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Confusions

Posted by on 3 avril 2020

Depuis bientôt vingt jours, c’est la nuit que je retrouve mes classes : pas dans des salles clandestines sous-terraines, pas dans d’obscurs parcs entourés par des arbres, mais dans mes rêves…

Dans la nuit du mardi 31 mars au mercredi 1er avril, un songe plus métaphorique que les autres s’est invité dans mon sommeil et comme il est resté clair à mon réveil, en voici le récit.

Pendant un voyage scolaire en Italie, au pied du Vésuve, à l’heure du repas, professeurs et élèves attendent le plat principal après une entrée pour le moins surprenante : un morceau de rhubarbe, et puis c’est tout. On s’impatiente, et ça gigote : en cuisine, on n’est pas prêt, et à table, on a faim.

Quand soudain… Un tremblement. Imperceptible, au début, personne n’est sûr de l’avoir bien senti ; un peu comme cette nouvelle d’un virus inconnu qui se répand à l’autre bout du monde. Doit-on s’inquiéter ? On regarde ses voisins, on se sent un peu bête et on sourit. Nouvelle secousse, plus forte : le coronavirus est en Europe, aux portes de la France. Cette fois, tout le monde sous les tables ; enfin, ceux qui restent, car certains élèves sont déjà partis sans écouter les consignes.

C’est du sérieux : il faut les rassurer tout en prenant les choses en main – et nous, les professeurs, n’avons jamais vécu cette situation non plus : ce tremblement de terre qu’on n’a pas vu venir, qui annonce quelque chose d’encore pire, c’est la déclaration du Président ce jeudi 12 mars 2020 : « Dès lundi, et jusqu’à nouvel ordre, les crèches, les écoles, les collèges, les lycées et les universités seront fermés ». Une seule journée, un seul instant pour faire face aux élèves et improviser la suite : ne pas se laisser gagner par l’émotion ou la peur de mal faire, montrer l’exemple, donner la direction à suivre. Personne ne sait quoi faire, mais ce que nous allons choisir de faire, nous le ferons bien.

Alors commence l’évacuation ; ce n’est pas un exercice, restez calmes, voici l’issue de secours, ne vous inquiétez pas d’autre chose, écoutez-nous.

Brusquement, l’éruption commence. Un coup d’oeil par la fenêtre vers cette colonne de fumée qui s’élève : ouf, c’est une éruption effusive et pas explosive. Maigre consolation : la lave plutôt que le nuage de cendres, on a une chance de s’en sortir mais le danger est bien réel. Le Covid-19 est en France. Tout le monde en rang, et plus vite que ça : cette fois, on ne rigole plus, il faut évacuer.

Nous montons dans le bus et ce que nous craignions se produit : nous sommes séparés. Dans la panique, la débâcle, difficile de rester ensemble, on en perd quelques-uns et on n’a pas le choix : pour sauver le plus grand nombre, il faut que le bus démarre et s’éloigne du volcan. Nous espérons tous que ceux qui sont ailleurs s’en sortent, que nous les retrouverons le plus tôt possible, qu’ils vont bien. Le bus roule, roule, prend de la vitesse et des risques ; parfois à contresens, nous doublons des voitures qui ne semblent pas avoir conscience de la catastrophe qui se déroule en arrière-plan. Le bus roule, et puis s’arrête à bonne distance, une fois que nous sommes sûrs d’être en sécurité : commence le pire moment : l’attente… Cette attente angoissée où, impuissants, nous ne pouvons que compter les secondes et les minutes qui passent lentement…

L’éruption, c’est le confinement et ce qu’il implique ; pour nous, l’enseignement à distance.

Les cours sont télé-adaptés, le maniement de Pronote est laborieusement perfectionné, les ressources sont explorées et partagées ; nous sommes au top, enfin, on essaye, mais les élèves suivront-ils… ? Chacun chez soi, isolé, entouré de sa famille et de circonstances parfois hostiles au travail à la maison – ces problèmes de connexion Wifi, d’Ordival défectueux, de compte inaccessible ! Sans parler des tentations qui guettent chacun de nous : ce lit, ce canapé, cet écran, ce jeu, cette vidéo, ce… qui nous tend les bras et qui paraît si réconfortant ! Alors, on attend, on compte, on communique pour capter ce qu’on peut. La nuit va être longue…

Quand enfin… Dans un rayon de lune, parce que la nuit peut être claire, elle aussi, on distingue une forme, un groupe, qui se dirige vers nous d’un pas tremblant mais décidé : ils ont réussi, nous avons réussi ! Les retrouvailles sont émouvantes, bouleversantes, même si on garde un peu de retenue ; derrière les échanges, c’est une relation progressivement et profondément construite qui se manifeste, dans des rapports parfois artificiels ou conflictuels mais c’était pour la forme. Au fond, ce qui compte, c’est bien d’être là les uns pour les autres, et nous le savons bien.

Alors cette fois, on remonte dans le bus au complet, direction l’aéroport : chacun a appris sur soi, a fait de son mieux et peut retrouver sa vie ordinaire. On consulte les sites d’actualité, on écoute les médias : pas un mot sur l’éruption qui vient de se dérouler sous nos yeux, parce que les journalistes braquent les caméras et les micros sur d’autres sujets, plus sensationnels, plus révoltants. Ça nous étonne un moment, mais l’on finit par se dire que c’est mieux ainsi : les trésors d’ingéniosité, les tonnes d’énergie, les millions d’efforts individuels rassemblés par les élèves, les familles et les enseignants pour rester en contact et surmonter les obstacles, n’ont pas besoin d’être filmés, enregistrés, exposés aux yeux du grand public. NOUS SOMMES le grand public, NOUS SAVONS ce que nous avons fait et ce que nous faisons, NOUS SAUVERONS ce qui doit l’être, ensemble mais séparés, jusqu’à ce nouvel ordre qui nous réunira. Alors, nous reprendrons nos vies d’avant, avec ce petit on-ne-sait-quoi de plus qu’avant.

A. Tokarski

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