avoir un sens sans être vrai et présenter un intérêt intellectuel, celui de nous donner à penser. Par exemple, un mythe religieux ou une oeuvre d’art n’est pas vraie au sens où elle correspondrait au réel, néanmoins la recherche de l’ interprétation de leurs différents sens stimule notre réflexion sur le sens de l’existence condition humaine. L’interprétation est donc lié à une propriété du langage humain qui est de ne pas être composé de simples signaux univoques, mais de symboles équivoques et donc qui impliquent de l’interprétation.

Texte : Max Weber, La sociologie compréhensive.

La sociologie compréhensive se donne pour objectif l’interprétation de la logique du sens visée subjectivement par l’acteur.

Comme tout devenir, le comportement humain (« externe » ou « interne ») manifeste au cours du développement des enchaînements et des régularités. Ce qui, du moins au sens plein, est propre uniquement au comportement humain, ce sont des enchaînements et des régularités dont le développement se laisse interpréter de façon compréhensible. Une « compréhension » du comportement humain obtenue par interprétation comporte tout d’abord une « évidence » spécifique qualitative de degré très variable. Le fait qu’une interprétation possède un degré particulièrement élevé d’évidence ne prouve encore rien en soi quant à sa validité empirique. En effet, un comportement individuel semblable quant à son développement extérieur et à son résultat peut dépendre des constellations de motifs les plus diverses, dont les plus évidents du point de vue de la compréhension ne sont pas toujours ceux qui se trouvaient effectivement en jeu. La « compréhension » d’une relation demande toujours à être contrôlée, autant que possible, par les autres méthodes ordinaires de l’imputation causale avant qu’une interprétation, si évidente soit-elle, ne devienne une « explication compréhensible » valable. C’est l’interprétation rationnelle par finalitéqui possède le plus haut degré d’évidence. Nous appelons comportement rationnel par finalité celui qui s’oriente exclusivement d’après les moyens qu’on se représente (subjectivement) comme adéquats à des fins saisies (subjectivement) de manière univoque. (Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive” (1913)).]

Cours de philosophie – Deuxième partie

Deuxième partie:

Histoire, culture et politique

 

La deuxième partie de cette enquête conduit à s’interroger sur la manière dont s’effectue le passage de la nature aux cultures humaines. Y-a-t-il ainsi continuité entre la nature et les cultures humaines ? Est-ce que ce sont les dimensions de création idéelles des cultures humaines qui sont déterminantes ou les productions matérielles qui constituent la base des cultures humaines ?

La notion de culture définie à partir de l’hypothèse sensualiste met en avant la diversité des cultures: les cultures humaines désignent l’ensemble des pratiques propres à un groupe humain. La culture définie à partir de l’hypothèse rationaliste se caractérise comme un fait anthropologique dont il s’agirait de dégager les règles rationnelles. Enfin, la conception idéaliste de la culture insiste sur la transcendance de l’esprit par rapport à la nature et voit dans les productions intellectuelles les seules méritant l’appellation de culture, réservant aux autres la notion plus large de civilisation. Deux problèmes apparaissent alors: L’existence de cultures humaines est-elle la marque d’une transcendance de l’esprit humain par rapport à la nature ? Les cultures humaines se caractérisent-elles par leurs contingence ou est-il possible de dégager des lois universelles rationnelles régissant les cultures humaines ?

 

Chapitre I- De la nature à la culture: l’histoire

 

La notion d’histoire se trouve à l’articulation des questions épistémologiques et de la culture. En effet, l’histoire désigne à la fois une science humaine, mais également le devenir de l’humanité. N’y-a-t-il d’histoire qu’humaine ? L’histoire a-t-elle une rationalité, voire un sens et une fin ? L’histoire en tant que discipline scientifique se distingue-t-elle réellement du fait de raconter des histoires: n’est-elle qu’une sorte de fiction ou de narration ? La discipline historique a-t-elle  une finalité pratique ?

 

1- L’hypothèse sensualiste: relativité de l’histoire

 

Si l’on appréhende l’histoire à partir de l’apparence sensible, l’impression immédiate est celle d’un désordre des faits humains, qu’aucun ordre rationnel, ni aucune signification ne viendrait orienter. Mais au-delà des faits humains, c’est l’apparence naturelle qui ne serait caractérisée par aucun ordre, mais apparaîtrait comme un flux d’évènements. De fait, la nature et l’histoire de l’humanité seraient marquées par une temporalité, mais sans ordre rationnel ou simplement des régularités apparentes.

La science historique ne pourrait pas ainsi être autre chose qu’une accumulation d’anecdotes dont le récit n’est orienté par aucune intelligence qui lui donne une cohérence. Portant sur des événements passés, elle fait intervenir la mémoire subjective et relative. L’histoire tiendrait ainsi davantage de la fiction que de la science positive.

Cette fiction serait orientée en fonction des intérêts et de l’utilité de ceux qui l’écrivent ou de ceux qui en commandent l’écriture. C’est par exemple ainsi le cas des chroniques royales, écrites à la gloire du souverain, ou les hagiographies qui racontent la vie des saints.

 

Texte de Pascal: Il n’y a pas de rationalité de l’histoire:

 

Les faits historiques sont l’effet du hasard.

 

Sel. 228. (Rien ne montre mieux la vanité des hommes que de considérer quelle cause et quels effets de l’amour, car tout l’univers en est changé. Le nez de Cléopâtre.)

Sel. 32. Qui voudra connaître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour. La cause en est un je ne sais quoi. Corneille. Et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnaître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier.

Le nez de Cléopâtre s’il eût été plus court toute la face de la terre aurait changé. (Pensées)

 

 

Transition: Néanmoins, les sciences physiques sont en capacité de tirer une rationalité de la nature, n’est-t-il pas possible d’en faire autant avec l’histoire humaine ?

 

2- L’hypothèse matérialiste rationaliste: Une science positive de l’histoire

 

Au-delà des régularités apparentes que constitue le retour des saisons, les sciences physiques sont capables d’établir des lois permettant une prévisibilité du réel comme le calcul du retour d’une comète. Mais le temps de la physique classique est un temps cyclique. Or l’histoire humaine ne semble pas caractérisée par la répétition ? Pour autant est-il impossible de produire des lois de l’histoire humaine ?

Il est possible ainsi de commencer par supposer que c’est justement l’histoire, la temporalité historique, qui constituerait la marque d’une spécificité des lois des cultures humaines de celle de la nature. En effet, l’histoire indiquerait la marque de l’arrachement de l’humanité à la régularité de  nature. L’histoire serait le processus par lequel s’effectue le processus d’hominisation et qui aboutie à l’émergence de l’ordre culturel qui devient irréductible à l’ordre naturel. S’il serait alors possible d’effectuer une science de l’histoire, celle-ci n’aurait pas les mêmes lois que les sciences de la nature. Néanmoins, le fait de déterminer des lois de l’histoire rendrait alors possible la prévisibilité historique et même la détermination d’une fin de l’histoire.

Les sciences historiques devraient alors prendre modèle sur les sciences de la nature. Il s’agirait d’étudier les faits et de faire abstraction de la conscience humaine. L’histoire consisterait en une science positive s’appuyant sur un matériel empirique: archives, témoignages…. Au-delà, l’histoire supposerait de la part de l’historien, un travail de problématisation et d’interrogation des sources à la lumière du problème qu’il a construit. La différence avec les sciences de la nature réside néanmoins dans l’absence de répétition qui ne permet pas la réalisation d’expériences afin de tester les hypothèses.

Néanmoins, la possibilité de dégager des tendances historiques permettraient à l’histoire de servir de guide à l’action politique. L’homme politique pourrait utiliser une telle science de l’histoire pour agir sur les causes et transformer le devenir des sociétés. Mais l’historien pour sa part n’aurait pas d’autres finalités que de connaître la vérité. Mais parce qu’elle nous permet d’agir sur les causes, la vérité est  libératrice.

 

Texte: Marx, Avant propos à la critique de l’économie politique:

 

Il est possible d’établir une science de l’histoire en s’appuyant sur l’étude de la structure économique des sociétés et sur leur évolution. 

 

  « Le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rap­ports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui corres­pondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives maté­rielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à la­quel­le correspondent des formes deconscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distin­guer entre le bouleversement matériel – qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout.Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de boule­ver­se­ment sur sa conscience de soi; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives socia­les et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours, que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir. À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rap­ports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de produc­tion sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achè­ve donc la préhistoire de la société humaine. »

 

Objection: Néanmoins est-il possible de faire abstraction du fait que l’histoire humaine soit une histoire dans laquelle interviennent des êtres humains, et non pas seulement des objets matériels ?

 

3- L’hypothèse idéaliste: Histoire et signification

 

Il pourrait être possible tout d’abord de concevoir l’histoire humaine comme suivant un plan organisé par une intelligence supérieure: c’est l’hypothèse de la providence divine. Mais même, si l’on n’admet pas l’existence de Dieu, peut-on accepter moralement la thèse qu’il n’y aurait pas de progrès dans l’histoire humaine ? Ainsi faut-il peut être penser l’histoire comme s’il y avait une finalité, une signification et un but à l’oeuvre dans l’histoire ? L’histoire humaine serait orientée alors vers la réalisation d’un idéal moral sur terre.

De son côté, l’histoire en tant que science ayant trait aux actions humaines ne peut pas être réduite aux méthodes des sciences de la matière, elle est une science de l’esprit. Les actions humaines se distinguent de celles des choses car elles sont orientées par des significations et qu’elles sont l’expression d’une contingence qui résulterait d’une liberté humaine qui distinguerait l’être humain de l’animal. L’histoire en tant que discipline scientifique ne pourrait pas alors être totalement coupée du récit. En effet, outre la temporalité, l’histoire humaine suppose comme acteurs des sujets capables de donner du sens à leurs actions.

Ainsi l’historien se situe au niveau du sens, il pourrait se donner pour objectif de porter également un jugement moral sur les actions des acteurs relativement en particulier à cette finalité morale qui devrait orientée l’histoire humaine.

 

Texte de Kant: 

 

L’histoire doit être comprise comme si elle était orientée par une fin idéale:
« Il faut considérer qu’une tentative philosophique pour traiter de l’histoire universelle d’après un plan de la nature qui vise la parfaite union civile dans l’espèce humaine est possible, et même favorable pour ce dessein de la nature. C’est un projet étrange et apparemment absurde de vouloir rédiger l’histoire d’après l’idée du cours qu’il faudrait que le monde suive s’il devait se conformer à des fins raisonnables certaines. Il semble qu’un tel point de vue ne puisse donner lieu qu’à un roman. Si toutefois il est permis d’admettre  que la nature, même dans le jeu de la liberté humaine, n’agit pas sans suivre un plan ni sans viser une fin, cette idée pourrait bien alors devenir utile ; et malgré notre point de vue trop court pour pénétrer le mécanisme secret de son organisation, il nous serait permis de nous servir de cette idée comme d’un fil conducteur pour exposer, du moins dans l’ensemble, en tant que système, ce qui n’est sans cela qu’un agrégat, sans plan, d’actions humaines.

(Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique)        

 

Transition:  L’hypothèse sensualiste conduit au relativisme et à l’irrationalisme. L’hypothèse rationaliste élimine la place de la subjectivité des acteurs et la liberté des actions individuelles. Tandis que l’hypothèse idéaliste conduit à détacher les êtres humains de la nature. Est-il possible d’échapper à ces apories ?

 

4-L’hypothèse pragmatiste: histoire, raison et vérité.

 

Avec la réintroduction d’une flèche du temps dans la nature (évolution naturelle, troisième loi de la thermodynamique…), l’historicité de l’histoire humaine peut apparaître comme une dimension de l’historicité de la nature elle-même. La contingence de l’histoire humaine ne serait alors que le prolongement de la contingence à l’oeuvre dans la nature. Les sciences contemporaines avec la physique quantique, la théorie du chaos… intègrent la dimension de la probabilité. L’histoire humaine ne pourrait pas être alors l’objet de prévisions scientifiques ou tout plus de prévisions probables.

L’histoire en tant que tentative d’explication scientifique relève alors au mieux du calcul de probabilité, au plus de la reconstruction rétrospective d’explications rationnelles. Ce n’est qu’une fois les évènements arrivés que l’historien peut tenter d’en dégager une rationalité.

Si la connaissance historique peut-être utile, c’est dans le mesure où elle nous aide à agir dans le présent et non dans la mesure où elle serait tournée vers une conservation excessive du passée.  La connaissance historique développe ainsi l’esprit critique et la prudence. L’évaluation critique est une caractéristique de tout vivant. La prudence est la vertu de ceux qui agissent dans une situation d’incertitude.

 

Texte: Cournot: Hasard et rationalité en histoire

 

Il est possible d’établir une science de l’histoire, mais celle-ci ne peut reposer que sur des probabilités et non sur une connaissance absolue du devenir historique. 

 

Ce qui fait la distinction essentielle de l’histoire et de la science, ce n’est pas que l’une embrasse la succession des événements dans le temps, tandis que l’autre s’occuperait de la systématisation des phénomènes, sans tenir compte du temps dans lequel ils s’accomplissent. La description d’un phénomène dont toutes les phases se succèdent et s’enchaînent nécessairement selon des lois que font connaître le raisonnement ou l’expérience est du domaine de la science et non de l’histoire.
La science décrit la succession des éclipses, la propagation d’une onde sonore, le cours d’une maladie qui passe par des phases régulières, et le nom d’histoire ne peut s’appliquer qu’abusivement à de semblables descriptions ; tandis que l’histoire intervient nécessairement (lorsque à défaut de renseignements historiques il y a lacune inévitable dans nos connaissances) là où nous voyons, non seulement que la théorie, dans son état d’imperfection actuelle, ne suffit pas pour expliquer les phénomènes, mais que même la théorie la plus parfaite exigerait encore le concours d’une donnée historique      S’il n’y a pas d’histoire proprement dite, là où tous les événements dérivent nécessairement et régulièrement les uns des autres, en vertu des lois constantes par lesquelles le système est régi, et sans concours accidentel d’influences étrangères au système que la théorie embrasse, il n’y a pas non plus d’histoire dans le vrai sens du mot, pour une suite d’événements qui seraient sans aucune liaison entre eux.      Ainsi les registres d’une loterie publique pourraient offrir une succession de coups singuliers, quelquefois piquant pour la curiosité, mais ne constitueraient pas une histoire : car les coups se succèdent sans s’enchaîner, sans que les premiers exercent aucune influence sur ceux qui les suivent, à peu près comme dans ces annales où les prêtres de l’Antiquité avaient soin de consigner les monstruosités et les prodiges à mesure qu’ils venaient à leur connaissance. Tous ces événements merveilleux, sans liaison les uns avec les autres, ne peuvent former une histoire, dans le vrai sens du mot, quoiqu’ils se succèdent suivant un certain ordre chronologique. (Essai sur les fondements de la connaissance et sur les caractères de la critique philosophique (1851))

 

 

Transition:  Si la notion d’histoire conduit comme il a été vu précédemment à s’interroger sur la question du passage de la nature à la culture, la seconde partie de cette étude de la culture est consacrée aux rapports de l’idéel et du matériel dans la culture. Faut-il considérer les activités de l’esprit humain, les représentations symboliques, comme étant le moteur des transformations dans les cultures humaines ou au contraire faut-il mettre à la base de l’étude de la culture, les pratiques liées aux activités matérielles ? Une telle méthode est-elle la condition de possibilité d’une connaissance rationnelle de la culture ?

 

Chapitre II- La culture: le matériel et l’idéel 

 

Les cultures humaines se distinguent des faits naturels en ce qu’elles constituent un monde de représentations symboliques: le langage, la religion, l’art…

 

1- Le langage

 

La langage peut être défini au sens large comme la faculté d’utiliser un système de signes. Or cette faculté consiste-t-elle uniquement à utiliser un système de communication ? Auquel cas, les animaux également auraient un langage. S’agit-il d’un système permettant d’exprimer et de représenter nos pensées ? Ou bien encore le langage peut-il représenter adéquatement la réalité ?

 

a- L’hypothèse sensualiste: Le langage comme convention et instrument

 

Dans le cadre de l’hypothèse sensualiste, l’origine du langage apparaît comme une généralisation à partir de l’expérience sensible. Il consiste alors à découper arbitrairement dans les phénomènes perçus certaines caractéristiques qui servent à établir les désignations. Les désignations sont ensuite fixées par l’habitude. Le langage est donc une convention sociale qui ne permet pas d’exprimer la spécificité d’une sensibilité individuelle et qui ne permet pas, non plus, de décrire la réalité en soi. Mieux encore, les langues construisent notre perception de la réalité. Entre nos sensations subjectives et la réalité, il y a la médiation de ces instruments de communication sociaux que constituent les langues. De ce fait, les langues humaines ne se distinguent pas fondamentalement des systèmes de communication des animaux sociaux: ils sont des  système de  signes conventionnels permettant de communiquer.

Si le langage est un instrument de communication dont les signes sont conventionnels, cela a plusieurs implications. Puisque le langage n’a pas pour fonction de représenter la réalité, il est possible de changer les dénominations, de manipuler le langage. Si les langues sont des instruments, il est alors possible d’apprendre à les utiliser, voire d’apprendre des techniques pour les utiliser pour manipuler et dominer ses interlocuteurs. Ces techniques de manipulation du langage vont de la rhétorique antique aux techniques de communication contemporaines, en passant par la propagande.

 

Texte de Nietzsche, Vérité et mensonge au sens-extra moral:

 

Le langage n’est que le produit de conventions sociales. Il a une utilité sociale, mais ne nous dit pas la réalité en soi. 

 

Le menteur utilise les désignations valables, les mots, pour faire apparaître l’irréel comme réel ; il dit par exemple : « je suis riche » alors que « pauvre » serait pour son état la désignation correcte. Il maltraite les conventions établies par des substitutions arbitraires et même des inversions de noms. S’il fait cela par intérêt et en plus d’une façon nuisible, la société lui retirera sa confiance et du même coup l’exclura. Ici les hommes ne craignent pas tant le fait d’être trompés que le fait qu’on leur nuise par cette tromperie : a ce niveau-là aussi, ils ne haïssent pas au fond l’illusion, mais les conséquences pénibles et néfastes de certains genres d’illusions. […]

Pensons encore en particulier à la formation des concepts. Tout mot devient immédiatement concept par le fait qu’il ne doit pas servir justement pour l’expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit sa naissance, c’est-à-dire comme souvenir, mais qu’il doit servir en même temps pour des expériences innombrables, plus ou moins analogues, c’est-à-dire, à strictement parler, jamais identiques et ne doit donc convenir qu’à des cas différents. Tout concept naît de l’identification du non-identique. Aussi certainement qu’une feuille n’est jamais tout à fait identique à une autre, aussi certainement le concept feuille a été formé grâce à l’abandon délibéré de ces différences individuelles, grâce à un oubli des caractéristiques, et il éveille alors la représentation, comme s’il y avait dans la nature, en dehors des feuilles, quelque chose qui serait « la feuille », une sorte de forme originelle selon laquelle toutes les feuilles seraient tissées, dessinées, cernées, colorées, crêpées, peintes, mais par des mains malhabiles au point qu’aucun exemplaire n’aurait été réussi correctement et sûrement comme la copie fidèle de la forme originelle. 

 

Transition:  Pour autant, le langage apparaît également, par exemple, dans l’art comme ce par quoi un être humain exprime sa subjectivité. La langue n’aurait pas qu’une fonction sociale, mais également une fonction d’expression de la pensée subjective.

 

b-L’hypothèse idéaliste:  Le langage comme faculté subjective d’expression de signification

 

Ce qui distinguerait le langage humain du langage animal, c’est qu’il ne serait pas uniquement un instrument de communication, mais qu’à travers le langage pourrait s’exprimer une subjectivité, une pensée. Le langage exprimerait ainsi des contenus mentaux. Nous avons des idées personnelles que nous exprimons à travers des mots. Parfois, le langage peut apparaître comme un obstacle à l’expression de cette pensée subjective: nous ne trouvons pas les mots qu’il faut, le langage ne paraît pas assez riche pour nous permettre d’exprimer notre pensée. En effet, les idées sont des intuitions ineffables et les mots découperaient en catégories générales et impersonnelles, ce qui est de l’ordre de l’intuition.

Ainsi si les animaux ne parlent pas, ce n’est pas parce qu’il n’ont pas de faculté phonatoire, mais parce qu’ils ne pensent pas. En effet, certains peuvent imiter des phrases qu’ils ont entendus, mais ils ne peuvent pas en créer de nouvelles. Ils n’ont pas la capacité d’intuition intellectuelle leur permettant d’avoir des idées.

Ce qui distinguerait alors les signes utilisés par les animaux et le langage humain ce serait en outre la capacité d’intentionnalité de l’esprit humain, à savoir de doter de signification ses discours. Les êtres humains ne se contentent pas de répéter des phrases, elles ont pour eux un sens. Elles veulent dire quelque chose c’est-à-dire qu’elles visent un but.

 

Texte de Descartes, Langage et pensée:

 

Le langage suppose la pensée c’est pourquoi les animaux ne parlent pas


Mais de tous les arguments qui nous persuadent que les bêtes sont dénuées de pensée, le principal, à mon avis, est que bien que les unes soient plus parfaites que les autres dans une même espèce, tout de même que chez les hommes, comme on peut voir chez les chevaux et chez les chiens, dont les uns apprennent beaucoup plus aisément que d’autres ce qu’on leur enseigne ; et bien que toutes nous signifient très facilement leurs impulsions naturelles, telles que la colère, la crainte, la faim, ou autres états semblables, par la voix ou par d’autres mouvements du corps, jamais cependant jusqu’à ce jour on n’a pu observer qu’aucun animal en soit venu à ce point de perfection d’user d’un véritable langage c’est-à-dire d’exprimer soit par la voix, soit par les gestes quelque chose qui puisse se rapporter à la seule pensée et non à l’impulsion naturelle. Ce langage est en effet le seul signe certain d’une pensée latente dans le corps ; tous les hommes en usent, même ceux qui sont stupides ou privés d’esprit, ceux auxquels manquent la langue et les organes de la voix, mais aucune bête ne peut en user ; c’est pourquoi il est permis de prendre le langage pour la vraie différence entre les hommes et les bêtes. (Lettre à Morus du 5 février 1649)

 

Transition:  Mais si le langage n’est qu’un instrument de communication ou s’il ne sert qu’à exprimer une pensée subjective, alors il risque de nous enfermer soit dans la relativité des cultures, soit dans la subjectivité individuelle. Par conséquent, se trouve posé la capacité du langage a représenter la réalité objective et donc à être rationnel ?

 

c- L’hypothèse rationaliste: Langage, réalité et vérité.

 

Le premier aspect de l’hypothèse rationaliste concerne le statut du rapport entre langage et pensée. Se trouve remis ici en cause, l’hypothèse idéaliste d’une pensée intuitive. La pensée n’est pas une intuition. La pensée individuelle humaine n’existe que sous la forme objective du découpage que constitue le langage. Il n’y pas de pensée privée qui existerait avant son expression dans une langue. C’est par les mots et dans les mots que la pensée naît. La pensée ineffable est une illusion.

Le second point porte sur le rapport entre le langage et la réalité. Le langage pourrait rendre compte de la réalité s’il est à même de rendre non pas l’apparence, mais la structure de la réalité. D’où la tentative de construire un langue universelle: sans ambiguïté, qui soit en capacité de rendre compte de la rationalité de la structure du réel. En effet, la raison est une structure formelle: la langue universelle objective aurait l’objectivité de la raison en étant une pure structure formelle. Une telle hypothèse consiste à supposer qu’il y a une adéquation entre la rationalité du réel et la rationalité de la pensée. Cette hypothèse implique d’admettre qu’il existe une structure mathématique du monde et que cette structure du monde serait réductible à la logique formelle.

La signification naît alors soit du système de signes, soit du rapport entre ces signes et un référent.

 

Texte de Hegel: Il n’y a pas de pensée en dehors du langage

 

Il n’y a de pensée que dans les mots, une pensée sans mots est une illusion. 


Nous n’avons conscience de nos pensées, nous n’avons des pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et que par suite nous les marquons de la forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l’externe et l’interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée. Mesmer en fit l’essai, et, de son propre aveu, il en faillit perdre la raison. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut c’est l’ineffable… Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en réalité l’ineffable c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi, le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. Sans doute on peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose. Mais la faute en est à la pensée imparfaite, indéterminée et vide, elle n’en est pas au mot. Si la vraie pensée est la chose même, le mot l’est aussi lorsqu’il est employé par la vraie pensée. Par conséquent, l’intelligence, en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses. (Philosophie de l’esprit).

 

Remarques pragmatistes:

La pragmatique du langage, face aux approches rationalistes objectivistes, ne lie pas la signification au système de signes ou à la référence, pas plus qu’elle ne la lie à la subjectivité, mais à l’usage et au contexte d’énonciation. Il n’y a pas de pensée et de signification en dehors du langage: il n’y a pas de langage privé. Mais le sens se trouve dans les règles de jeux de langage, liée à des formes de vie, à des contexte d’énonciation des actes de langage.

Peut-il y avoir un langage qui exprime adéquatement le réel ? La différence pragmatiste entre justification et vérité est celle entre jeux de langage et langue universelle, entre une grammaire des jeux de langage et une grammaire du monde. (voir à ce propos la première partie: sur le rapport entre action et vérité). Un langage qui exprime adéquatement la réalité devient alors un idéal qui nous sert d’instrument d’action: les sciences constituent le jeu de langage qui tente de construire un langage qui a une telle fonction.

 

Transition: Si les cultures humaines se caractérisent par le fait qu’elles médiatisent leur rapport à la nature par des systèmes de signe et des représentations symboliques, et que ces systèmes de signe produisent de la signification, il s’agit maintenant de s’intéresser à deux types de représentation symboliques: les religions et les œuvres d’art.

 

2- La religion

 

Les religions peuvent apparaître comme des représentations symboliques qui donnent un sens à la réalité. Se pose alors plusieurs problèmes: ces représentations symboliques proposent-elles une interprétation du monde qui lui donne sens, qui réfère à une réalité, ou s’agit-il d’une simple illusion ? Comment rendre compte rationnellement de l’existence du fait religieux ?

 

a- L’hypothèse idéaliste: la foi religieuse

 

La foi religieuse pour un croyant repose sur une réalité spirituelle. Cette réalité n’est pas connue par les sens, ni par la raison. En effet, la foi qui est prouvée disparaît pour devenir une conviction rationnelle. Il s’agit d’une vérité absolue reposant sur l’intuition intellectuelle. Mais pour la plupart des croyants, la foi, à défaut de s’appuyer sur un sentiment intellectuel, s’appuie sur des vérité révélées. La foi devient donc confiance en une révélation.

 

Transition:Or cette intuition intellectuelle n’est-elle pas une illusion ? Ces révélations sont-elles bien issues d’une vérité transcendante ?

 

b- L’hypothèse sensualiste: l’opinion religieuse

 

Pour l’athée, la foi religieuse ne correspond à rien que nous ne puissions avoir observé par nos sens. Les croyances religieuses ne sont alors que la combinaisons d’intuitions sensibles à l’aide de l’imagination. D’où la diversité des croyances: tel peuple adore un Dieu à tête de chacal et tel autre un Dieu à tête d’éléphant selon les animaux qu’il a vu dans sa contrée.

 

Transition:  Mais entre ces deux hypothèses, le raisonnement nous permet-t-il de trancher ? Peut-elle prouver ou réfuter l’existence des croyances religieuse.

 

c- L’hypothèse rationaliste:

 

c.a- L’impossibilité de la démonstration et de la réfutation des croyances hors de l’intuition sensible

 

Comme il a été vu dans la première partie, le raisonnement ne permet pas de démontrer l’existence d’un être pour lequel nous n’avons pas d’intuition sensible. L’existence n’est pas une propriété contenue dans un concept. Mais à l’inverse, cela signifie également qu’il n’est pas possible de réfuter une croyance pour laquelle nous n’avons pas d’intuitions sensibles car elle ne pourrait être réfutée que par une expérience.

 

Transition: Mais si une croyance religieuse ne peut pas être réfutée ou démontrée, pour autant la raison peut-elle proposer une explication du fait religieux ?

 

c.b.- Les tentatives d’explications rationnelles du fait religieux


c.b.a- L’hypothèse rationaliste matérialiste

 

L’explication rationaliste matérialiste analyse le fait religieux comme trouvant sa cause dans l’organisation sociale ou dans l’inconscient de l’être humain. La transformation de la structure de la société ou du psychisme individuel pourrait conduire à la fin de la croyance religieuse. De fait, la croyance religieuse est analysée, au-delà d’une simple erreur cognitive, comme une illusion qui s’appuie sur le désir des individus.

 

Texte de Marx: La religion est l’opium du peuple

 

La religion est une illusion qui est entretenue par l’inégalité sociale économique. Une remise en cause de cette organisations sociale aurait pour effet de mettre fin à la croyance religieuse. 


La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions.(…) La critique de la religion détruit les illusions de l’homme pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme sans illusions parvenu à l’âge de la raison, pour qu’il gravite autour de lui-même, c’est-à-dire de son soleil réel. » (Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel)

 

Transition:  Néanmoins suffit-il de changer soit la structure d’une société, soit du psychisme humain, pour supprimer la religion. La religion n’a-t-elle pas une fonction ?

 

c. b. b- Les hypothèses d’explication fonctionnalistes:

 

c.b.b.a- La fonction spirituelle de la religion: une hypothèse idéaliste

 

            Les êtres humains auraient des religions, à la différence des animaux, parce qu’ils ne sont pas que des êtres matériels, mais également des êtres spirituels en quête de sens. La fonction de la religion serait de répondre à ce besoin spirituel de sens.

 

Transition: Néanmoins, une telle finalité abstrait l’existence humaine de son caractère social. Ne faut-il pas chercher plutôt la fonction de la religion dans une fonction sociale ?

 

c.b.b.b -La fonction sociale de la religion (utilité): la religion comme lien social

 

            Selon une étymologie discutée, la religion aurait pour origine le terme latin religare, relier. La religion aurait pour fonction de créer du lien social: une communauté de pratiques et de valeurs communes. Cela signifie-t-il alors que les religions ne peuvent pas disparaître sous peine de voir les sociétés se dissoudre ? Il est possible plutôt de voir dans la religion une fonction et d’appeler religion toutes les idéologies visant à créer des valeurs unifiant une société, à créer une communauté. De fait, la religion aurait avant tout une fonction politique. Cette hypothèse permet de rendre compte de la diversité des religions. Elle élargit les religions en y incluant les religions civiles ou politiques. La religion ne se limite pas alors à n’être qu’une opinion individuelle, subjective, relevant de la conscience de chacun, mais elle est un fait social et politique. Ceci amène ainsi à se poser la question de ce qui occupe la fonction des religions dans nos sociétés, par exemple l’idéologie républicaine et les valeurs de la république.

 

Texte: Rousseau, La religion civile dans Du contrat social:

 

Toute organisation politique supposerait des valeurs communes qui serviraient à maintenir son unité. Rousseau énonce dans ce texte quelles peuvent être les dogmes « religieux » qui lui semblent nécessaire au maintien du contrat social. 

 

Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision, sans explications ni commentaires. L’existence de la Divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois : voilà les dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne à un seul, c’est l’intolérance : elle rentre dans les cultes que nous avons exclus. Ceux qui distinguent l’intolérance civile et l’intolérance théologique se trompent, à mon avis. Ces deux intolérances sont inséparables. Il est impossible de vivre en paix avec des gens qu’on croit damnés ; les aimer serait haïr Dieu qui les punit : il faut absolument qu’on les ramène ou qu’on les tourmente. Partout où l’intolérance théologique est admise, il est impossible qu’elle n’ait pas quelque effet civil ; et sitôt qu’elle en a, le souverain n’est plus souverain, même au temporel : dès lors les prêtres sont les vrais maîtres, les rois ne sont que leurs officiers.(Du Contrat social )

 

Transition:

Néanmoins, au-delà de la fonction sociale de la religion, n’est-il pas possible de voir dans le phénomène religieux, l’expression d’un phénomène vital ?

 

c.b.b.c-La fonction vitale de l’illusion

 

La religion apparaît d’un point de vue subjectif comme l’expression d’un besoin de sens. Elle apparaît également comme la justification des règles morales d’une société. Ce besoin de sens s’exprime dans la consolation d’une vie après la mort. La morale tenait par la crainte d’un châtiment après la mort. La croyance religieuse peut alors être analysée comme l’expression d’une peur de la de la mort qui conduit paradoxalement à un sacrifice de la vie actuelle. La vie immédiate se trouve ainsi sacrifiée en vue d’échapper au tragique de l’existence: souffrance, mort, maladie…

La religion pourrait alors apparaître comme une illusion subjective liée à une peur de la mort qui serait l’effet d’une force vitale dont la conservation de soi ne se manifeste plus dans l’action, une vie qui ne cherche plus à croître, mais à se préserver d’une manière maladive et illusoire.

Mais ce sacrifie de la vie immédiate peut ne plus apparaître acceptable dans les société contemporaines libérales et utilitaristes qui accordent une place plus grande au plaisir.

 

Texte: Nietzche, Dieu est mort:

 

Les sociétés contemporaines sont marquées pour Nietzsche par une remise en cause de la croyance en Dieu. Cela amène à interroger profondément les fondements de notre civilisation puisque nos règles morales avaient été adossées à la croyance en Dieu. 


Notre sérénité. – Le plus grand récent événement – à savoir que « Dieu est mort », que la croyance au Dieu chrétien est tombée en discrédit – commence dès maintenant à étendre son ombre sur l’Europe. Aux quelques rares, tout au moins, doués d’une suspicion assez pénétrante, d’un regard assez subtil pour ce spectacle, il semble en effet que quelque soleil vienne de décliner, que quelque vieille, profonde confiance se soit retournée en doute : à ceux-là notre vieux monde doit paraître de jour en jour plus crépusculaire, plus méfiant, plus étranger, « plus vieux ». Mais sous le rapport essentiel on peut dire : l’événement en soi est beaucoup trop considérable, trop lointain, trop au-delà de la faculté conceptuelle du grand nombre pour que l’on puisse prétendre que la nouvelle en soit déjà parvenue, bien moins encore, que d’aucuns se rendent compte de ce qui s’est réellement passé, comme de tout ce qui doit désormais s’effondrer, une fois ruinée cette croyance, pour avoir été fondée sur elle, et pour ainsi dire enchevêtrée en elle : par exemple notre morale européenne dans sa totalité.

 

Transition: Néanmoins le déclin de la religion signifie-t-il une vie sans illusion ? Ou au contraire, n’y aura-t-il pas nécessairement d’autres illusions nous permettant de supporter le tragique de l’existence ? Avec la mort de Dieu, la morale universelle se trouve alors éclatée entre plusieurs perspectives possibles, en des éthiques. N’est-il pas possible de trouver dans l’art une éthique, qui exaltant l’apparence des illusions, exalte la vie ?

 

3- L’art

 

Le terme art jusqu’à l’époque moderne s’applique aussi bien aux techniques – les arts mécaniques – qu’aux beaux-arts. Cela signifie-t-il que la création artistique ne diffère pas de la fabrication artisanale ? Ainsi, si l’art renvoi à un imaginaire subjectif, qui le distingue de la technique, n’est-elle pas une dimension de la culture qui échappe à toute tentative de connaissance rationnelle objective ?

 

a- L’hypothèse sensualiste: Un produit des sens qui s’adresse aux sens

 

Si l’on part de l’intuition sensible, l’art est une copie de l’apparence sensible. L’artiste copie ce qu’il perçoit par ses sens. Il n’y a aucune création originale, il s’agit d’une imitation de la nature. L’artiste et l’artisan ne se distinguent pas. Tous les deux ont acquis une habileté à force d’exercice et par un apprentissage lié à une tradition avec un maître par exemple. La technique est une imitation de la nature: la technique serait née de l’imitation de techniques existant dans la nature. L’art ne repose pas ainsi sur un savoir rationnel, une science.

Tout comme l’art est issue de la sensibilité de l’artiste, il s’adresse à la sensibilité du public et non à sa raison. Il cherche à le séduire par des illusions tel que le trompe l’oeil. Il exalte les passions. Il peut donc conduire à l’immoralité: du moins si on se situe dans le cadre de la critique rationaliste de l’hypothèse sensualiste.

 

Texte: Platon – Une critique rationaliste de l’art comme expression de la sensibilité

 

L’artiste ne nous conduit pas à une connaissance rationnelle de la réalité. Au contraire, il nous en éloigne en ne produisant que des imitations de l’apparence sensible. 

 

Cet artisan je parle n’est pas seulement capable de faire toutes sortes de meubles, mais il produit encore tout ce qui pousse de la terre […], tout ce qu’il y a dans le ciel, et tout ce qu’il y a sous la terre, dans l’Hadès. Voilà un sophiste tout à fait merveilleux ! […] Si tu veux prendre un miroir et le présenter de tous côtés tu feras vite le soleil et les astres du ciel, la terre, toi-même, et tous les êtres vivants, et les meubles, et les plantes, et tout ce dont nous parlions à l’instant. Oui mais ce seront des apparences et non des réalités […] Mais tu me diras, je pense que ce que fait [le peintre, plus que tous les artisans] n’a point de réalité, n’est-ce pas ? et pourtant, d’une certaine manière, le peintre lui aussi fait un lit. Ou bien non ? Si, répondit-il, du moins un lit apparent. Et le menuisier ? N’as-tu pas dit tout à l’heure qu’il ne faisait point la Forme (eidos), ou, d’après nous, ce qui est le lit, mais un lit particulier ? Je l’ai dit en effet. Or donc, s’il ne fait point ce qui est, il ne fait point l’objet réel, mais un objet qui ressemble à ce dernier, sans en avoir la réalité […] Maintenant, considère ce point : lequel de ces deux buts se propose la peinture relativement à chaque objet : est-ce de représenter ce qui est tel qu’il est, ou ce qui paraît, tel qu’il paraît ? Est-elle l’imitation de l’apparence ou de la réalité ? De l’apparence. L’imitation est donc loin du vrai, et si elle façonne tous les objets, c’est, semble-t-il, parce qu’elle ne touche qu’à une petite partie de chacun, laquelle n’est d’ailleurs qu’un simulacre (eidôlon)… Lorsque quelqu’un vient nous annoncer qu’il a trouvé un homme instruit de tous les métiers, qui connaît tout ce que chacun connaît dans sa partie […], il faut lui répondre qu’il est un naïf, et qu’apparemment il a rencontré un charlatan et un imitateur. (République, livre X)

 

Transition:  Pourtant, il est possible de se demander si ce qui distingue l’art et l’artisanat, n’est pas le fait que la création artistique suppose d’avoir des idées originales. Dans ce cas, l’art ne serait pas une simple une imitation issue de la sensibilité, mais un produit de l’esprit humain.

 

b- L’hypothèse idéaliste: L’art comme processus d’idéalisation

 

            Ce qui ferait la différence entre la fabrication artisanale et la création artistique, ce serait l’originalité de l’artiste. Un artiste se distinguerait d’un artisan par le fait qu’il a des idées originales. L’art ne repose pas uniquement sur une habileté, mais suppose alors du génie pour produire des chefs d’oeuvre. L’art peut ainsi totalement se détacher de l’artisanat pour ne supposer aucun savoir faire manuel et être une création intellectuelle comme dans le cas de la poésie. L’art n’est pas alors une imitation de la nature, mais une idéalisation de la nature. Cette idéalisation consiste à représenter la réalité en la conformant à un idéal de l’esprit humain. Cet idéal, c’est l’idée de beauté.

La beauté n’est pas seulement un idéal esthétique, mais également un idéal moral: l’art peut alors idéaliser les situations pour nous représenter de belles actions qui nous incitent à la moralité. L’art est un idéal esthétique qui a sa fin en soi et donc contrairement à l’artisanat, il ne vise pas une fin extérieure, l’utilité.

 

Texte: Hegel, L’art comme idéalisation

 

L’art n’est pas une simple imitation de la réalité, c’est une activité intellectuelle. L’artiste idéalise la nature dans ses représentations: il les rend conforme à un idéal, le beau. 


Le contenu peut être tout à fait indifférent et ne présenter pour nous, dans la vie ordinaire, en dehors de sa représentation artistique, qu’un intérêt momentané. C’est ainsi, par exemple, que la peinture hollandaise a su recréer les apparences fugitives de la nature et en tirer mille et mille effets. Velours, éclats de métaux, lumière, chevaux, soldats, vieilles femmes, paysans répandant autour d’eux la fumée de leurs pipes, le vin brillant dans des verres transparents, gars en vestes sales jouant aux cartes, tous ces sujets et des centaines d’autres qui, dans la vie courante, nous intéressent à peine, car nous-mêmes, lorsque nous jouons aux cartes ou lorsque nous buvons et bavardons de choses et d’autres, y trouvons des intérêts tout à fait différents, défilent devant nos yeux lorsque nous regardons ces tableaux.#Mais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l’art, c’est justement cette apparence de cette manifestation des objets, en tant qu’oeuvres de l’esprit qui fait subir au monde matériel, extérieur et sensible, une transformation en profondeur. Au lieu d’une laine, d’une soie réelles, de cheveux, de verres, de viandes et de métaux réels, nous ne voyons en effet que des couleurs, à la place de dimensions totales dont la nature a besoin pour se manifester nous ne voyons qu’une simple surface, et, cependant, l’impression que nous laissent ces objets peints est la même que celle que nous recevrions si nous nous trouvions en présence de leurs répliques réelles… Grâce à cette idéalité, l’art imprime une valeur à des objets insignifiants en soi et que, malgré leur insignifiance, il fixe pour lui en en faisant son but et en attirant notre attention sur des choses qui, sans lui, nous échappaient complètement. L’art remplit le même rôle par rapport au temps et, ici encore, il agit en idéalisant. Il rend durable ce qui, à l’état naturel, n’est que fugitif et passager ; qu’il s’agisse d’un sourire instantané, d’une rapide contraction sarcastique de la bouche, ou de manifestations à peine perceptibles de la vie spirituelle de l’homme, ainsi que d’accidents et d’événements qui vont et viennent, qui sont là pendant un moment pour être oubliés aussitôt, tout cela l’art l’arrache à l’existence périssable et évanescente, se montrant en cela encore supérieur à la nature. (Esthétique).

 

Transition: Néanmoins, Hegel affirme la mort de l’art et l’on peut effectivement se demander si avec l’art contemporain, les définitions classiques de l’art sont encore opérantes. Marcel Duchamp, avec le Ready made, n’a-t-il pas en particulier été l’un de ceux qui a opéré une transvaluation des valeurs de l’art.

 

c- L’hypothèse sensualiste vitaliste: l’art contemporain comme exaltation d’une singularité vitale

 

Si on repart de l’hypothèse sensualiste, c’est-à-dire que l’art est une illusion sensible, l’existence d’une intuition intellectuelle transcendante qui caractériserait la création artistique serait alors une mystification. Mais alors, d’où viendrait la création artistique ? N’est-elle qu’un produit de l’imagination reproductrice et de l’association ou existe-t-il une imagination créatrice et d’où provient-t-elle ? Cette force de création originale pourrait venir de la force vitale de l’artiste. L’artiste serait créateur comme la vie est créatrice. Dans ce cas, l’originalité de l’artiste correspond à la manière dont la vie se subjective en lui. La création artistique est une certaine interprétation, une perspective vitale, relative à un point de vue singulier et à des valeurs vitales individuelles.

L’art est alors l’expression d’une certaine force vitale et non une idéalisation à partir d’idées transcendantes que seraient le beau ou le bien. Nous n’avons pas accès à une transcendance par rapport à la vie. L’art n’a donc pas pour fin d’être beau ou d’être moral.

 

Texte: Nietzsche:

 

L’art comme illusion exaltant la vie contre l’illusion religieuse mortifère et moraliste.

 

En vérité, rien n’est plus complètement opposé à l’interprétation, à la justification purement esthétique du monde exposée ici, que la doctrine chrétienne, qui n’est et ne veut être que morale, et, avec ses principes absolus, par exemple avec sa véracité de Dieu, relègue l’art, tout art, dans l’empire du mensonge, c’est-à-dire le nie, le condamne, le maudit. Derrière une semblable façon de penser et d’apprécier qui, pour peu qu’elle soit sincère et logique, doit être fatalement hostile à l’art, je perçus aussi de tout temps l’hostilité à la vie, la répugnance rageuse et vindicative pour la vie même : car toute vie repose sur apparence, art, illusion, optique, nécessité de perspective et d’erreur. Le christianisme fut, dès l’origine, essentiellement et radicalement, satiété et dégoût de la vie pour la vie, qui se dissimulent, se déguisent seulement sous le travesti de la foi en une « autre » vie, en une vie « meilleure ». La haine du « monde », l’anathème aux passions, la peur de la beauté et de la volupté, un au-delà futur inventé pour mieux dénigrer le présent, au fond un désir de néant, de mort, de repos, jusqu’au « sabbat des sabbats », — tout cela, aussi bien que la prétention absolue du christianisme à ne tenir compte que des valeurs morales, me parut toujours la forme la plus dangereuse, la plus inquiétante d’une «volonté d’anéantissement », tout au moins un signe de lassitude morbide, de découragement profond, d’épuisement, d’appauvrissement de la vie, — car, au nom de la morale (en particulier de la morale chrétienne, c’est-à-dire absolue), nous devons toujours et inéluctablement donner tort à la vie, parce que la vie est quelque chose d’essentiellement immoral, — nous devons enfin étouffer la vie sous le poids du mépris et de l’éternelle négation, comme indigne d’être désirée et dénuée en soi de la valeur d’être vécue. La morale elle-même — quoi ? la morale ne serait-elle pas une « volonté de négation de la vie », un secret instinct d’anéantissement, un principe de ruine, de déchéance, de dénigrement, un commencement de fin ? et par conséquent le danger des dangers ?… C’est contre la morale que, dans ce livre, mon instinct se reconnut comme défenseur de la vie, et qu’il se créa une doctrine et une théorie de la vie absolument contraires, une conception purement artistique, anti-chrétienne. Comment la nommer ? Comme philologue et ouvrier dans l’art d’exprimer, je la baptisais, non sans quelque liberté, — qui pourrait dire le vrai nom de l’Antéchrist ? — du nom d’un dieu grec : je la nommai dionysienne. (« Essai d’une critique de soi-même, in Naissance de la tragédie)

 

Transition:  Néanmoins, l’art échappe-t-il à toute appréhension rationnelle. En effet, s’il n’existe pas de science de la création artistique permettant de produire des chefs d’oeuvre, pour autant l’objectivité de la rationalité ne peut-elle rien dire sur la création artistique ?

 

d- L’hypothèse rationaliste: des sciences sociales au jugement sur l’art

 

d.a- L’approche rationaliste matérialiste de l’art par les sciences sociales

 

Les sciences sociales proposent d’étudier la production des oeuvres d’art et leur réception à partir du contexte et des conditions sociales: histoire de l’art, sociologie de l’art…s’attachent à l’étude du milieu social de l’artiste, du marché de l’art, des goûts en fonction des groupes sociaux…

 

Texte: Bourdieu, La distinction:

 

Nos goûts, soit disant personnels, en matière d’art ne sont en réalité que le reflet de la classe sociale à laquelle chacun appartient. Les goûts des classes supérieures sont construits pour les distinguer des classes sociales qu’elles considèrent comme inférieures. 


« Les goûts (c’est-à-dire les préférences manifestées) sont l’affirmation pratique d’une différence inévitable. Ce n’est pas par hasard que, lorsqu’ils ont à se justifier, ils s’affirment de manière toute négative, par le refus opposé à d’autres goûts : en matière de goûts, plus que partout, toute détermination est négation ; et les goûts sont avant tout des dégoûts, faits d’horreur ou d’intolérance viscérale (« c’est à vomir ») pour les autres goûts, les goûts des autres. Des goûts et des couleurs on ne discute pas : non parce que tous les goûts sont dans la nature, mais parce que chaque goût se sent fondé en nature […] ce qui revient à rejeter les autres dans le scandale du contre-nature. L’intolérance esthétique a des violences terribles. L’aversion pour les styles de vie différents est sans doute une des plus fortes barrières entre les classes […] Il n’est pas de lutte à propos de l’art qui n’ait aussi pour enjeu l’imposition d’un art de vivre, c’est-à-dire la transmutation d’une manière arbitraire de vivre en matière légitime d’exister qui jette dans l’arbitraire toute autre manière de vivre » (P.Bourdieu, La distinction)

 

Transition:  Néanmoins, si les goûts sont relatifs à chaque groupes sociaux, outre le fait d’être relatif aux individus, peut-on considérer que la valeur d’une oeuvre d’art se limite à la subjectivité individuelle ou à la société qui la produit. Nos goûts en matière d’art ne peuvent-ils pas faire l’objet d’un accord inter-subjectif ?

 

d.b. Le jugement de goût en art et rationalité intersubjective

 

Kant dans la Critique de la faculté de juger  propose une solution aux antinomies du jugement de goût. Certes le sentiment esthétique est subjectif. Il n’y a pas de science de l’art. Mais pour autant, le sentiment que nous éprouvons face à une oeuvre d’art n’est pas le même que celui que nous éprouvons lorsque nous affirmons préférer la glace à la fraise à celle au chocolat. Lorsque nous aimons une oeuvre d’art, qu’elle nous plaît, nous pouvons argumenter notre jugement et nous pensons pouvoir convaincre de son bien fondé nos interlocuteurs. Ce goût ne nous apparaît pas tout à fait subjectif. Ce caractère, qui n’est pas totalement subjectif du jugement de goût, conduit Kant à considérer qu’il y a dans le jugement de goût la prétention à une universalité intersubjective. Lorsque nous discutons d’une oeuvre d’art, nous discutons en présupposant qu’en droit nos arguments pourraient convaincre n’importe quelle autre personne capable d’argumenter.

 

Texte de Kant: La prétention à l’universalité du jugement de goût.

 

Le jugement de goût ne peut être l’objet d’une science. Mais il n’est pas totalement subjectif non plus. Le jugement de goût possède une prétention à être valable pour tous.


1. Thèse. Le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts ; car, sinon, il serait possible d’en disputer (de décider par des preuves).

2. Antithèse. Le jugement de goût se fonde sur des concepts ; car, sinon, il ne serait même pas possible, malgré la diversité qu’il présente, d’en jamais discuter (de prétendre à l’assentiment nécessaire d’autrui à ce jugement). […]

Or le jugement de goût porte sur des objets des sens, mais non pas pour en déterminer un concept à destination de l’entendement ; car ce n’est pas un jugement de connaissance. Il constitue donc, en tant que représentation intuitive singulière rapportée au sentiment de plaisir, simplement un jugement personnel, et comme tel il serait donc limité, quant à sa validité, au seul individu qui prononce le jugement : l’objet est pour moi un objet de satisfaction, tandis que, pour d’autres, il peut en aller autrement – à chacun son goût.

Cependant, dans le jugement de goût, un élargissement de la représentation de l’objet (en même temps aussi du sujet) est sans nul doute contenu, sur quoi nous fondons une extension de cette sorte de jugements comme nécessaires pour chacun : en conséquence, il doit nécessairement y avoir un concept au fondement de ces jugements ; mais il doit s’agir d’un concept qui ne se peut aucunement déterminer par une intuition, un concept par lequel on ne peut rien connaître, et qui par conséquent ne peut fournir aucune preuve pour le jugement de goût. Or c’est à un tel concept que correspond le simple concept rationnel pur du suprasensible qui est au fondement de l’objet (et également du sujet qui juge) comme objet des sens, par conséquent en tant que phénomène. Car, si l’on n’admettait pas un tel point de vue, il serait impossible de sauver la prétention du jugement de goût à une validité universelle ; si le concept sur lequel il se fonde n’était qu’un concept simplement confus de l’entendement, comme par exemple celui de perfection, auquel on pourrait faire correspondre l’intuition sensible du beau, il serait possible, du moins en soi, de fonder le jugement de goût sur des preuves – ce qui contredit la thèse. (Critique de la faculté de juger).

 

Remarques pragmatistes:  D’un point de vue pragmatiste, ce qui apparaît comme le plus intéressant dans la thèse de Kant, c’est le fait de sortir d’un fondement de la connaissance sur une conscience monologique pour lier à la rationalité au produit d’une pratique de discussion.

 

Transition: Avec le problème de la question des rapports de l’art à la technique se pose la question des rapports entre l’idéel et le matériel dans l’émergence des sociétés humaines. L’art peut-il être totalement détaché de la technique ? La technique est-elle liée pour sa part au travail ? L’émergence des cultures humaines trouve-t-elle sa condition de possibilité dans l’intelligence humaine ou dans le travail ?

 

4 – La technique et le travail

 

Le travail peut être défini à un premier niveau comme l’activité par laquelle les êtres humains pourvoient à leurs besoins naturels. Mais peut-on se limiter à cela ? Le travail n’est-il pas pour l’être humain plus que cela ? La technique désigne au sens large toute mise en adéquation des moyens au service d’une fin. Néanmoins, la production technique est-elle liée au travail ou est-elle liée initialement à la création artistique ? Avec la science moderne, les techniques apparaissent de plus en plus comme des applications de la rationalité scientifique. N’assiste-t-on pas alors à une transformation de la nature de la technique ? De manière générale, le travail et la technique ne constituent-ils pas les pratiques humaines qui sont les conditions de possibilité du développement de la rationalité humaine ?

 

a- L’hypothèse sensualiste: Le travail et la technique comme activités liées à un calcul utilitaire.

 

Si on part de l’intuition sensible et que l’on fait de l’être humain, un être vivant mu par la recherche du plaisir et l’éloignement de la souffrance, celui-ci apparaît comme préférant naturellement le repos au travail. Le travail ne serait alors que le produit d’un calcul utilitaire visant à éviter une souffrance plus grande, voire la mort. La technique apparaît comme un prolongement naturel du corps de l’être humain, issue de l’expérience. La science moderne est elle-même issue de ce processus d’expérimentation: elle permet la fabrication de techniques plus efficaces. Ces techniques permettent la satisfaction de besoins, qui ne sont pas en soi limités, et la diminution de la pénibilité du travail. La technique conduit ainsi à produire plus rapidement davantage de produits et ainsi à augmenter le bien-être global, entendu ici comme le plaisir du plus grand nombre. Il y a dans cette vision utilitariste adéquation entre la satisfaction des besoins, le plaisir et le bonheur, entendu comme progrès matériel et moral d’une société. De fait, le travail devient une activité économique nous permettant d’acquérir une rémunération contre des biens qui nous font plaisir. Etant des êtres tournés vers le plaisir sensible, la finalité de notre existence se trouve dans le consommation. La société de consommation serait alors la base d’un progrès de la civilisation.

 

Texte: Adam Smith, La division  technique du travail:

 

L’introduction d’une plus grande rationalité technique dans le travail permet d’augmenter l’efficacité du travail et donc d’augmenter la production et de permettre ainsi de satisfaire des besoins plus nombreux.  


Un ouvrier tire le fil à la bobine, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l’objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne particulière ; blanchir les épingles en est une autre ; c’est même métier distinct et séparé que de piquer les papiers et d’y bouler les épingles ; enfin, l’important travail de faire une épingle est divisée en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d’autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois. J’ai vu une petite manufacture de ce genre qui n’employait que dix ouvriers, et où, par conséquent, quelques-uns d’eux étaient chargés de deux ou trois opérations. Mais quoique la fabrique fût fort pauvre et, par cette raison, mal outillée, cependant, quand ils se mettent en train, ils venaient à bout de faire entre eux environ douze livres d’épingles par jour ; or, chaque livre contient au-delà de quatre mille épingles de taille moyenne. Ainsi, ces dix ouvriers pouvaient faire entre eux plus de quarante-huit milliers d’épingles dans une journée ; donc, chaque ouvrier, faisant une dixième partie de ce produit, peut être considéré comme donnant dans sa journée quatre mille huit cents épingles. Mais s’ils avaient tous travaillé à part et indépendamment les uns des autres, et s’ils n’avaient pas été façonnés à cette besogne particulière, chacun d’eux assurément n’eût pas fait vingt épingles, peut-être pas une seule, dans sa journée, c’est à dire pas, à coup sûr, la deux cent quarantième partie, et pas peut-être la quatre mille huit centième partie de ce qu’ils sont maintenant en état de faire, en conséquence d’une division et d’une combinaison convenables de leurs différentes opérations. (…)

Dans le progrès que fait la division du travail, l’occupation de la très majeure partie de ceux qui vivent de travail c’est-à-dire de la masse du peuple, se borne à un très petit nombre d’opérations simples, très souvent à une ou deux. Or, l’intelligence de la plupart des hommes se forme nécessairement par leurs occupations ordinaires. Un homme qui passe toute sa journée à remplir un petit nombre d’opérations simples, dont les effets sont aussi peut-être toujours les mêmes ou très approchant les mêmes, n’a pas lieu de développer son intelligence ni d’exercer son imagination à chercher des expédients pour écarter des difficultés qui ne se rencontrent jamais, il perd donc naturellement l’habitude de déployer ou d’exercer ces facultés et devient en général, aussi stupide et aussi ignorant qu’il soit possible à une créature humaine de le devenir […] Ainsi, sa dextérité dans son métier particulier est une qualité qu’il semble avoir acquise aux dépens de ses qualiiés intellectuelles, de ses vertus sociales et de ses dispositions guerrières. Or, cet état est celui dans lequel l’ouvrier pauvre, c’est-à-dire la masse du peuple, doit tomber nécessairement dans toute société civilisée et avancée en industrie, à moins que le gouvernement ne prenne des précautions pour prévenir ce mal.

 

Transition:  Mais comme on peut le lire, même Smith reconnaît que la division technique du travail risque de conduire à l’abrutissement de la classe sociale la plus pauvre. En effet, ce qui se trouve alors posé est le fait de savoir si la pénibilité du travail est un fait naturel ou est-ce l’organisation sociale du travail qui conduit à la pénibilité ? Les auteurs socialistes du XIXe, contre les économistes de la bourgeoisie libérale, n’ont eu de cesse de tenter de montrer que la penibilité du travail n’était pas un fait naturel. Elle est organisée par la forme que prend une économie donnée. Il est donc possible de lutter politiquement contre cette organisation sociale.

 

b- L’hypothèse matérialiste rationaliste: le travail et la technique comme processus historique rationnel

 

Le travail et la technique sont les catégories anthropologiques qui assurent le passage de la nature à la culture. La force de travail, qui est l’énergie vitale de l’être humain, ne se limite pas à la satisfaction utilitaire des besoins. Elle déborde la stricte utilité physiologique. Cette tendance vitale conduit l’être humain à fabriquer des outils qui apparaissent comme le prolongement de son corps. Ce n’est pas parce que l’être humain est intelligent qu’il fabrique des outils, mais c’est parce qu’il fabrique des outils que son intelligence se développe. C’est par l’usage d’outils, sous la poussée de cette tendance vitale, qu’il édifie une culture strictement humaine, qui s’appuie non sur des besoins naturels, mais qui devient le produit de désirs sociaux.

Mais en travaillant, il développe ses capacités rationnelles. La technique de produit de l’expérience empirique devient le produit de la rationalité scientifique. Les transformations de la technique conduisent à des transformation de l’organisation sociale. Les rapports sociaux dans le travail sont déterminés néanmoins par l’apparition de la propriété privée qui ne repose pas sur le travail, mais sur l’usage de la violence.

Le travail productif, dans lequel s’exprime une tendance vitale spontanée des êtres humains à l’activité, devient un travail contraint pour la plupart des êtres humains. L’aliénation du travail n’est pas le produit de la technique, mais d’un rapport social inégalitaire. La technique est neutre, elle contribue au contraire à libérer l’être humain des contraintes du besoin naturel. C’est l’usage d’une technique qui n’est plus utilisée pour libérer, mais pour accumuler du profit, qui rend la technique aliénante.

 

Marx, Le travail aliéné:

 

Marx distingue le travail en tant que catégorie anthropologique et le travail dans la société capitaliste. Dans la société capitaliste, le travail est aliéné c’est-à-dire qu’au lieu d’être une activité épanouissante, il est vécu comme une contrainte. 


Or, en quoi consiste l’aliénation du travail ?

D’abord, dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même   qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est com­me chez lui. quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son tra­vail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satis­faction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. De même que, dans la religion, l’activité propre de l’imagination humaine, du cerveau humain et du cœur humain, agit sur l’individu indépen­dam­ment de lui, c’est-à-dire comme une activité étrangère divine ou diabolique, de même l’acti­vité de l’ouvrier n’est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même.

On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l’habitation, qu’animal. Le bestial devient l’humain et l’humain devient le bestial.

Manger, boire et procréer, etc., sont certes aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais, séparées abstraitement du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles sont bestiales.(Manuscrits de 1844)

Ainsi l’être humain ne se réalise plus dans l’activité, le travail étant contraint, réduit à la satisfaction des besoins. Dans la société capitaliste, les êtres humains n’ont plus qu’une finalité la passivité du plaisir de consommer. Il travaillent pour pouvoir consommer. Au contraire, les machines devraient être utilisées pour libérer l’être humain du travail comme satisfaction du besoin, pour ne laisser au travail que ce qu’il a de proprement humain: l’activité par laquelle l’être humain se transforme et transforme la nature.

 

Transition: Néanmoins, cette analyse du travail n’est-elle pas en définitive liée au travail manuel industriel qui se caractérise par une transformation de la nature ? Ces analyses ne conduisent-elles pas à une conceptualisation du travail qui loin d’être anthropologique correspond à une certaine société qui n’est ni celle par exemple des sociétés de chasseurs-cueilleurs, ni celle de l’antiquité ou encore celle des sociétés de service post-industrielles.

 

c- L’hypothèse idéaliste: le travail comme labeur et la technique comme oeuvre

 

Avec la physique moderne, la finalité se trouve éliminée de la nature et la position sensualiste utilitariste peut se voir objectée une tendance à l’anthropomorphisation du réel. Le fait de parler de techniques dans la nature n’a pas de sens dans le cadre d’une physique qui a éliminé la finalité. Par conséquent, il ne peut y avoir de travail et de technique au sens humain que parce qu’il y a l’affirmation d’une finalité et donc d’un projet. La rationalité en finalité de la technique et du travail suppose la visée d’une fin consciente. Néanmoins, le travail ne désigne que les activités humaines orientées vers la satisfaction des besoins corporels. L’art et la technique sont tournés pour leur part vers une activité de création manuelle. Ce n’est qu’avec la société industrielle que les deux activités se trouveraient liées.

Les activités proprement humaines seraient alors celles liées aux finalités propre à l’intelligence humaine: l’action politique qui vise à établir une société juste et la contemplation intellectuelle qui vise une connaissance désintéressée. Au contraire, le travail reste lié à des finalités corporelles donc naturelles.

Si la technique traditionnelle était liée à des finalités utilitaires, elle restait en tant qu’outil au service de la main de l’homme. Avec l’apparition de techniques qui sont issues de la rationalité scientifique, avec le machinisme, les techniques acquièrent une autonomie qui leur est propre. L’efficacité scientifique donne une puissance à la technique que la main de l’homme ne peut plus maîtriser. Au lieu d’être orientée par des fins posée par l’esprit humain, des valeurs spirituelles, la technique n’est plus alors que le produit de la finalité du système capitaliste: l’accumulation la plus efficace du profit pour le profit. La technique moderne n’est alors pas un instrument de libération, mais d’aliénation. Impossible à maîtriser, elle entraîne nécessairement l’aliénation de l’humanité.

L’être humain se trouve ainsi aliéné par la rationalité technique de l’Etat bureaucratique et de l’entreprise capitaliste. La nature, comme environnement de l’être humain, se trouve détruite par une puissance que l’être humain ne maîtrise plus.

 

Texte: Arendt, Condition de l’homme moderne

 

Les machines peuvent abolir la necessité du travail. Mais dans les sociétés modernes, le travail est devenu notre seule raison de vivre. Les autres activités humaines comme l’action politique ou la création sont vécues elles aussi comme du travail. 


Plus proche, plus décisif peut-être, voici un autre événement non moins menaçant. C’est l’avènement de l’automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l’asservissement à la nécessité. Là, encore, c’est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d’être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l’histoire. Le fait même d’être affranchi du travail n’est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité […]. L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. […] C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c’est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels, il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.


Remarques pragmatistes sur le travail et la technique:

 

Les socialistes du XIXe s., tels que Proudhon ou Marx, ont opéré un renversement idéologique fondamental en remettant la pratique à la base de la culture et non les activités intellectuelles. Comme l’analyse Dewey, dans Reconstruction en philosophie, la société grecque a mis en avant une conception intellectualiste qui était le reflet d’une hiérarchie sociale. La supériorité des activités intellectuelles sur les activités pratiques est liée à la domination d’une aristocratie oisive. Cette division est reprise comme le souligne Proudhon par le christianisme qui affirme la supériorité de l’esprit et de la contemplation monacale sur le corps et le travail laborieux.

Le développement des activités intellectuelles dans une société trouve ses conditions de possibilité dans la base que constitue la production matérielle. On peut d’ailleurs sous cet angle analyser la crise des pays du sud de l’Europe en voie de désindustrialisation, dont l’industrie s’est délocalisée, la situation d’une Allemagne qui a maintenue une économie partiellement industrielle sur son territoire et la croissance des pays émergents reposant sur une industrialisation et une main d’oeuvre soumise à des conditions taylorienne de travail.

Quelle analyse pragmatiste peut-on faire de la technique moderne ? Des analyses se réclamant du pragmatisme note le caractère discutable de la rupture moderne entre nature et culture, renvoyant à une anthropologie dualiste entre esprit et matière, entre animal, être humain et machine. Comme  on l’a vu dans la première partie l’hypothèse pragmatiste suppose qu’il n’y a pas de différence ontologique entre nature et culture, mais une continuité entre les deux. La conception de la nature pragmatiste est une conception pré-moderne. La technique, moderne issue de la rationalité scientifique, induit donc l’imposition d’un certain modèle de rationalité mécanique sur la nature, donc sur le vivant et l’être humain. La machine en tant que mécanisme est donc différente dans son fonctionnement du vivant. Ainsi, on peut se souvenir de l’exemple du comique généré par Les temps modernes de Chaplin dans sa critique du taylorisme: c’est du mécanique plaqué sur du vivant pour reprendre l’expression de Bergson. Mais qu’en est-il de la techno-science contemporaine qui au contraire avec le cyborg semble prendre son modèle sur le système de l’organisme vivant plutôt que sur le mécanisme de l’automate ? Néanmoins là encore le paradigme de la physique moderne reste celle d’une mathématisation de la nature: le cyborg imite le vivant, mais il n’a pas l’ensemble des caractéristiques du système vivant. La critique pragmatiste de la technique moderne n’est donc pas l’affirmation d’une supériorité de l’esprit sur la matière, ou un irrationalisme, mais la critique d’une rationalité mutilée dans laquelle raison théorique et raison pratique ont été scindées.

Il serait possible d’objecter que l’utilitarisme économique  repose sur une anthropologie pré-moderne. Néanmoins, il limite celle-ci à une passivité de la sensibilité et à une utilité du plaisir. Le caractère actif du vivant lui échappe totalement.

 

Transition:

Avec la question de la technique et du travail se trouvent donc posées les questions de l’organisation politique, de son organisation juste.

 

Chapitre VI- La politique

 

Notions: échanges, société, Etat, droit et justice

 

Le problème que pose la notion de politique découle de celui que pose le rapport entre nature et culture. La politique ne se réduit-elle qu’à la nature au sens moderne de la notion, c’est-à-dire à un simple rapport de force physique ? Le pouvoir politique n’aurait-il d’autre finalité que de se maintenir ou de maintenir la société par la force physique ? Ou l’ordre politique instaure-t-il un ordre transcendant à la nature qui ne se réduit pas à la nature et qui exprime des valeurs proprement humaines supérieures à la nature ? Dans quelle mesure, est-il ainsi possible d’établir une connaissance rationnelle de la politique ?

 

1- L’hypothèse sensualiste: l’utilitarisme libéral

 

a- Echanges et société

 

Le lien social au sein des sociétés humaines reposerait sur les échanges économiques: les individus ont besoin les uns des autres pour produire l’ensemble des biens. Il leur est donc utile d’échanger pour satisfaire tous leurs besoins. Il est donc possible d’étudier la société en prenant pour base les actions individuelles et pour modèle l’échange marchand. Toutes les actions humaines pourraient être pensées sur le modèle du contrat marchand. Les individus entrent en relation les uns avec les autres dans le but de satisfaire leur intérêt réciproque et d’augmenter leur plaisir.

 

Texte: Adam Smith: Intérêt égoiste, échange et lien social:

 

Les échanges humains sont basés sur l’intérêt égoïste. 


Dans presque toutes les espèces d’animaux, chaque individu, quand il est parvenu à sa pleine croissance, est tout à fait indépendant, et, tant qu’il reste dans son état naturel, il peut se passer de l’aide de toute autre créature vivante. Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque; le sens de sa proposition est ceci: Donnez-moi ce dont j ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vousmême; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires, s’obtient de cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. Il n’y a qu’un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d’autrui ; encore ce mendiant n’en dépend-il pas en tout: c’est bien la bonne volonté des personnes charitables qui lui fournit le fond entier de sa subsistance; mais quoique ce soit là en dernière analyse le principe d’où il tire de quoi satisfaire aux besoins de sa vie, cependant ce n’est pas celui-là qui peut y pourvoir à mesure qu’ils se font sentir. La plus grande partie de ses besoins du moment se trouve satisfaite comme ceux des autres hommes, par traité, par échange et par achat. Avec l’argent que l’un lui donne, il achète du pain. Les vieux habits qu’il reçoit d’un autre, il les troque contre d’autres vieux habits qui l’accommodent mieux, ou bien contre un logement, contre des aliments, ou enfin contre de l’argent qui lui servira à se procurer un logement, des aliments ou des habits quand il en aura besoin ». (Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes  de la richesse des nations (1776))

 

Les individus ne doivent pas être simplement des êtres sensibles pour qu’une telle conception fonctionne car sinon ils rechercheraient alors leur intérêt immédiat au risque de l’ochlocratie, c’est-à-dire de la guerre civile, de la guerre de tous contre tous.

 

b- Société et Etat

 

L’Etat apparaît alors comme le produit d’un contrat que les individus passent à l’issue d’un calcul rationnel afin de maintenir l’axiomatique de base ces lois naturelles universelles de l’économie et de la société. Ces axiomes de base constituent les règles du jeu que l’Etat doit maintenir. L’utilitarisme libéral effectue ainsi un passage de l’être au devoir-être. Parmi ces axiomes de base figurent des caractéristiques anthropologiques qui sont érigées en droits naturels. Ces axiomes sont les suivants: liberté formelle des individus, égalité formelle, droit de propriété, concurrence entre tous (ou libre expression des égoïsmes)….

Les individus se dessaisissent donc d’une partie de leur droit à se défendre afin de constituer l’Etat par un contrat. Cet état n’est institué que dans la mesure où il permet de garantir les droits subjectifs des individus et garantir les règles rendant possible les échanges marchands.

 

c- Droit et justice

 

De fait, le droit positif instauré par l’Etat est normé par un droit naturel tiré de la raison et de la nature sensible de l’être humain. Ce droit n’est donc légitime que tant que l’Etat ne viole pas le contrat pour lequel il a été instauré. S’il viole ce contrat, alors les individus peuvent le rompre et utiliser leur droit de résistance à l’oppression. La liberté politique consiste donc dans un Etat de droit qui respecte les droits subjectifs des individus.

 

Texte de Locke: Le contrat social:

 

Un Etat légitime ne peut avoir d’autre raison d’être que de garantir les droits individuels des citoyens.

 

 » Un pouvoir arbitraire et absolu, et un gouvernement sans lois établies et stables, ne sauraient s’accorder avec la finalité de la société et du gouvernement. En effet, les hommes quitteraient-ils la liberté de l’état de nature pour se soumettre à un gouvernement dans lequel leurs vies, leurs libertés, leur repos, leurs biens ne seraient pas en sûreté ? On ne peut supposer qu’ils aient l’intention, ni même le droit de donner à un homme, ou à plusieurs, un pouvoir absolu et arbitraire sur leurs personnes et sur leurs biens, et de permettre au magistrat ou au prince, de faire, à leur encontre, tout ce qu’il voudra, par une volonté arbitraire et sans bornes ; ce serait assurément se mettre dans une condition beaucoup plus mauvaise que n’est celle de l’état de nature, dans lequel on a la liberté de défendre son droit contre les injures d’autrui, et de se maintenir, si l’on a assez de force, contre l’invasion d’un homme, ou de plusieurs réunis. En effet, supposant qu’on se soit livré au pouvoir absolu et à la volonté arbitraire d’un législateur, on s’est désarmé soi-même, et on a armé ce législateur, afin que ceux qui lui sont soumis, deviennent sa proie, et soient traités comme il lui plaira.  » (Locke, Second traité du gouvernement civil)

 

Transition:  Néanmoins est-il correct de faire de l’échange marchand la base de la société ? Peut-on analyser la société en partant des actions individuelles ? L’Etat peut-il être pensé sur la base du contrat ? Sa finalité est-elle de garantir les droits des individus ? Les individus sont-ils uniquement mus par leurs intérêts ?

 

2- L’hypothèse idéaliste rationaliste:  La société reposant sur un principe de solidarité morale

 

a- Les échanges et la société

 

Le don peut-apparaître au premier abord comme une relation unilatérale, purement gratuite, sans réciprocité. Le don se distinguerait alors de l’échange qui supposerait la réciprocité. Pourtant les anthropologues ont été intrigués par une forme de don qui existait dans des société non-européenne: le potlatch. Cette pratique se caractérise par une dépense ostentatoire. Elle ne donne pas lieu à un échange économique réciproque, mais elle semble engager ceux qui y participent dans une obligation eux aussi d’organiser une fête dans laquelle ils se ruinent en une dépense ostentatoire. Le potlatch se distingue en outre de l’échange marchand par le fait qu’il ne lie pas des individus, mais peut mettre en relation des groupes sociaux. En outre, ce qui est échangé ce ne sont pas seulement des biens matériels, mais également des biens symboliques. Enfin, dernière caractéristique, le potlatch ne semble donc pas basé sur un calcul d’intérêt utilitaire.

Néanmoins doit-on considérer que ces formes d’économie constituent des formes pré-rationnelles ? Pour commencer, elles semblent indiquer que l’anthropologie utilitariste n’est pas une réalité universelle et naturelle. Par ailleurs, il y a un certain nombre d’échanges économiques dans notre société qui n’obéissent pas au modèle utilitariste: l’économie sociale et solidaire par exemple. De manière générale, les échanges entre individus constituent la base du lien sociale, mais pourraient ne pas être pensés sur le modèle de l’échange marchand. Le lien social trouverait alors sa source dans des obligations sociales créées par les échanges: donner, recevoir, rendre. Le don crée une dette et cette dette crée une obligation et donc un devoir moral. La morale apparaît donc comme un fait social et du lien social. La morale serait alors la conscience collective de la société.

L’analyse de la société ne reposerait donc pas sur l’étude des actions individuelles, mais sur l’étude de cet organisme que constitue la société. Il faudrait donc mettre en oeuvre une méthode holiste. Cette organisme social produit une conscience sociale qui constitue la spécificité des sociétés humaines.

 

Texte de Mauss: Les échanges

 

Toutes les économies et tous les échanges humains ne reposent pas sur l’intérêt égoiste. Il existe des économies qui s’appuient sur l’obligation morale. 


 « Dans les économies et dans les droits qui ont précédé les nôtres, on ne constate pour ainsi dire jamais de simples échanges de biens, de richesses et de produits au cours d’un marché passé entre les individus. D’abord, ce ne sont pas des individus, ce sont des collectivités, qui s’obligent mutuellement, échangent et contractent ; les personnes présentes au contrat sont des personnes morales : clans, tribus, familles, qui s’affrontent soit en groupes se faisant face sur le terrain même, soit par l’intermédiaire de leurs chefs, soit de ces deux façons à la fois. De plus, ce qu’ils échangent, ce n’est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n’est qu’un des moments et où la circulation des richesses n’est qu’un des termes d’un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent. Enfin, ces prestations et contre-prestations s’engagent sous une forme plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien qu’elles soient au fond rigoureusement obligatoires, à peine de guerre privée ou publique. Nous avons proposé d’appeler toute ceci le système des prestations totales. Le type le plus pur de ces institutions nous paraît être représenté par l’alliance des deux phratries dans les tribus australiennes ou nord-américaines en général, où les rites, les mariages, la succession aux biens, les liens de droit et d’intérêt, rangs militaires et sacerdotaux, tout est complémentaire et suppose la collaboration des deux moitiés de la tribu. Par exemple, les jeux sont tout particulièrement régis par elles. Les Tlinkit et les Haïda, deux tribus de Nord-Ouest américain expriment fortement la nature de ces pratiques en disant que « les deux phratries se montrent respect ». (Essai sur le don)

 

b- La société et L’Etat

 

L’Etat peut apparaître comme le cerveau, l’intelligence coordonnatrice, de l’organisme social. Il transcende les intérêts particuliers. En effet, les individus laissés aux égoïsmes qui caractérise le fonctionnement du marché, leurs intérêts divergents auraient tôt fait de détruire la société: patron contre ouvriers, consommateurs contre producteurs… L’Etat apparaît également comme organisant la redistribution économique qu’impose la solidarité sociale. Il met en oeuvre une égalité géométrique, une équité, par laquelle le plus riche donne davantage que le plus pauvre afin de contribuer à la dette qu’il a contracté vis-à-vis de la société qui a permis sa réussite sociale. Il s’agit alors de maintenir l’harmonie de cet organisme que constitue la société.

 

Texte de Durkheim sur L’Etat:

 

L’Etat constitue une entité supérieure aux diverses tendances sociales contradictoires. Il a pour fonction d’assurer la justice sociale. 


L’utilité d’un organisme de ce genre est d’introduire la réflexion dans la vie sociale et la réflexion y a un rôle d’autant plus considérable que l’État est plus développé. Assurément l’État ne crée pas la vie collective, pas plus que le cerveau ne crée la vie du corps et n’est la cause première de la solidarité qui y unit les fonctions diverses. Il peut y avoir et il y a des sociétés politiques sans État. Ce qui en fait la cohésion ce sont des tendances, des croyances éparses dans toutes les consciences et qui les meuvent obscurément. Mais alors une telle masse est comme une foule permanente et on sait que la conduite des foules a pour caractéristique d’être absolument irréfléchie, des pressions diverses y circulent et la plus violente est celle qui aboutit à l’acte, alors même qu’elle serait le moins raisonnable. Il en est ainsi parce que, dans ces foules, il n’y a point de centre où toutes ces tendances aveugles à l’action aboutissent et qui soit en état de les arrêter, de s’opposer à ce qu’elles passent à l’acte avant d’avoir été examinées et qu’une adhésion intelligente ait été donnée à (la réalisation), une fois l’examen terminé. […]

Mais comment est-il possible qu’il joue un tel rôle ? Il suffit… de se représenter ce qu’est la source principale de l’injustice. Elle vient de l’inégalité ; elle suppose donc qu’il y a dans la société des forces matérielles ou morales, il n’importe, qui, par suite de leur supériorité, sont en état de se subordonner au-delà les droits individuels qui tombent dans leur sphère d’action : castes, classes, corporations, coteries de toutes sortes, toutes personnes économiques. La famille, chez nous, à certains égards, peut être et a été souvent oppressive pour l’individu. Pour tenir en échec toutes ces inégalités, toutes les injustices qui en résultent nécessairement, il faut donc qu’il y ait au-dessus de tous ces groupes secondaires, de toutes ces forces sociales particulières, une force égale (souveraine) plus élevée que toutes les autres et qui, par conséquent, soit capable de les contenir et de prévenir leurs excès. Cette force est celle de l’État. D’un autre côté, à cause de sa fonction centrale, l’État est (donc) plus que tout autre organe collectif (apte à) se rendre compte des nécessités générales de la vie en commun et empêcher qu’elles ne soient subordonnées à des intérêts particuliers. Telles sont les causes les plus (réelles) du grand rôle moral qu’il a joué dans l’histoire.

 

c- Le droit et la justice

 

L’Etat apparaît comme l’expression de la conscience morale collective. Il n’y pas de droit supérieur au droit positif, mais celui-ci a pour fonction d’assurer la cohésion sociale et la redistribution économique. La justice peut donc être définie comme l’harmonie du corps social organisée par l’Etat et visant à empêcher qu’il ne sombre dans la guerre civile qui résulterait des inégalités sociales.

 

Transition: Néanmoins, peut-on considérer que l’Etat, en tant qu’organe transcendant la société, garantisse l’intérêt général ? Ne vise-t-il pas en réalité uniquement à asseoir les intérêts de ceux qui en sont les représentants ? L’Etat peut-il être analysé comme indépendant des intérêts sociaux ? Cette transcendance de l’Etat n’est-elle pas une illusion ?

 

3- L’hypothèse matérialiste rationaliste: Les échanges, la société et l’Etat au prisme des rapports de force

 

a- Les échanges et la société

 

Dans une perspective matérialiste émergentiste, il est possible de considérer que l’économie libérale confond l’échange marchand et l’échange capitaliste. Elle ne saisit pas le caractère historique des sociétés humaines et donc l’absence d’une universalité et atemporalité des lois sociales humaines.

La méthode qui consiste à partir des actions individuelles constitue une erreur méthodologique. Il n’est pas possible de partir des actions individuelles car la logique des actions humaines ne peut être étudiée de manière abstraite. Un être humain vit toujours dans une société et la logique de ses actions est conditionnée par la totalité sociale. L’individu n’est pas un empire dans un empire. L’approche des sciences sociales doit donc être holiste. Il s’agit donc de partir du fonctionnement de la société dans sa totalité pour comprendre les actions individuelles. Par ailleurs, l’hypothèse matérialiste, c’est que la société se constitue à partir de la production des biens matériels et des besoins sociaux.

L’échange capitaliste masquerait ainsi pour Marx un rapport d’exploitation économique. Le contrat de travail n’est pas un rapport libre et égal. Les deux partenaires sont dans une situation d’inégalité. Le travailleur n’a d’autre choix s’il veut survivre que de vendre sa force de travail à un capitaliste qui détient les moyens de production. Le comportement des individus est donc relatif à leur appartenance de classe c’est-à-dire à leur place dans l’appareil de production.

Les classes sociales dans la lutte des classes cherchent à imposer leur intérêt, mais chaque classe sociale repose sur un principe de solidarité interne.

 

b- La société et l’Etat

 

L’Etat n’est pas le produit d’un contrat, il est l’effet d’un rapport de force social. L’Etat est l’instrument de la classe dominante. Il a donc pour fonction de maintenir le pouvoir d’une classe sur les autres classes sociales. Il est l’effet de l’inégalité sociale.

 

Marx et Engels:

 

L’Etat comme instrument par lequel la classe dominante impose sa politique:

 

[…] La division du travail implique du même coup la contradiction entre l’intérêt de l’individu singulier ou de la famille singulière [la société civile] et l’intérêt collectif de tous les individus qui sont en relation entre eux ; qui plus est, cet intérêt collectif n’existe pas seulement, mettons dans la représentation, en tant qu’« intérêt universel », mais d’abord dans la réalité comme dépendance réciproque des individus entre lesquels se partage le travail.

C’est justement cette contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif qui amène l’intérêt collectif à prendre, en qualité d’État, une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l’individu et de l’ensemble et à faire en même temps figure de communauté illusoire, mais toujours sur la base concrète des liens existant dans chaque conglomérat de famille et de tribu, tels que les liens du sang, langage, division du travail à une vaste échelle et autres intérêts ; et parmi ces intérêts nous trouvons en particulier, comme nous le développerons plus loin, les intérêts des classes déjà conditionnées par la division du travail, qui se différencient dans tout groupement de ce genre et dont l’un domine les autres. Il s’ensuit que toutes les luttes à l’intérieur de l’État, la lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la lutte pour le droit de vote, etc., etc., ne sont que les formes illusoires sous lesquelles dont menées ces luttes effectives des différentes classes entre elles […] ; et ils’ensuit également que toute classe qui aspire à la domination […] doit conquérir d’abord le pouvoir politique pour représenter à son tour son intérêt propre comme étant l’intérêt universel […].(L’idéologie allemande)

 

c- Le droit et la justice

 

Le droit ne corrige donc pas la réalité sociale dans le sens d’un idéal de justice, mais il est l’expression d’un rapport de force. Il n’y a pas de droit naturel en dehors du droit positif. La justice ne désigne d’une part que l’institution judiciaire ou d’autre part des idéaux de justice relatifs à chaque classe sociale. Il est un fait social. Il n’y a pas un droit de résistance. La révolte sociale contre l’exploitation est un effet des lois historiques de la dialectique. Les droits naturels que garantie les déclarations des droits de l’homme ne sont alors que des justifications idéologiques visant en particulier à garantir le droit de propriété de la bourgeoisie. Il ne peut de toute façon y avoir de liberté politique véritable que si des conditions économiques égales garantissent à chacun les mêmes possibilités d’action.

 

Transition: Néanmoins, même si on admet l’existence d’une inégalité sociale qui rend nécessaire une réorganisation de l’ordre économique, peut-on supposer que la légitimité du pouvoir politique dans une république proviendrait simplement de sa capacité à mettre en place une égalité économique ? Que se passerait-il si les représentants du pouvoir politique organisent cette égalité économique en s’appuyant sur la terreur ?

 

4- La théorie de la démocratie

 

Au sens fort la théorie de la démocratie organise la légitimité politique sur le consentement populaire. La théorie libérale, organise la liberté publique sur la base du respect des droits naturels des individus tandis que la théorie de l’Etat republicain met en avant sa légitimité sur sa capacité à garantir l’intérêt général. Dans les deux cas, le citoyen peut-être passif, n’être qu’un sujet. Ces deux théories sont compatibles avec une théorie de la représentation politique. Dans le cas de la théorie républicaine, il est possible qu’un système d’équilibre interne des pouvoirs puisse permettre de tenter une limitation de l’Etat et une rationalisation du pouvoir l’incitant à garantir l’intérêt général.

La théorie de la démocratie, dans son sens premier de démocratie directe, fait reposer le pouvoir sur le consentement des citoyens. La liberté politique consiste alors dans la production de la loi par le citoyen. C’est l’unanimité démocratique qui constituerait le fondement de la légitimité politique de la République où enfin il y aurait adéquation entre la garantie des droits des individus et l’intérêt général.

 

Texte de Rousseau:

 

Le consentement de tous comme fondement de la légitimité démocratique de la République:


Quand j’accorderais tout ce que j’ai réfuté jusqu’ici, les fauteurs du despotisme n’en seraient pas plus avancés. Il y aura toujours une grande différence entre soumettre une multitude et régir une société. Que des hommes épars soient successivement asservis à un seul, en quelque nombre qu’ils puissent être, je ne vois là qu’un maître et des esclaves, je n’y vois point un peuple et son chef : c’est, si l’on veut, une agrégation, mais non pas une association ; il n’y a là ni bien public, ni corps politique. Cet homme, eût-il asservi la moitié du monde, n’est toujours qu’un particulier ; son intérêt, séparé de celui des autres, n’est toujours qu’un intérêt privé. Si ce même homme vient à périr, -son empire, après lui, reste épars et sans liaison, comme un chêne se dissout et tombe en un tas de cendres, après que le feu l’a consumé.

Un peuple, dit Grotius, peut se donner à un roi. Selon Grotius, un peuple est donc un peuple avant de se donner à un roi. Ce don même est un acte civil ; il suppose une délibération publique. Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple ; car cet acte, étant nécessairement antérieur à l’autre, est le vrai fondement de la société.

En effet, s’il n’y avait point de convention antérieure, où serait, à moins que l’élection ne fût unanime, l’obligation pour le petit nombre de se soumettre au choix du grand ? et d’où cent qui veulent un maître ont-ils le droit de voter pour dix qui n’en veulent point ? La loi de la pluralité des suffrages est elle-même un, établissement de convention et suppose, au moins une fois, l’unanimité.

(Du Contrat social)

 

Néanmoins, la démocratie représentative, telle qu’elle existe en France, se veut un mixte entre la tradition démocratique et le système représentatif dont Montesquieu fut l’un des théoriciens:

 

Texte: Montesquieu, La démocratie représentative:

 

Pour Montesquieu, le peuple n’est compétent que pour choisir ses représentants et non pour gouverner par lui-même.


Comme, dans un État libre, tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en corps eût la puissance législative. Mais comme cela est impossible dans les grands États, et est sujet à beaucoup d’inconvénients dans les petits, il faut que le peuple fasse par ses représentants tout ce qu’il ne peut faire par lui-même.

L’on connaît beaucoup mieux les besoins de sa ville que ceux des autres villes; et on juge mieux de la capacité de ses voisins que de celle de ses autres compatriotes. Il ne faut donc pas que les membres du corps législatif soient tirés en général du corps de la nation; mais il convient que, dans chaque lieu principal, les habitants se choisissent un représentant.

Le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est point du tout propre; ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie.

Il n’est pas nécessaire que les représentants, qui ont reçu de ceux qui les ont choisis une instruction générale, en reçoivent une particulière sur chaque affaire, comme cela se pratique dans les diètes d’Allemagne. Il est vrai que, de cette manière, la parole des députés serait plus l’expression de la voix de la nation; mais cela jetterait dans des longueurs infinies, rendrait chaque député le maître de tous les autres, et, dans les occasions les plus pressantes, toute la force de la nation pourrait être arrêtée par un caprice.(L’esprit des lois)

 

Outre le système représentatif, Montesquieu défend l’existence d’une limitation des pouvoirs l’uns pas les autres comme garantie de la liberté:

 

Texte: Montesquieu, L’équilibre des pouvoirs:

 

La liberté est assurée par un équilibre des pouvoirs entre les différentes institutions de l’Etat. 


Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs: celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. […]

Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative. Ces trois puissances devraient former un repos ou une inaction. Mais comme, par le mouvement nécessaire des choses, elles sont contraintes d’aller, elles seront forcées d’aller de concert.( L’esprit des lois )

 

Remarques pragmatistes:

La situation d’unanimité dont parle Rousseau apparaît comme une sorte de situation idéale du politique équivalente à ce que serait la vérité pour les philosophes pragmatistes. Dewey dans Le public et ses problèmes oppose à la société capitaliste libérale, le modèle de communauté des débuts de la révolution américaine fonctionnant par self-governement.

Proudhon a tenté de proposer dans ses oeuvres politiques des hypothèses d’organisation politique à expérimenter qui s’appuie également sur la capacité des travailleurs à se donner leurs propres lois. Constituant l’organisation politique sur la base de la raison publique, il propose l’organisation d’une fédération de commune. A la différence du centralisme jacobin de Rousseau, le Contrat social de Proudhon repose sur une multiplicité de contrats révocables. En outre, Proudhon accorde également une place importante dans sa conception de la république à l’équilibre entre des idéaux: entre par exemple solidarité économique et autonomie individuelle. Il se différencie ainsi de Rousseau par le fait que la République ne peut pas être seulement politique, elle doit être également sociale. Enfin, il se différencie de Rousseau par le fait qu’il accorde à la question de l’expérimentation, outre la raison publique, une place dans l’élaboration de la République.

 

Conclusion- transition:

Si l’on met en parallèle ces philosophies politiques et les principes de fonctionnement de la République en France actuellement, il est possible de constater qu’elle correspondrait à différentes traditions politiques dont elle constituerait une sorte de bricolage empirique. Avec le suffrage universel et le référendum, il s’agit de la tradition démocratique dans la lignée de Rousseau. Avec l’existence d’un conseil constitutionnel et l’existence d’un bloc de constitutionnalité dans lequel figure les déclarations des droits, il est possible de voir des éléments de la tradition libérale issue entre autres de Locke. Avec l’élection de représentants et l’existence de pouvoir devant se limiter les uns les autres, il est possible d’y voir une trace de la tradition républicaine dont Montesquieu constitue une expression. Enfin, avec un Etat républicain chargé d’assuré par une solidarité économique une harmonie sociale par le système des services publics, on peut y voir la marque d’un solidarisme dont l’oeuvre de Durkheim peut apparaître comme l’une des expressions.

 

La troisième partie de ce cours après la réalité et la culture est consacrée au sujet et à la morale. En effet, l’individu et son action sont analysés ici comme devant être compris dans une totalité naturelle avec laquelle la culture se trouve en continuité.

Cours de philosophie – Troisième partie

III- SUJET, LIBERTE et MORALE

 

 

 

Le sujet, considéré comme étant au principe de ses actes, constitue le fondement de la philosophie idéaliste moderne. Or c’est cette conception du sujet comme conscience capable d’auto-déterminer librement ses actes et qui constituerait la condition de possibilité de la morale qui est ici interrogé. Cette conception a constitué en particulier la base philosophique sur laquelle à travers le christianisme s’est construit la théorie de la responsabilité dans notre système juridique. Peut-on penser le sujet comme un esprit conscient capable d’être cause libre de ses actes ? Si la conscience immédiate ne permet pas de fonder la rationalité du sujet, peut-il néanmoins accéder à une capacité à agir rationnellement ?

 

Ch.I- Le sujet: conscience, désir et inconscient

 

La notion de sujet désigne étymologiquement ce qui est jeté sous. Ce serait donc une chose, une substance, qui agirait au principe de nos actes. Cependant, lorsque l’on parle d’un sujet de droits, la notion est ambivalente: c’est à la fois celui qui a des droits et celui qui est soumis au droit. Lorsque l’on parle d’un sujet en politique: il désigne celui qui est soumis à un pouvoir. Ainsi, le sujet est-il ce qui est au principe des actes ou est-il constitué en sujet par la société ?

 

1- L’hypothèse sensualiste: le sujet empirique

 

Si l’on part de l’hypothèse sensualiste, le sujet apparaît comme le produit de la réceptivité sensible. Sa personnalité est le produit de ce qu’il a acquis par la réceptivité des sens. Il est le produit de l’ensemble des perceptions empiriques qu’il a vécu. Sa personnalité est également liée aux perceptions sensibles qui proviennent de son corps: sensation de faim, de froid… Celles-ci vont déterminer des besoins. Mais la sensation de manque liée au besoin ne semble pas avoir de limite: ainsi même quand j’ai déjà mangé, je peux ressentir le besoin de manger encore. Il n’y a pas dans une telle hypothèse de distinction réelle entre besoins et désirs. Ce qui est alors déterminant, c’est la sensation de plaisir que j’éprouve et qui distingue l’état de manque et de souffrance, le besoin, de l’état de satisfaction. Néanmoins, il semble que si je n’utilise que ce critère pour guider mon existence, à savoir la sensation de plaisir, je risque de me trouver enchaîner à une recherche de plaisir sans fin.

Néanmoins, il est possible de se demander si en usant de la rationalité, en plus de la sensibilité, il n’est pas possible de distinguer entre les désirs : il pourrait alors être possible de limiter les désirs aux besoins naturels et nécessaires.

 

Texte d’Epicure, Lettre à ménécée:

 

Il est bon de limiter ses désirs à ceux qui sont necessaires pour la santé du corps et la tranquilité de l’âme. 


Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du corps. Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n’éprouvons pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir.

 

Transition: Néanmoins, chez l’être humain est-il possible de distinguer ainsi entre besoins naturels et désirs sociaux ? L’être humain n’est-il pas un être de culture et si c’est le cas, est-ce que cela ne tient pas justement au fait qu’il ne soit pas un sujet empirique, mais que ce qui constitue son identité réel, c’est d’être un être spirituel doté d’un corps ?

 

2- L’hypothèse idéaliste: Le sujet comme esprit et son rapport au corps.

 

Dans le cadre de l’hypothèse idéaliste, ce qui constitue le sujet, c’est d’être un esprit, c’est sa pensée consciente. Le sujet désigne la réalité qui décide de ses actes consciemment. Si le sujet devient le fondement à la fois de la connaissance et de l’action, c’est qu’il est le premier principe dont je ne pourrais pas douter. La conscience est ce par quoi j’ai une connaissance de moi-même, du monde extérieur et des fins morales. La conscience humaine n’est pas seulement conscience immédiate, elle est conscience réfléchie: j’ai conscience que je suis conscient.

Le désir ne peut être une réalité naturelle. De manière générale, il n’y a pas pour l’être humain de besoin naturel, car toute sensation fait l’objet d’une représentation de la conscience. Si le désir est manque, ce n’est pas parce qu’il est un besoin physique. Si le désir est manque, c’est parce qu’il est une fin visée par une conscience. La conscience est intentionnelle: toute conscience est conscience de quelque chose.

L’inconscient, c’est du mécanisme non conscient. J’ai un corps, et ayant un corps, celui-ci a un mécanisme qui agit sur mon esprit. Mais ce n’est pas mon corps qui désir. Le désir peut être lié à un effet de mon corps sur mon esprit, mais tout désir suppose l’intervention d’une conscience. C’est pourquoi dans cette conception, le sujet est en définitif responsable de ses désirs. Il peut par sa volonté les contrôler puisque ses désirs relèvent d’un choix conscient.

 

Texte de Descartes, Discours de la méthode, – IV Partie:

 

L’identité du sujet ne réside pas dans son corps, mais consiste dans son esprit. 


Plus, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse ; mais que je ne pouvais pas feindre, pour cela, que je n’étais point ; et qu’au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j’étais ; au lieu que, si j’eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j’avais jamais imaginé, eût été vrai, je n’avais aucune raison de croire que j’eusse été : je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est. Après cela, je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine ; car, puisque je venais d’en trouver une que je savais être telle, je pensai que je devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois trèsclairement que, pour penser, il faut être : je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies ; mais qu’il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement. 

 

Transition: Cependant cette maîtrise du sujet conscient sur ses pensées n’est-elle pas une illusion ? Cette conception d’un sujet au principe des actes n’est-elle pas une illusion ?

 

3- L’hypothèse sensualiste vitaliste: le sujet comme effet d’un désir vital 

 

L’hypothèse sensualiste, propose une interprétation naturaliste du sujet, mais elle implique la passivité de celui-ci, or comment est-il possible de rendre le caractère actif du sujet empirique, sa spontanéité qui ne semble pas résulter d’un simple mécanisme, sans faire intervenir l’hypothèse de l’esprit ? C’est ce dont rend compte l’hypothèse de la force vitale. Les actions de l’individu ne seraient pas le produit d’un sujet métaphysique, mais d’une force vitale ou de forces vitales communes à tous les êtres vivants et qui se caractérisent par leurs tendances à croître. La conscience ne serait alors que le processus émergeant de cette force vitale.

De fait, le caractère stable et fixe du sujet – sa permanence -, son caractère personnel, son unité, ne serait l’effet que d’un processus social assuré par le langage. Le sujet est une fonction grammaticale. Mais cette fonction n’est pas a priori, elle est produit par la structure grammaticale de certaines langues.

Le caractère actif de l’individu n’est pas lié à un manque, il n’est pas mu par le fait qu’il cherche à satisfaire un besoin. La force vitale, le désir, déborde le besoin. Elle est affirmation d’une vie qui ne tend pas seulement à se conserver, mais à croître. Elle est productrice de ses propres valeurs immanentes: celles qui assurent la survie de l’individu et sa croissance. Le modèle du vivant est ici la plante qui semble animée par une force de croissance qui peut aller par exemple jusqu’à soulever le goudron des chaussées.

La conscience morale est le produit de la vie sociale qui impose au fort de ne pas dominer le faible. La vie sociale organise la survie de l’organisme social. La survie de l’organisme social n’est possible que dans la mesure où la croissance de la puissance de certaine de ses cellules est limitée. Mais la vie, en tant que tel, ne se soucie pas de la morale, elle n’est mue que par une force interne de croissance.

 

Texte de Nietzsche, Par delà le bien et le mal, §.17:

 

La conscience que nous avons d’être des sujets est construite par le langage.


Pour ce qui est de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait que ces esprits superstitieux ne reconnaissent pas volontiers à savoir qu’une pensée se présente quand  » elle  » veut, et non pas quand  » je  » veux; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet  » je  » est la condition du  » prédicat  » pense. Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux  » je « , voilà, pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion, et en tout cas pas une  » certitude immédiate « . En définitive, ce  » quelque chose pense  » affirme déjà trop; ce  » quelque chose  » contient déjà une interprétation du processus et n’appartient pas au processus lui-même. En cette matière, nous raisonnons d’après la routine grammaticale :  » Penser est une action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit, par conséquent…  » C’est en se conformant à peu près au même schéma que l’atomisme ancien s’efforça de rattacher à  » l’énergie  » qui agit une particule de matière qu’elle tenait pour son siège et son origine, l’atome. Des esprits plus rigoureux nous ont enfin appris à nous passer de ce reliquat de matière, et peut-être un jour les logiciens s’habitueront-ils eux aussi à se passer de ce  » quelque chose « , auquel s’est réduit le respectable  » je  » du passé.

 

Transition:  Néanmoins, est-il possible à l’individu de se réapproprier en tant que sujet rationnel la maîtrise de ses actions, c’est-à-dire son autonomie – et n’être plus les simples effets soit de forces biologiques – les pulsions-, soit de l’organisation sociale dans laquelle il vit ?

 

4- L’hypothèse matérialiste rationaliste: Le sujet rationnel comme effet d’un processus

 

Si l’on part de l’hypothèse sensualiste vitaliste, le sujet apparaît comme l’effet d’un double processus. D’une part, il est le produit de forces biologiques – que la psychanalyse appellerait  pulsions. D’autre part, il est l’effet d’expériences qui se sont gravées dans son esprit, mais dont il n’a pas nécessairement gardé une trace consciente. Ainsi, l’apprentissage social conduit à la mise en place de processus de refoulement et au conflit entre des injonctions issues de la culture et qui constituent la conscience morale du sujet, – la psychanalyse parlerait ici de surmoi – et des forces pulsionnelles – le ça de la psychanalyse. La personnalité du sujet ( son « moi » en psychanalyse) apparaîtrait alors comme le produit du conflit entre le ça et le surmoi. Les désirs exprimés par le moi ne sont pas entièrement conscients dans la mesure où le moi ne se limite pas à la conscience. Mais ils ne sont pas uniquement de simples besoins naturels, dans la mesure où la société contribue à faire naître des désirs.

La rationalité apparaît comme l’effet de la sublimation de désirs liés à la pression sociale et au principe de réalité. Néanmoins, si les règles de rationalité sont le produit d’une sublimation, elles sont orientées également vers une connaissance de la réalité. Ainsi, elles sont ce qui permet à l’individu d’acquérir une connaissance de ces conflits et de pouvoir agir dessus et ainsi de mettre en place un processus par lequel le moi acquiert une maîtrise de lui même par la rationalité.

 

Texte de Freud, Nouvelles conférences de psychanalyse:

 

Le moi est le produit du conflit entre les pulsions biologiques, les règles morales sociales, entre la recherche du plaisir et la réalité.


Un adage nous déconseille de servir deux maîtres à la fois. Pour le pauvre moi la chose est bien pire, il a à servir trois maîtres sévères et s’efforce de mettre de l’harmonie dans leurs exigences. Celles-ci sont toujours contradictoires et il paraît souvent impossible de les concilier ; rien d’étonnant dès lors à ce que souvent le moi échoue dans sa mission. Les trois despotes sont le monde extérieur, le surmoi et le ça. Quand on observe les efforts que tente le moi pour se montrer équitable envers les trois à la fois, ou plutôt pour leur obéir, on ne regrette plus d’avoir personnifié le moi, de lui avoir donné une existence propre. Il se sent comprimé de trois côtés, menacé de trois périls différents auxquels il réagit, en cas de détresse, par la production d’angoisse. Tirant son origine des expériences de la perception, il est destiné à représenter les exigences du monde extérieur, mais il tient cependant à rester le fidèle serviteur du ça, à demeurer avec lui sur le pied d’une bonne entente, à être considéré par lui comme un objet et à s’attirer sa libido. En assurant le contact entre le ça et la réalité, il se voit souvent contraint de revêtir de rationalisations préconscientes les ordres inconscients donnés par le ça, d’apaiser les conflits du ça avec la réalité et, faisant preuve de fausseté diplomatique, de paraître tenir compte de la réalité, même quand le ça demeure inflexible et intraitable. D’autre part, le surmoi sévère ne le perd pas de vue et, indifférent aux difficultés opposées par le ça et le monde extérieur, lui impose les règles déterminées de son comportement. S’il vient à désobéir au surmoi, il en est puni par de pénibles sentiments d’infériorité et de culpabilité. Le moi ainsi pressé par le ça, opprimé par le surmoi, repoussé par la réalité, lutte pour accomplir sa tâche économique, rétablir l’harmonie entre les diverses forces et influences qui agissent en et sur lui : nous comprenons ainsi pourquoi nous sommes souvent forcés de nous écrier : « Ah, la vie n’est pas facile ! »

 

Remarques pragmatistes: Il serait sans doutes erroné de faire de la psychanalyse une vérité scientifique reposant sur un fondement objectif définitif. Elle propose néanmoins une hypothèse qui peut s’avérer heuristique. Plusieurs éléments peuvent paraître intéressants: le fait d’analyser le psychisme humain comme le produit d’une tension entre des forces biologiques, des expériences sociales et l’expérience de la réalité. Le fait également de ne pas faire de la rationalité un ensemble de règles a priori, mais le produit d’un processus de sublimation lié au principe de réalité et à la société. Ce qui est intéressant également, c’est la tentative rationaliste qu’elle propose d’un processus de construction d’une autonomie plus grande du sujet.

D’un point de vue pragmatiste, le caractère d’hypothèse n’est pas un obstacle, car ce qui importe ce sont les effets pratiques: les effets pratiques de la cure psychanalytique. Or c’est sur ce point où l’on peut émettre des réserves. Néanmoins, la démarche proposée par Freud, celle d’une production d’autonomie du sujet par la construction d’un savoir rationnel reste un objectif valable. En revanche, d’un point de vue pragmatiste, c’est sans doute dans l’action et dans une expérimentation que le sujet peut engager cette démarche de connaissance rationnelle et non par un simple discours (talking cure).

 

Transition: A travers la place qu’occupe la société dans la constitution du moi, par l’intermédiaire du surmoi, Freud pose la question de la place d’autrui dans la constitution de l’identité du sujet.

 

 

Ch. II- La place d’autrui dans la constitution du sujet:

 

Autrui comme médiation entre moi et moi-même. De l’immédiateté de la subjectivité à la rationalité imposée par la présence d’autrui.

 

Autrui peut apparaître comme le différent: dans son apparence sensible et dans sa personnalité, autrui m’apparaît comme différent et singulier. Pourtant la science, la génétique, met en avant au-delà de cette apparente diversité une unité du genre humain. Dans la conception idéaliste, c’est en tant qu’être spirituel, qu’à la fois autrui serait radicalement différent de moi par sa subjectivité, mais également identique à moi par la raison.

Néanmoins, on se limitera ici à rappeler comment autrui, comme la rationalité, peut apparaître comme l’élément de la constitution d’une médiation entre la conscience immédiate et la conscience réfléchie que le sujet a de lui-même. Cette donnée anthropologique que constitue le fait que l’être humain soit un être social intervient à différents niveaux. Elle a des implications sur l’ensemble des champs philosophiques. Ainsi, le rapport à autrui, apparaît comme une dimension de la constitution du sujet tant au niveau psychologique – les rapports familiaux et avec les proches – qu’au niveau sociologique – la socialisation propre à chaque société donnée. La discussion et le consensus peuvent apparaître comme des critères dans la recherche de la connaissance. De fait dans ce cas, la rationalité n’apparaît plus comme a priori, mais comme le produit de la discussion et des arguments qu’échanges les individus entre eux. La rationalité peut alors être vue comme le produit de l’exigence que me fait l’existence d’autrui de sortir de ma conscience immédiate et de devoir justifier mes positions devant autrui. Cette exigence apparaît comme une des dimensions de  la prise de décision politique démocratique: ma position politique devient légitime si elle entraîne le consentement d’autrui .  Ainsi, autrui n’apparaît plus comme un obstacle ou une limite à ma liberté, mais comme la condition de possibilité même de ma liberté. Ce qui se trouve ainsi posé, c’est alors la question de la relation à autrui: celle d’un rapport fondamentalement égoïste ou possiblement altruiste, celui d’un rapport fondamentalement conflictuel ou possiblement coopératif. Autrui peut ainsi devenir l’objet de mon désir, mais le fait qu’autrui ne soit pas simplement une chose, qu’il soit également un sujet, conduit également à interroger la question du désir que je peux éprouver pour autrui sur un plan moral. A travers le désir d’être reconnu par autrui, ce qui est posé, c’est le fait de savoir si l’être humain n’a pas de désir plus profond que le désir pour autrui, ou  si en définitif ce n’est pas soi-même, de manière narcissique, que l’on désire.

La notion d’autrui est comme on le voit transversale, car le fait pour une philosophie de prendre en compte ou non autrui comme élément de constitution du sujet, a un impact sur l’ensemble des dimensions de cette philosophie. Ainsi, la catégorie d’autrui constitue une notion qui introduit une médiation qui s’oppose à une philosophie du sujet qui s’appuierait sur un pur subjectivisme et sur une immédiateté à soi-même.

 

Texte de Axel Honneth, Le désir de reconnaissance par autrui:

 

Le désir des individus d’être reconnus par les autres est une tendance profonde des êtres humains. Il permet d’analyser les actions humaines tant au niveau psychologique que social. 


Pour en saisir la nouveauté, il faut partir du modèle utilitariste encore dominant dans les sciences sociales. Ce modèle considère la société comme une collection d’individus motivés par le calcul rationnel de leurs intérêts et la volonté de se faire une place au soleil. Du coup, il est incapable de rendre raison de ces conflits qui naissent d’attentes morales insatisfaites et que je place au coeur même du social. En m’appuyant sur le jeune Hegel, mais aussi sur les acquis de la psychologie sociale (de George Herbert Mead à Donald Winnicott), je propose de comprendre les confrontations sociales sur le modèle d’une « lutte pour la reconnaissance ». Cela suppose que la réalisation de soi comme personne dépende très étroitement de cette reconnaissance mutuelle. C’est pourquoi je distingue trois sphères de reconnaissance, auxquelles correspondent trois types de relations à soi. La première est la sphère de l’amour qui touche aux liens affectifs unissant une personne à un groupe restreint. Seule la solidité et la réciprocité de ces liens confèrent à l’individu cette confiance en soi sans laquelle il ne pourra participer avec assurance à la vie publique. La deuxième sphère est juridico-politique : c’est parce qu’un individu est reconnu comme un sujet universel, porteur de droits et de devoirs, qu’il peut comprendre ses actes comme une manifestation – respectée par tous – de sa propre autonomie. En cela, la reconnaissance juridique se montre indispensable à l’acquisition du respect de soi. Mais ce n’est pas tout. Pour parvenir à établir une relation ininterrompue avec eux-mêmes, les humains doivent encore jouir d’une considération sociale leur permettant de se rapporter positivement à leurs qualités particulières, à leurs capacités concrètes ou à certaines valeurs dérivant de leur identité culturelle. Cette troisième sphère – celle de l’estime sociale – est indispensable à l’acquisition de l’estime de soi, ce qu’on appelle le « sentiment de sa propre valeur ». 

Si l’une de ces trois formes de reconnaissance fait défaut, l’offense sera vécue comme une atteinte menaçant de ruiner l’identité de l’individu tout entier – que cette atteinte porte sur son intégrité physique, juridique ou morale. Il s’ensuit qu’une des questions majeures de notre époque est de savoir quelle forme doit prendre une culture morale et politique soucieuse de conférer aux méprisés et aux exclus la force individuelle d’articuler leurs expériences dans l’espace démocratique au lieu de les mettre en actes dans le cadre de contre-cultures violentes. (Extrait d’entretien, 2006)

 

Ch. III- La liberté

 

Le terme de liberté provient à l’origine du latin liber, qui s’oppose au terme servus. Celui qui est libre, c’est celui qui n’est pas esclave. Ce n’est qu’avec le christianisme qu’apparaît la notion de libre-arbitre comme capacité de la volonté à se déterminer elle-même indépendamment de toutes causes extérieures. Or une telle définition de la liberté n’est-elle pas une illusion ? Qu’est-ce qu’être libre du point de vue de la raison ?

 

1- L’hypothèse sensualiste: liberté et désir

 

Dans un premier sens, être libre semble désigner faire ce que l’on veut. Mais faire ce que l’on veut, c’est ici faire tout ce que l’on désir, faire ce qu’on imagine pouvoir nous apporter du plaisir. Cette première acception de la liberté semble se heurter à une série d’objections.

 

Objections: Si la liberté consiste à faire ce qui me plaît, cela signifie que je suis déterminé à agir par mon corps ? Or mon corps est lui-même pris dans une série causale et donc il n’est pas entièrement libre. En outre, cela signifie que je peux être libre en agissant de manière irrationnelle ? Il pourrait ainsi il y avoir une contradiction entre ce que je peux désirer de manière immédiate et ce que j’ai intérêt à désirer de manière rationnelle.

 

2- L’hypothèse idéaliste: Etre libre, c’est n’être déterminé que par sa volonté

 

Si ce que je veux est déterminé par une cause extérieure à moi alors je ne suis plus libre. Je suis contraint par une cause extérieure à agir. Comment dans ce cas supposer l’existence d’un acte qui soit entièrement libre ? Il faut supposer que la liberté est un pouvoir de vouloir qui soit totalement indépendant de toute causalité extérieure et même de tout motif psychologique. Il faut que je puisse décider de manière indépendante de toute causalité. Cela signifie que l’être humain se distingue des autres êtres par le fait qu’il possède un principe d’ordre spirituel qui ne soit pas soumis au principe de causalité matériel et qui puisse être cause immanente de ses actes c’est-à-dire qui nous permette d’agir en dehors de tout principe de causalité.

La volonté n’est pas déterminée par une cause, elle est orientée par un projet, une fin, que lui fixe la conscience. La capacité de choix que possède la volonté est une capacité immédiate que l’être humain possède dans la mesure où il est en capacité de déterminer ses pensées en fonction de fins, en particuliers morales, et indépendamment de causes. L’être humain est donc d’emblée libre et penser qu’il est déterminé par des causes extérieures, c’est faire preuve de mauvaise foi

 

Texte: Descartes, libre arbitre:

 

Notre volonté est sans limites et donc libre. Néanmoins, la liberté de choisir sans raisons – la liberté d’indifférence – est le plus bas degrés de la liberté. La liberté véritable suppose l’association de la volonté et de l’entendement. 


  Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m’a pas donné un libre arbitre, ou une volonté assez ample et parfaite, puisqu’en effet je l’expérimente si vague et si étendue, qu’elle n’est renfermée dans aucunes bornes. Et ce qui me semble bien remarquable en cet endroit, est que, de toutes les autres choses qui sont en moi, il n’y en a aucune si parfaite et si étendue, que je ne reconnaisse bien qu’elle pourrait être encore plus grande et plus parfaite. Car, par exemple, si je considère la faculté de concevoir qui est en moi, je trouve qu’elle est d’une fort petite étendue, et grandement limitée, et tout ensemble je me représente l’idée d’une autre faculté beaucoup plus ample, et même infinie; et de cela seul que je puis me représenter son idée, je connais sans difficulté qu’elle appartient à la nature de Dieu. En même façon, si j’examine la mémoire, ou l’imagination, ou quelqu’autre puissance, je n’en trouve aucune qui ne soit en moi très petite et bornée, et qui en Dieu ne soit immense et infinie. Il n’y a que la seule volonté, que j’expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu. Car, encore qu’elle soit incomparablement plus grande dans Dieu, que dans moi, soit à raison de la connaissance et de la puissance, qui s’y trouvant jointes la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l’objet, d’autant qu’elle se porte et s’étend infiniment à plus de choses; elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la considère formellement et précisément en elle-même. Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c’est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne. Car, afin que je sois libre, il n’est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l’un ou l’autre des deux contraires ; mais plutôt, d’autant plus que je penche vers l’un, soit que je connaisse évidemment que le bien et le vrai s’y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l’intérieur de ma pensée, d’autant plus librement j’en fais choix et je l’embrasse. Et certes la grâce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l’augmentent plutôt, et la fortifient. De façon que cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance, qu’une perfection dans la volonté ; car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent.

 

Néanmoins, comme le montre le texte ci-dessus de Descartes, la liberté totale du vouloir implique une liberté de choix qui pourrait être irrationnelle, contraire à la connaissance rationnelle ou à la morale. La thèse de la liberté du vouloir pose donc le problème de la conciliation entre la liberté et la raison. Or si on examine rationnellement cette notion de libre-arbitre, est-ce que celle-ci n’est pas une illusion ?

 

3- L’hypothèse rationaliste: La liberté est le produit d’un processus rationnel

 

La thèse rationaliste repose sur le principe de raison suffisante. Toute chose doit avoir une cause. Donc la volonté lorsqu’elle agit est nécessairement déterminée par une cause antérieure. Donc lorsque nous avons l’impression d’agir librement indépendamment de toutes causes physiques ou psychologiques, en réalité, notre action est déterminée par une cause antérieure que nous ignorons. En effet, la thèse selon laquelle la volonté serait extérieure à la causalité est contradictoire puisque la volonté est sensée agir de manière causale sur la réalité matérielle.

L’illusion de l’existence d’un principe spirituel libre qui serait la volonté – c’est-à-dire l’illusion du libre arbitre –  repose à la fois sur une ignorance des causes qui nous détermine et sur l’illusion de la finalité. Nous avons l’illusion que nous pourrions agir par le fait que nos actions seraient orientées selon une finalité dont nous avons conscience. Cette illusion résulte d’une méconnaissance du fonctionnement de la nature.

Etre libre ne consiste donc pas à vouloir en fonction de ce que l’on imagine nous faire plaisir, mais agir conformément à une connaissance rationnelle de la réalité. La liberté ne consiste donc pas à faire ce que l’on veut, mais à faire ce que l’on peut. Celui qui a une connaissance des causes peut agir sur la série causale et la modifier.

 

Texte de Spinoza, Lettre à Shuller:

 

Le sentiment d’une liberté de la volonté est une illusion de la conscience. La vraie liberté ne consiste pas en cela. 


  » J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. (…) Vous le voyez bien, je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple: une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée. Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d’autres de même farine, croient agir par un libre décret de l’âme et non se laisser contraindre. « 

 

Transition:  Néanmoins dans les actions, est-il possible de déterminer des séries causales comme c’est le cas en physique ? Peut-être est-ce ce possible, mais nous n’en sommes pas capable. Or nous avons besoin de pouvoir agir.

 

4- L’hypothèse pragmatiste: les degrès vraisemblables de liberté 

 

Même si nous ne possédons pas une connaissance en soi des causes des actions, il est possible d’essayer de déterminer des degrés apparents de liberté dans les actions humaines. Celui qui agit sous la menace d’un pistolet est moins libre que celui qui agit sans cette menace. Pourtant, celui qui est menacé d’un pistolet peut refuser cette injonction, mais cette probabilité sera rare.

 

Texte d’Artistote, Le volontaire et l’involontaire:

 

Selon les situations dans lesquels il se trouve, on peut considérer qu’un être humain agit plus ou moins librement ou plus ou moins contraint. 


On admet d’ordinaire qu’un acte est involontaire quand il est fait sous la contrainte, ou par ignorance. Est fait par contrainte tout ce qui a son principe hors de nous, c’est-à-dire un principe dans lequel on ne relève aucun concours de l’agent ou du patient : si, par exemple, on est emporté quelque part, soit par le vent, soit par des gens qui vous tiennent en leur pouvoir.
Mais pour les actes accomplis par crainte de plus grands maux ou pour quelque noble motif (par exemple, si un tyran nous ordonne d’accomplir une action honteuse, alors qu’il tient en son pouvoir nos parents et nos enfants, et qu’en accomplissant cette action nous assurerions leur salut, et en refusant de la faire, leur mort), pour de telles actions la question est débattue de savoir si elles sont volontaires ou involontaires. C’est là encore ce qui se produit dans le cas d’une cargaison que l’on jette par-dessus bord au cours d’une tempête : dans l’absolu, personne ne se débarrasse ainsi de son bien volontairement, mais quand il s’agit de son propre salut et de celui de ses compagnons, un homme de sens agit toujours ainsi. De telles actions sont donc mixtes, tout en ressemblant plutôt à des actions volontaires, car elles sont librement choisies au moment où on les accomplit, et la fin de l’action varie avec les circonstances de temps. On doit donc, pour qualifier une action de volontaire ou d’involontaire, se référer au moment où elle s’accomplit. Or ici l’homme agit volontairement, car le principe qui, en de telles actions, meut les parties instrumentales de son corps, réside en lui, et les choses dont le principe est en l’homme même, il dépend de lui de les faire ou de ne pas les faire. Volontaires sont donc les actions de ce genre, quoique dans l’absolu elles soient peut-être involontaires, puisque personne ne choisirait jamais une pareille action en elle-même. […] (Ethique à Nicomaque)

 

Transition: La question de la liberté se pose dans la mesure où elle apparaît comme la condition de possibilité de la morale. La morale pose la question de ce qu’est bien agir. Est-ce que morale et liberté se confondent – être libre se serait agir conformément à la raison – ou est-ce que la morale est ce qui fixe les fins de la liberté humaine ?

 

Ch. III – La morale: le devoir et le bonheur

 

La morale, les mœurs et l’éthique sont étymologiquement des notions synonymes. Néanmoins, on tend à réserver la notion de mœurs aux devoirs sociaux. La notion de morale est plutôt appliquée pour désigner un devoir qui est fixé par la conscience individuelle. L’éthique est utilisée dans des sens différents: devoir dans un domaine particulier, recherche de ce qui est bon pour l’individu, action relative à la situation… Bien souvent, la distinction entre éthique et morale est utilisée dans le sens d’une opposition entre recherche individuelle du bonheur et morale identifiée alors au devoir. L’action humaine doit-elle donc être orientée vers la recherche du bonheur ou celle du devoir ?

 

1- L’hypothèse sensualiste relativiste: la recherche du bonheur comme fin de l’action humaine

 

a- L’hypothèse hédoniste

 

La réponse qui semble la plus immédiate c’est que l’ethique consisterait dans la recherche du bonheur: en effet le bonheur apparaît comme la fin que tout le monde peut désirer. Il semble en outre que tout le monde recherche ce qui lui fait le plaisir. Chacun a donc une conception du plaisir donc du bonheur.

Mais si le bonheur consiste uniquement dans le plaisir, cette position pose plusieurs difficultés.

 

Objections: D’une part, il faudrait que le plaisir ne cesse pas pour être un plaisir véritable, un instant de plaisir ne suffit pas à constituer le bonheur. Mais même si nous parvenions à nous maintenir dans un état de plaisir, la notion de plaisir ne semble pas permettre de distinguer une vie authentiquement humaine d’une vie purement animal. Il serait possible d’avoir du plaisir en passant toute sa vie à manger et à dormir. En outre, si l’on admet que l’être humain est un être social, sa recherche du bonheur pourrait entrer en contradiction avec la recherche du bonheur des autres êtres humains.

 

b- L’hypothèse utilitariste

 

Elle consiste à affirmer que la morale consiste dans le bonheur et que ce bonheur consiste dans le plaisir, mais ce bonheur n’est plus évalué au niveau de l’individu, mais de l’ensemble de la société. En outre, il ne s’agit pas d’un plaisir immédiat, mais d’un plaisir calculé rationnellement de manière à constituer un optimum. Enfin, ce bonheur, au moins dans certaines conception de l’utilitarisme, implique que les plaisirs intellectuels apportent un plaisir de qualité supérieure aux plaisirs physiques. En effet, ceux qui ont connus les plaisirs intellectuels ne retournent pas à des plaisirs inférieurs.

 

Texte de Stuart Mill, L’utilitarisme: Le bonheur et le plaisir

 

Le bonheur réside dans la recherche du plaisir. Mais le plus grand plaisir pour l’être humain qui est un être vivant qui possède des facultés intellectuelles supérieures est celui qui met en oeuvre de telles facultés.  

 

On peut, sans s’écarter le moins du monde du principe d’utilité, reconnaître le fait que certaines espèces de plaisirs sont plus désirables et plus précieuses que d’autres. Alors que dans l’estimation de toutes les autres choses, on tient compte de la qualité aussi bien que de la quantité, il serait absurde d’admettre que dans l’estimation des plaisirs on ne doit tenir compte que de la quantité.[…]

On pourrait me demander : « Qu’entendez-vous par une différence de qualité entre les plaisirs ? Qu’est-ce qui peut rendre un plaisir plus précieux qu’un autre – en tant que plaisir pur et simple – si ce n’est qu’il est plus grand quantitativement ? » Il n’y a qu’une réponse possible. De deux plaisirs, s’il en est un auquel tous ceux ou presque tous ceux qui ont l’expérience de l’un et de l’autre accordent une préférence bien arrêtée, sans y être poussés par un sentiment d’obligation morale, c’est ce plaisir-là qui est le plus désirable. […]

Or, c’est un fait indiscutable que ceux qui ont une égale connaissance des deux genres de vie, qui sont également capables de les apprécier et d’en jouir, donnent résolument une préférence très marquée à celui qui met en œuvre leurs facultés supérieures. Peu de créatures humaines accepteraient d’être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la plus large ration de plaisirs de bêtes ; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à être un ignorant, aucun homme ayant du cœur et une conscience à être égoïste et vil, même s’ils avaient la conviction que l’imbécile, l’ignorant ou le gredin sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfaits qu’eux-mêmes avec le leur. […] Un être pourvu de facultés supérieures demande plus pour être heureux, est probablement exposé à souffrir de façon plus aiguë, et offre certainement à la souffrance plus de points vulnérables qu’un être de type inférieur ; mais, en dépit de ces risques, il ne peut jamais souhaiter réellement tomber à un niveau d’existence qu’il sent inférieur. Nous pouvons donner de cette répugnance l’explication qu’il nous plaira ; nous pouvons l’imputer à l’orgueil […] ; nous pouvons l’attribuer à l’amour de la liberté et de l’indépendance personnelle […] ; à l’amour de la puissance, ou à l’amour d’une vie exaltante […] ; mais, si on veut l’appeler de son vrai nom, c’est un sens de la dignité que tous les êtres humains possèdent, sous une forme ou sous une autre, et qui correspond […] au développement de leurs facultés supérieures. Chez ceux qui le possèdent à un haut degré, il apporte au bonheur une contribution si essentielle que, pour eux, rien de ce qui le blesse ne pourrait être plus d’un moment objet de désir.

 

Objection:  Néanmoins, peut-on supposer que tous les êtres humains recherchent le plaisir ? Même s’il recherchent le plaisir, ce plaisir s’avère, au moins en partie, relatif selon les individus. Il est subjectif. Par conséquent, n’est-il pas possible de s’appuyer sur des réalités plus objectives que le plaisir pour déterminer une morale ?

 

2 – L’hypothèse matérialiste rationaliste:

 

L’hypothèse matérialiste rationaliste consiste à s’appuyer sur une connaissance de l’ordre de la nature pour en tirer une morale qui nous permet de déterminer ce qu’est le bonheur. Il s’agit de déterminer une morale naturaliste qui repose sur une connaissance de ce qui est. Le bonheur ne consiste pas à désirer ce qui nous ferait plaisir, mais à rendre ses désirs adéquates à ce que l’on peut. Il s’agit ainsi d’agir conformément à la rationalité de la nature. Il s’agit alors de connaître ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas.

 

Texte d’Epictète, Le manuel:

 

La recherche du bonheur réside dans une connaissance de la rationalité de la réalité. Il s’agit de distinguer entre les désirs qui dépendent de nous et ceux qui n’en dépendent pas. Il s’agit de limiter ses désirs à ce qui dépend de nous. 


1.— Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. De nous, dépendent la pensée, l’impulsion, le désir, l’aversion, bref, tout ce en quoi c’est nous qui agissons ; ne dépendent pas de nous le corps, l’argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n’est pas nous qui agissons. 

2.— Ce qui dépend de nous est libre naturellement, ne connaît ni obstacles ni entraves ;  ce qui n’en dépend pas est faible, esclave, exposé aux obstacles et nous est étranger. 

3.— Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est naturellement esclave et pour un bien propre ce qui t’est étranger, tu vivras contrarié, chagriné, tourmenté ;  tu en voudras aux hommes comme aux dieux ;  mais si tu ne juges tien que ce qui l’est vraiment — et tout le reste étranger —, jamais personne ne saura te contraindre ni te barrer la route ;  tu ne t’en prendras à personne, n’accuseras personne, ne feras jamais rien contre ton gré, personne ne pourra te faire de mal et tu n’auras pas d’ennemi puisqu’on ne t’obligera jamais à rien qui pour toi soit mauvais.

4.— A toi donc de rechercher des biens si grands, en gardant à l’esprit que, une fois lancé, il ne faut pas se disperser en oeuvrant chichement et dans toutes les directions, mais te donner tout entier aux objectifs choisis et remettre le reste à plus tard. Mais si, en même temps, tu vises le pouvoir et l’argent, tu risques d’échouer pour t’être attaché à d’autres buts, alors que seul le premier peut assurer liberté et bonheur. 

5.— Donc, dès qu’une image viendra te troubler l’esprit, pense à te dire : « Tu n’es qu’image, et non la réalité dont tu as l’apparence. » Puis, examine-la et soumets-la à l’épreuve des lois qui règlent ta vie :  avant tout, vois si cette réalité dépend de nous ou n’en dépend pas ;  et si elle ne dépend pas de nous, sois prêt à dire : « Cela ne me regarde pas. » 

 

Remarques: Le Stoïcisme, dont Epictète est l’un des représentants, s’appuie sur une physique. La nature est une totalité rationnelle déterminée selon un système de causes et qui posent des fins rationnelles. Il n’y a pas de distinction entre fait et valeurs.  Néanmoins, le texte d’Epictète semble laisser apparaître le problème d’une éthique matérialiste rationaliste. Si tout est déterminé alors il n’est pas possible de changer son comportement et s’il est possible de changer son comportement du fait d’une connaissance des lois de la nature, est-ce que cela ne suppose pas une liberté de l’esprit ?

 

Objection: Néanmoins, une telle conception pose également différents problèmes. En effet, posséder une telle morale suppose de posséder une connaissance de la totalité et de savoir exactement ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Le second problème, c’est que même si on parvient à déterminer un tel état de fait, cela ne le rend pas légitime pour autant. Ainsi, s’il est possible d’agir sur ce qui est par une connaissance des causes, comment déterminer ce qui doit-être. En effet, considérer que la nature nous indique ce qui doit-être, ce serait réintroduire des fins dans la nature.

 

3- L’hypothèse idéaliste: La morale comme détermination de fins absolues

 

a- L’hypothèse idéaliste: l’intuitionisme moral

 

La morale est déterminée par une conscience immédiate, un sentiment moral – qui ne provient pas de la nature et de la sensibilité – , mais qui indique des fins morales transcendantes et absolues. Ce que nous énonce la conscience morale ne peut être source d’erreur.

 

Texte de Rousseau, La conscience morale innée:

 

Nous avons une faculté innée – la conscience morale – de connaître le bien et le mal. C’est sous l’effet de la société que nous  pouvons perdre notre conscience morale. 


« Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe. Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de philosophie : nous pouvons être hommes sans être savants ; dispensés de consumer notre vie à l’étude de la morale, nous avons à moindres frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines. Mais ce n’est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. S’il parle à tous les cœurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l’entendent ? Eh ! c’est qu’il nous parle la langue de la nature, que tout nous a fait oublier. »

 

Objection:  Néanmoins, il est possible que nous soyons trompé par l’immédiateté de notre conscience morale, dans ce cas n’est-il pas possible de tirer de la raison une règle rationnelle qui serait la règle régissant le fonctionnement de notre conscience morale et qui nous en garantirait l’objectivité ?

 

b- L’hypothèse idéaliste rationaliste: La morale kantienne

 

L’hypothèse idéaliste rationaliste a été fortement marquée dans la période contemporaine par la théorisation kantienne. Pour ce philosophe, la morale ne peut viser le bonheur car celui-ci apparaît comme un idéal de l’imagination: c’est-à-dire qu’il ne peut être possible de déterminer un concept universel, acceptable par tous, de ce qu’est le bonheur.

La connaissance morale ne peut s’appuyer ni sur une physique afin d’éviter ainsi le problème du passage de l’être au devoir-être, ni sur l’utilité sensible car elle est relative. Elle n’est pas non plus relative à un intérêt pragmatique c’est-à-dire lié à l’action.

Dans la conception kantienne, la connaissance morale est fondée sur une règle formelle transcendantale issue de la raison humaine s’appuyant sur la non-contradiction. L’action morale consiste à suivre une règle formelle qui repose sur son caractère universalisable c’est-à-dire non contradictoire. Cette règle permet ainsi d’établir une morale universelle et conduisant chacun  à déterminer facilement quel est son devoir moral.

La moralité de l’action tient dans l’intention morale de l’action qui consiste à agir en étant uniquement déterminé par la règle formelle que constitue la loi morale. L’acte moral consiste à agir uniquement par devoir. L’action morale est à elle-même sa propre fin.

La morale kantienne est donc avant-tout une morale déontologique reposant sur un devoir formel et non sur l’intuition intellectuelle de valeurs substantielles. Néanmoins, il est une valeur; se présentant comme une conséquence de la loi morale, et qui est affirmée comme absolue, c’est la valeur de la personne humaine. En effet, autrui ne doit jamais être traité seulement comme un moyen, mais toujours en même temps comme une fin afin que l’action puisse être considérée comme morale.

 

Texte: Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs:

 

La morale consiste principalement en deux règles: 1) agir de telle manière que tous pourraient agir selon la même règle 2) considérer toujours autrui comme une personne morale et non un simple moyen. 


[Première maxime de la loi morale:]

Il n’y a donc qu’un impératif catégorique, et c’est celui-ci : Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle.

Or, si de ce seul impératif tous les impératifs du devoir peuvent être dérivés comme de leur principe, quoique nous laissions non résolue la question de savoir si ce qu’on appelle le devoir n’est pas en somme un concept vide, nous pourrons cependant tout au moins montrer ce que nous entendons par là et ce que ce concept veut dire.

Puisque l’universalité de la loi d’après laquelle des effets se produisent constitue ce qu’on appelle proprement nature dans le sens le plus général (quant à la forme), c’est-à-dire l’existence des objets en tant qu’elle est déterminée selon des lois universelles, l’impératif universel du devoir pourrait encore être énoncé en ces termes : Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en LOI UNIVERSELLE DE LA NATURE.[…]

 

[Deuxième maxime de la loi morale: ]

Si donc il doit y avoir un principe pratique suprême, et au regard de la volonté humaine un impératif catégorique, il faut qu’il soit tel que, par la représentation de ce qui, étant une fin en soi, est nécessairement une fin pour tout homme, il constitue un principe objectif de la volonté, que par conséquent il puisse servir de loi pratique universelle. Voici le fondement de ce principe : la nature raisonnable existe comme fin en soi. L’homme se représente nécessairement ainsi sa propre existence; c’est donc en ce sens un principe subjectif d’actions humaines. Mais tout autre être raisonnable se présente également ainsi son existence, en conséquence du même principe rationnel qui vaut aussi pour moi; c’est donc en même temps un principe objectif dont doivent pouvoir être déduites, comme d’un principe pratique suprême, toutes les lois de la volonté. L’impératif pratique sera donc celui-ci : Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.

 

Objections: Néanmoins, on a pu objecter à la morale kantienne, le caractère insuffisant pour déterminer l’action morale d’une simple loi formelle. En particulier, certains auteurs ont pu souligner le problème posé par les conflits de devoir dans le cadre d’une situation précise:  ainsi peut apparaître une contradiction entre le caractère universel de la loi morale et la valeur de la personne humaine. Le refus du mensonge par exemple peut entrer en contradiction avec le devoir qui nous est fait de prendre pour fin de nos actions la personne humaine. On pu également objecter à cette conception morale de proposer une règle générale, mais de ne pas permettre la prise en compte de la situation sans laquelle la loi générale peut s’avérer injuste. Pour finir, il a été également souligné par exemple que cette conception morale ne permet pas de prendre en compte dans l’évaluation de l’acte moral ses conséquences pratiques.

 

4- L’hypothèse pragmatiste: la morale comme expérimentation: laphronesis

 

L’hypothèse pragmatiste consiste à considérer que l’action morale ne peut être que relative à une situation car l’action ne saurait être l’objet d’une science universelle, mais incluse toujours une dimension contingente et singulière. De fait, l’action pragmatique relève de la phronesis (prudence): elle ne consiste pas à agir en appliquant une règle apodictique, mais à expérimenter une hypothèse qui est évaluée relativement à ses conséquences pratiques.

Cela d’autant plus que l’action morale pour l’être humain qui est un animal social ne peut être analysée à un niveau individuel, mais seulement dans le cadre d’une politique.

 

Texte d’Aristote, La prudence:

 

La prudence n’est pas une science. Elle est une qualité qui nous permet d’agir de manière utile. Cette utilité ne consiste pas avant tout dans la recherche du plaisir individuel. La prudence nous permet de déterminer ce qui est bon à la fois pour nous en même temps que pour les autres.   

 

Une façon dont nous pourrions appréhender la nature de la prudence, c’est de considérer quelles sont les personnes que nous appelons prudentes. De l’avis général, le propre d’un homme prudent c’est d’être capable de délibérer correctement sur ce qui est bon et avantageux pour lui-même, non pas sur un point partiel (comme par exemple quelles sortes de choses sont favorables à la santé ou à la vigueur du corps), mais d’une façon générale, quelles sortes de choses par exemple conduisent à la vie heureuse. Une preuve, c’est que nous appelons aussi prudents ceux qui le sont en un domaine déterminé, quand ils calculent avec justesse en vue d’atteindre une fin particulière digne de prix, dans des espèces où il n’est pas question d’art ; il en résulte que, en un sens général aussi, sera un homme prudent celui qui est capable de délibérations. Mais on ne délibère jamais sur les choses qui ne peuvent être autres qu’elles ne sont, ni sur celles qu’il nous est impossible d’accomplir ; par conséquent s’il est vrai qu’une science s’accompagne de démonstration, mais que les choses dont les principes peuvent être autres qu’ils ne le sont n’admettent pas de démonstration (car toutes sont également susceptibles d’être autrement qu’elles ne sont), et s’il n’est pas possible de délibérer sur les choses qui existent nécessairement, la prudence ne saurait être ni une science, ni un art : une science, parce que l’objet de l’action peut être autrement qu’il n’est ; un art, parce que le genre de l’action est autre que celui de la production. Reste donc que la prudence est une disposition, accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour un être humain. Tandis que la production, en effet, a une fin autre qu’elle-même, il n’en saurait être ainsi pour l’action, la bonne pratique étant elle-même sa propre fin. C’est pourquoi nous estimons que Périclès et les gens comme lui sont des hommes prudents en ce qu’ils possèdent la faculté d’apercevoir ce qui est bon pour eux-mêmes et ce qui est bon pour l’homme en général, et tels sont aussi, pensons-nous, les personnes qui s’entendent à l’administration d’une maison ou d’une cité. De là vient aussi le nom par lequel nous désignons la tempérance (sôphrosunè), pour signifier qu’elle conserve la prudence (sôzousa tènphronèsin), et ce qu’elle conserve, c’est le jugement dont nous indiquons la nature : car le plaisir et la douleur ne détruisent pas et ne faussent pas tout jugement quel qu’il soit, par exemple le jugement que le triangle a ou n’a pas ses angles égaux à deux droits, mais seulement les jugements ayant trait à l’action. En effet, les principes de nos actions consistent dans la fin à laquelle tendent nos actes ; mais à l’homme corrompu par l’attrait du plaisir ou la crainte de la douleur, le principe n’apparaît pas immédiatement, et il est incapable de voir en vue de quelle fin et pour quel motif il doit choisir et accomplir tout ce qu’il fait, car le vice est destructif du principe. Par conséquent, la prudence est nécessairement une disposition, accompagnée d’une règle exacte, capable d’agir, dans la sphère des biens humains. (Ethique à Nicomaque) 

 

Conclusion:

 

L’option qui est celle adoptée dans ce cours a été d’aborder la philosophie comme une enquête en examinant la confrontation entre trois hypothèses: sensualiste relativiste, matérialiste rationaliste et idéaliste, et d’en montrer les limites. Ces trois hypothèses permettent de construire une modélisation des principaux débats sur l’ensemble des champs philosophiques. Ainsi, à l’hypothèse sensualiste relativiste dans le domaine gnoséologique correspond un hédonisme dans le domaine pratique. A l’hypothèse matérialiste rationaliste dans le domaine théorique correspond une critique de l’illusion morale dans le domaine pratique. Enfin à l’idéalisme en théorie de la connaissance correspond un idéalisme moral.

L’option qui a orienté la discussion a été celle de savoir comment il était possible de passer d’une opposition de perspectives en débats à l’établissement d’un consensus. L’établissement d’un tel consensus passe par une discussion argumentée qui constitue une tentative de sortir du point de vue subjectif afin de produire une connaissance objective, valable pour tous, c’est-à-dire rationnelle. Cette option suppose de poser l’hypothèse d’une possible adéquation entre le discours rationnel et la réalité. En effet, sans cette adéquation à la réalité, le discours ne peut sortir d’un subjectivisme relativiste.

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