de Fourier à Daubechies

De Fourier à Daubechies

      A l’instar de Joseph Fourier, 205 ans après lui, Ingrid Daubechies (1954-…) est promue baronne et anoblie, en 2012, par le Roi des Belges, ce qui donne l’occasion au journaliste du Monde David Larousserie d’informer ses lecteurs du parcours de la scientifique.

 

Daubenchies_b

Le lecteur de ce blog assez assidu pour suivre les recommandations de lecture qui y sont proposées aura déjà eu l’occasion de faire connaissance avec la mathématicienne.

La transformée de Fourier

     En effet, le titre de baron n’est pas le seul lien qui rapproche Fourier et Daubechies. Au début du XIXe siècle, Joseph Fourier a établi une théorie de la transformation des fonctions qui porte aujourd’hui son nom et que tous les étudiants de mathématiques, de physique, tous les techniciens du son, de la musique, de l’image connaissent. Fourier a développé une théorie, nous l’avons dit ; cette théorie est restée longtemps aux fonds des placards, flottant seulement dans l’inconscient de quelques mathématiciens. Son application conduit en effet rapidement à des calculs décourageants lorsqu’on ne dispose que de papier et crayon. Les premiers ordinateurs même étaient impuissants à calculer les coefficients permettant de transformer une fonction quelconque et une somme infinie de sinus et de cosinus.

Les choses ont cependant évolué. Lorsque les mathématiciens ont pu obtenir de petits ordinateurs avec lesquelles ils pouvaient jouer, ils ont expérimenté, laissé courir leur imagination autour des transformées de Fourier.

La transformée de Fourier avec fenêtre

     Ainsi, une transformation de Fourier (TF) cache l’information sur le temps. Une sirène, la parole, la musique ont des fréquences changeantes, la TF donne le nombre de fréquences contenues dans le signal, mais se tait sur l’instant d’émission. L’information n’est pas perdue -la TF est réversible- elle est masquée sous le flot des coefficients de la série infinie des sinus et cosinus. L’analyse de Fourier, irréprochable en théorie, est inadaptée aux signaux qui changent brusquement de manière imprévisible.

Une solution pour contourner ce problème est de décomposer le signal en fenêtres de temps étroites (travaux de Dennis Gabor, dès 1945). La comparaison des coefficients d’une fenêtre à l’autre permet de repérer les changements brusques du signal initial.

Des petites ondes pour fenêtre

     Avec de petites ondes, il est possible de décomposer un signal en temps et en fréquence. Les ondelettes indiquent non seulement quelle note il faut jouer, mais à quel moment la jouer. Ce fut l’objet des travaux de Morlet (vers 1975), puis de Meyer et Grossmann à partir de 1985.

 Les ondelettes fonctionnent donc comme un microscope qui permet d’avoir localement une vision précise de fonction. Ceux qui ont déjà une fois utilisé un microscope savent combien il est difficile d’avoir une vision panoramique avec cet instrument. Pour lire une fonction décrite par les ondelettes, il faut développer une grammaire, établir des stratégies, des outils.

L’apport d’Ingrid Daubechies porte sur le développement de ces outils d’analyse. Les extraits ci-après du livre de Barbara Burke Hubbard, Ondes et ondelettes, donneront une idée du domaine de recherche d’Ingrid Daubechies :

 ——

(extrait d’Ondes et ondelette, de Barbara Burke Hubbard, Belin, 1992, p.109, 112, 113)

un nouveau langage acquiert une grammaire

« Deux concepts faisaient défaut : le concept d’ondelette et le concept de moments nuls. L’aspect orthogonal était aussi absent. Burt et Adelson calculaient les coefficients, mais ils ne les interprétaient pas comme une base orthogonale. Ils ont eu toutefois un énorme instinct. Ils ont donné un exemple où le moment est nul… […]

 Le temps retrouvé : les ondelettes de Daubechies

Mallat avait d’abord proposé son algorithme rapide en utilisant les versions tronquées d’ondelettes infinies construites par Guy Battle et Pierre-Gilles Lemarié-Rieusset. Une nouvelle sorte d’ondelette orthogonale à « support compact » permet d’éviter les erreurs qu’entraîne cette troncation. Ces ondelettes, construites par Daubechies, ne sont pas infinies ; elles sont nulles partout, sauf dans un « support » limité : entre -2 et 2, par exemple.

Elles sont aussi, à l’opposé des ondelettes de Morlet ou de Meyer, de véritables créatures de l’ère informatique : les ondelettes de Daubechies ne peuvent être construites à partir de formules analytiques , on les fabrique à l’aide d’itérations.

Une itération consiste à appliquer successivement une opération sur le dernier résultat obtenu ; itérer (x à x² – 1) à partir de x = 2, donne 3, puis 8, puis 63… La transformation en ondelettes rapide est une itération, puisqu’elle utilise chaque fois la dernière version du signal lissé comme nouveau point de départ. Itérer est ce qu’un ordinateur fait le mieux : « on donne une seule commande et puis on boucle ; ça va très vite dit Meyer.

 En apparence, une telle itération est simple, mais il n’est pas si facile de la comprendre. Les itérations non linéaires, telles que x² – 1, sont l’équivalent, en temps discret, des équations différentielles non linéaires, rebelles à tout effort d’analyse. Pendant longtemps les mathématiciens avaient prudemment pris le parti de n’y pas penser, tant ces itérations sont difficiles. Depuis une vingtaine d’années, avec l’aide des ordinateurs, ils ont appris à les utiliser pour créer, à partir de logiciels simples, des objets extraordinairement complexes, tel que les ensembles de Julia ou de Mandelbrot, produisant ainsi les belles images de « chaos » et de systèmes dynamiques.

Néanmoins nombre de mathématiciens restent mal à l’aise face aux itérations. Selon Meyer, l’idée de les utiliser pour construire des fonctions explicites ne leur est pas familière. « En revanche, dit-il, pour les gens qui travaillent avec les ordinateurs et qui font du traitement du signal, les méthodes itératives sont extrêmement naturelles. »

Mallat étudiait la vision artificielle ; pour lui l’usage des ordinateurs était presque naturel ; il imagina de construire les ondelettes par une méthode itérative. Il a suggéré cette approche (également inspirée des algorithmes pyramidaux de Burt et Adelson) dans son article sur la multirésolution. Il n’est toutefois pas allé au bout de cette idée. « Mallat lance les idées brillantes, qui font travailler deux cents, trois cents personnes, puis il passe à autre chose, constate Meyer. C’est Ingrid Daubechies, avec sa ténacité et sa puissance de travail, qui est parvenue à la réaliser. »

Daubechies, de nationalité belge, a travaillé en physique mathématique avec Grossmann, en France ; puis elle a travaillé, à l’Université de New York, sur la mécanique quantique.

« Son rôle a été essentiel, raconte Grossmann. Ses contributions sont très importantes, mais elles sont également abordables et utilisables par diverses communautés. Elle sait parler aux ingénieurs comme aux mathématiciens, et sa formation en mécanique quantique est une bonne influence. »

Daubechies connaissait la multirésolution de Meyer et Mallat. « Yves Meyer m’en a parlé à une conférence. Je réfléchissait déjà à certaines de ces questions, et leur travail m’a intriguée », dit-elle. Avec les ondelettes infinies de Meyer, calculer un seul coefficient d’ondelette nécessitait beaucoup de travail. Daubechies voulait construire des ondelettes plus faciles à utiliser. Elle était exigeante ; en plus d’orthogonalité et de support compact – deux contraintes tellement opposées qu’on doutait de la possibilité de les réconcilier -, elle tâchait d’obtenir des ondelettes régulières, avec des moments nuls.

« Je me demandais, pourquoi n’existerait-il aucune méthode possédant ces caractéristiques, raconte Daubechies. Cette question m’a passionnée ; une période de travail intense a suivi. A l’époque, je connaissais peu Yves Meyer. Quand j’ai obtenu la première construction, il s’est montré très enthousiaste ; quelqu’un m’a signalé qu’il en avait parlé au cours d’un séminaire. Je savais que c’était un mathématicien brillant ; j’ai pensé, mon Dieu, il est en train de comprendre les choses bien plus vite que moi… Je sais aujourd’hui qu’il ne se serait jamais attribué le mérite de la découverte, mais à l’époque je sentais que c’était urgent. Je travaillais d’arrache-pied. A lu fin de mars 1987, j’avais tous les résultats. »

 les multi-ondelettes

lngrid Daubechies créa les premières ondelettes orthogonales à support compact utilisant des itérations : une ondelette de Daubechies est la limite d’un processus itératif et ne peut pas être créée à partir de formules analytiques. Depuis, d’autres chercheurs ont découvert qu’on peut obtenir des ondelettes orthogonales à support compact à partir des fonctions explicites, à condition d’utiliser plusieurs fonctions d’échelle.

L’analyse murtirésolutionnelle qui en résulte, avec des fonctions d’échelles et des ondelettes multiples, n’est pas soumise aux mêmes limitations que les ondelettes de Daubechies : on peut par exemple, créer des ondelettes orthogonales et symétriques, à support compact. (La symétrie est souvent considérée comme un atout en traitement d’image ; la seule ondelette symétrique de Daubechies est l’ondelette de Haar, qui est discontinue.)

 

 

About cm1

R. Timon, né en 1944 a été instituteur, maître formateur, auteur de manuels pédagogiques avant d’écrire pour le Webpédagogique des articles traitant de mathématiques et destinés aux élèves de CM1, CM2 et sixième.

Category(s): actualité de la recherche, pédagogie

Laisser un commentaire