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Le vélo de mon père, nouvelle écrite par Anatole

Le vélo de mon père

Aubvillers, il est sept heures, comme à son habitude, Jean se lève. Il n’a pas besoin de réveil puisque depuis tout petit il se lève à cette heure matinale pour aller à l’école ou pour la messe de huit heure le dimanche. Pendant les vacances aussi, il se levait pour aller traire les vaches avec Paul, son père et Marc, son grand frère. Il a été élevé comme cela à la ferme. Il faut dire que dans la campagne des années quarante, nul n’avait d’autre choix. Il se rendait à l’école à Montdidier, à vélo, une trentaine de kilomètres par jour. Lorsqu’il était encore au primaire, il montait sur le porte bagage de Marc, ensuite pour ses 10 ans il a eu son premier vélo. En réalité il s’agissait d’une vieille bicyclette retrouvée dans un hangar de la ferme et qu’on avait pris soin de nettoyer.

Jean s’installe dans le canapé écoutant le doux chant de BFM TV. Puis il prend son petit-déjeuner et s’habille. Il descend ensuite au garage, prend son vélo, et s’en va à Montdidier chercher son pain. Il va aussi voir Marie-Claude, la boulangère, c’est une vieille amie d’école sur qu’il a toujours pu compter. Cette route, il la connaît par cœur. Deux fois par semaine, il l’emprunte pour aller chercher un peu de bonne humeur ainsi que le dimanche. À la sortie du village, la route est dangereuse : une descente avec plusieurs virages consécutifs ainsi qu’une chaussée très souvent recouverte de terre à cause des nouvelles machines bourré d’électronique de monsieur Derli qui se moque de dégrader la chaussée pourvu qu’il rentre se prélasser devant sa télévision. Monsieur Derli habite lui aussi à Aubvillers. Il est le propriétaire d’une grande ferme et d’une immense exploitation. Jean le déteste tout comme son père détestait le père de Monsieur Derli. Entre agriculteurs, cette situation est courante. Cependant Jean a une raison supplémentaire pour nourrir sa haine qui malgré tout s’estompe de jours en jours : Élisabeth. Elle l’a quitté le jour où il a vendu la ferme, faute de moyens financiers pour courir dans les bras de ce « charmant monsieur, riche et aimant ». Jean à soixante-quatorze ans. Il vit seul depuis trente-six ans dans une ennuyante routine bien que Marie-Claude soit fort sympathique. Il perd de jour en jour l’envie de sortir.

Il est 7h, le réveil de Jean sonne. Comme à son habitude, il se lève. Ce matin de 24 juillet est ensoleillé. Il est de bonne humeur, prend son petit déjeuner sur la terrasse du jardin, vue sur les champs. En rentrant, il allume la télévision et aperçoit à la « Une », l’agression d’une boulangère de la Somme. Tout à coup, il est saisi d’une grande stupéfaction. On aperçoit une devanture de boulangerie éventrés par un poids lourd. Jean n’en revient pas et se demande où cela a-t-il bien pu se produire jusqu’au moment où il reconnaît la boulangerie de Marie-Claude. Seulement le son est coupé car la veille il l’avait baissé au minimum pour faire sa sieste et la télécommande est introuvable. Il cherche pendant quelques minutes et l’on change de sujet à la télévision. Jean s’agace devant la grève SNCF. Il se résout, plein d’effroi à prendre son vélo pour avoir le cœur net à propos de cette boulangerie accidenté. Il se rend tout naturellement chez sa voisine mais celle-ci doit encore dormir sans ses appareils auditifs, pas de réponse. Il poursuit vers le jeune couple au bout de la rue. Jean se rappelle que ce sont les seuls non retraités d’Aubvillers quand personne ne lui répond.

Il arrive enfin, épuisé, au bistrot du village, descends précipitamment de son vélo et trébuche sur la bordure avant de tomber en avant, la tête droit vers les rails de rangement à vélo. Marcel sort du bistrot, il a entendu le bruit d’un vélo tomber. Il découvre Jean gisant au sol, la tête ensanglantée. On prévient les urgences aussitôt et vingt minutes après les voilà enfin. On embarque Jean devant la foule rassemblée dans le bistrot et on l’emmène à Moreuil. C’est le seul hôpital du secteur. Il y reste six jours dans un profond sommeil puis enfin il se réveille, Marcel à son chevet avec une bouteille de rouge à la main.

Nous sommes le 11 août. Lors de sa chute, il s’est fait plusieurs fractures dont une à la hanche qui l’oblige à rester dans son lit sous peine d’une très lente guérison. Depuis ce matin, Jean a retrouvé ses esprits. Il apprend que cela faisait plusieurs jours qu’il était dans le coma. Il est tout bouleversé, le médecin le laisse seul dans sa chambre au premier étage. Il ne voit qu’un ciel gris et quelques oiseaux, mais n’aperçois aucuns arbres. Tout à coup il se demande ce qu’il fait là, dans cette petite chambre blanche et se rappelle soudain tout, de l’accident, du bistrot et… de Marie Claude. Aussitôt, il appuie sur le bouton afin d’appeler une infirmière. Elle arrive peu de temps après. Il lui demande de parler à une certaine Marie Claude. Elle lui répond qu’elle retourne se renseigner et qu’il doit rester dans son lit. Jean se résigne à attendre. Le soir venu, il n’a toujours pas de nouvelles et saisi de fatigue, s’endort. Le lendemain matin, dès qu’on vient chercher son plateau de petit déjeuner, inspire un grand coup et se hisse sur le fauteuil roulant disposé à côté de son lit. Il pousse un cri de douleur mais se rassure car personne ne l’entendit. Il ouvre discrètement la porte, regarde à droite, à gauche…personne. Il avance dans le couloir et soudain : « eh, vous là bas ! Que faîtes vous ? ». Un médecin se rapproche. Jean fond en larmes et explique qu’il cherchait une amie, Marie Claude. Le médecin lui répond : « Ah ! Mais elle n’est plus ici, elle est sortie il y a quelques jours, sa boulangerie est en travaux, elle réouvre demain. Jean n’en revient pas, il se met à sangloter si fort que le médecin le prend dans ses bras. Jean lui explique qu’il la cherchait et que c’était une très ancienne amie à lui. Le médecin réfléchit et lui répond avec un grand sourire : « Demain, si vous le désirez nous irons la voir pour la réouverture de sa boulangerie ! ». À ces mots, Jean ne dormit pas de la nuit et le lendemain enfila ses plus beaux habits que la voisine lui avait apporté. Après quelques minutes de voiture on arriva devant la boulangerie. Une petite foule était rassemblée, il descendit se faufila entre les habitants. Il parvint tout devant et tomba nez à nez devant Marie-Claude, en pleine forme joyeuse et ignorante de toute l’histoire qui avait vécu Jean.                                                              Comme Jean ne pouvait plus faire de vélo, Marie-Claude lui amena son pain chaque matin autour d’un café avant de poursuivre sa tournée dans Aubvillers. Jean vécu encore plusieurs années avant de s’endormir un matin d’été comme il en rêvait, sans souffrir et la conscience tranquille.

par Anatole Rigaux, sde 4