Fourier tableau miraculé

Fourier, le tableau miraculé

Paris, bureau du premier consul, 19 pluviôse X (8 février 1802)

_ Fourier, Berthollet vous en a déjà informé. J’ai décidé de vous nommer préfet de l’Isère.
_ C’est que, citoyen général…
_ Je voulais vous voir avant que vous ne preniez vos fonctions.
_ Mais…
_ Et ne soyez donc pas timide. La fonction est délicate. Il y a là-bas un nid de suppôts d’Ancien Régime. Je compte sur vous pour me les attacher ou tout au moins, faire en sorte qu’ils ne nous encombrent pas.
_ …
_ Je n’ai aucun doute, vous réussirez. Imposez-vous ! Vous représenterez la France. Et d’abord, voyez avec Vivant Denon à ce qu’il vous commande un portrait auprès de David. Vous ne serez plus un petit professeur qu’à vos moments perdus… s’il vous en reste !

Paris, atelier de David, thimèle, duodi 22 pluviôse X (10 février 1802)

_ Monsieur David, il y a là un certain Fourier qui nous est envoyé par le gouvernement pour un portrait.
_ Encore ! C’est tous les jours qu’il s’en présente. Hier, c’était Antoine Français de Nantes qui est préfet de Charente. Lui, aujourd’hui, je ne peux pas m’en occuper. Envoyez-le à Gros ou à Gautherot, s’ils ont le temps.

_ Monsieur Gautherot ? Je viens d’être nommé préfet par Bonaparte et il souhaite que je dispose d’un portrait qui corresponde à cette fonction.
_ Hum…
_ Je dois partir bientôt.
_ En plus.
_ On peut sans doute reconsidérer l’affaire.
_ … Ecoutez, je vous propose de revenir la prochaine décade, début ventôse. Arrivez dès le lever du soleil, nous aurons une bonne lumière. Comptons deux séances de pose pour que j’ai les éléments indispensables ; vous serez ensuite libre de vos mouvements.
_ Je n’aurai plus besoin de poser ensuite ?
_ Non, je terminerai seul, mais à mon rythme. Je suis débordé d’ouvrage. Comptez six mois.
_ Et vraiment, cela suffira.
_ Oui, si vous n’êtes pas plus exigeant : vous disposerez d’un portrait façon portrait de famille… tiens… à la façon de celui-ci. C’est classique, cela ne se démodera pas. Plus fouillé, plus personnalisé, je ne peux pas, je n’ai pas le temps.
_ Mais…là ?… on ne voit guère les fonctions que j’exerce.
_ Vous allez à Grenoble m’avez-vous dit ?
_ Oui.
_ Il y a là-bas d’excellents ymageurs qui pourront s’inspirer de ma toile pour vous poser dans le décor de votre choix.

L’histoire des portraits que nous possédons de Joseph Fourier est très lacunaire ; pour en rendre compte, nous devons formuler des hypothèses qui seront peut-être infirmées si de nouveaux éléments apparaissaient. Pour l’heure, nous disposons de quelques éléments tangibles qui nous autorisent à ébaucher le récit qui fut suscité par une communication du service culturel de la ville d’Auxerre sur Facebook le 29 mars 2019.

Le tableau protégé par du papier japon.

Détail

Détail.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Joseph Fourier est nommé préfet de l’Isère en février 1802 (23 pluviôse X), il se présente à la préfecture de l’Isère le 17 avril 1802 (27 germinal) ; la préfecture reçoit des hôtes (des élus municipaux à des personnages parmi les plus illustres : le roi d’Espagne, le pape Pie VII….) or, Joseph Fourier est souvent absent de sa préfecture (soit à cause de ses fonctions, des missions demandées par l’Empereur, soit à cause de sa santé ou pour ses travaux personnels). Lorsqu’il reçoit un hôte, si le préfet est absent, son représentant peut s’en excuser et l’absence être moins mal ressentie si les excuses sont présentées devant un tableau représentant le préfet absent. Ces considérations ont certainement pesé dans la commande qui a été passée à Claude Gautherot et réalisée l’an XI.

[Il est plausible que l’œuvre ait été réalisée à Paris, dans l’atelier de Gautherot, elle a pu être mise en chantier dès le printemps 1802, sans nécessiter la présence du modèle tout au long de l’exécution. L’artiste a pu faire poser Fourier le temps de prendre les éléments de physionomie, esquisser l’attitude générale, les détails moins pertinents étant réalisés ultérieurement, par le maître ou par un de ses élèves, sans que le modèle soit présent. Fourier passe commande d’un portrait ‘standard’, comme doit en posséder tout personnage accédant à la fonction qui est la sienne dorénavant.] Sur ce tableau, Fourier est représenté debout, vu de face, la tête nue, vêtu de noir. Appuyé du bras gauche au dos d’une chaise, sur laquelle est jeté son pardessus, il tient ses gants de la main gauche. Le bras droit descend le long du corps.

Au cours de l’an XI (septembre 1802-septembre 1803) l’œuvre, une toile, peinte à l’huile, de 1,27 m sur 0,91m, est achevée, signée, et, pensons-nous, livrée à la préfecture de Grenoble.

Il est probable que ce premier ouvrage a été doublé d’un second qui nous est parvenu également : un tableau au pastel sur papier, de dimensions sensiblement égales à la toile peinte (1,17 m sur 1,08 m) qui n’est pas signé et représente Joseph Fourier en habit de préfet d’Empire. Les éléments iconographiques présents sur l’image (l’habit, les livres de l’arrière plan – Platon et Ciceron -, l’ouvrage ouvert de Newton, tenu dans la main de Fourier) indiquent que Fourier lui-même à précisé les éléments qu’il voulait y trouver.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce pastel n’est pas signé : il est possible qu’il ait été réalisé d’après la peinture à l’huile soit à Paris dans l’atelier de Gautherot, soit ailleurs (à Grenoble ?) par un artiste missionné pour exécuter une interprétation plus orientée vers la communication que l’austère portrait peint à l’huile par Gautherot.

On peut supposer que les deux portraits 0nt été exposés dans les locaux de la préfecture de l’Isère entre l’an XI et 1815, départ de Fourier de Grenoble ; après quoi, Fourier a pu les emporter dans son nouveau poste, à Lyon, durant les Cent-Jours, mais on sait que début mai 1815, Fourier est considéré comme démissionnaire du poste de préfet du Rhône où il ne voulait pas appliquer le régime d’exception préconisé par le commissaire du gouvernement. Les deux tableaux ont pu suivre Fourier à Paris avec les effets personnels du préfet déchu et y rester en toute discrétion, le temps n’étant pas, sous la Restauration, à exhiber des souvenirs provocateurs rappelant le précédent régime.

Au décès du savant, le 16 mai 1830, Joseph, le fidèle serviteur hérite des quelques biens matériels laissés par Joseph Fourier. Quant à la  masse assez importante de papiers, Claude Louis Marie Henri Navier, ami de Fourier et son collègue à l’Académie des sciences de Paris, en devient le dépositaire. Pour le reste, sont seuls héritiers des arrérages de pension de Légion d’honneur (93,20 F), le frère consanguin, Etienne Joseph Fourier, domicilié à Auxerre pour un quart (23,30 F, payables à Auxerre) , et la nièce, Marie Jeanne Fourier épouse de monsieur Louis Claude Pierre Blanchin, employé au ministère des finances, demeurant à Paris, rue Culture Sainte Catherine, n° 46, pour trois-quart des biens (69,90 F payables à Paris)…

On peut penser que Joseph, le valet du savant et son héritier fut dépositaire de la toile et du pastel. Le pastel intégra les collections du Musée d’Auxerre en 1865 grâce à l’obligeance de Louis Blanchin, l’époux de Marie Jeanne Fourier. Pour la toile peinte, elle fut soit confiée par Joseph au frère consanguin de l’académicien, Etienne Joseph Fourier, soit confiée à la Ville d’Auxerre en souvenir de son maître, soit remise à Faillot lorsque, vers 1844, celui-ci rechercha de la documentation pour réaliser le monument pour lequel Gau de Gentilly légua 4 000 F qui furent complétés par une souscription.

1849 : la statue de Fourier par Faillot (1810-1849) est inaugurée à Auxerre.

1858 : livret de l’exposition des Beaux-Arts, imprimé à Auxerre chez Perriquet et Rouillé, p. 28, « 423. Portrait de Fourier par Gauthereau [sic], élève de David. »

Ensuite, les deux portraits se retrouvent dans les collections du Musée d’Auxerre où on peut les suivre :

1863 : Montceau, catalogue manuscrit
« Gautherot (Claude), élève de David, né à Paris en 1769, mort en 1825
16. Portrait du baron Fourier
fig jusqu’aux genoux, grandeur naturelle »

1865 :Legs du pastel par Louis Blanchin
Pastel d’un auteur anonyme, représentant Fourier en costume d’académicien [sic, lire plutôt : de préfet] – inventaire n° 1865.2.1 – mesure 117.7 x 107.7 cm. Il avait été légué au musée en 1865 par M. Louis Blanchin qui avait épousé une nièce de Fourier.

1866: livret de la deuxième exposition des Beaux-Arts, livret imprimé à Auxerre chez Perriquet, page 27
« Gautherot (Claude), élève de David, né à Paris en 1769, mort en 1825.
172. Portrait du baron Fourier.
(appartient au Musée). »

1872 : Catalogue des Beaux-Arts [du Musée de la Ville d’Auxerre], pp.19-20
« GAUTHEROT (CLAUDE), né à Paris en 1769, mort dans la même ville en 1825. (Ecole française)
Après avoir reçu de son père les premières notions de l’art et essayé avec succès le modelage du portrait, il entra en 1787 dans l’atelier de David, dont il fut l’élève et l’ami. Gautherot, qui ne put rester étranger aux agitations de son époque, vint dans le département de l’Yonne à la suite de Lepelletier de Saint-Fargeau. Plus tard, blessé d’un coup de feu en défendant la Convention le 13 vendémiaire an IV (octobre 1795), il résolut de se consacrer exclusivement à la peinture. A cette époque, il ouvrit une école sous le patronage de David et forma d’excellents élèves. Ses principaux tableaux sont : Marius à Minturnes (1796)[1]. Pyrame et Thisbé[2]. Convoi d’Atala (1810)[3]. Portrait de Davout. Portrait de Portalis. Napoléon haranguant ses troupes au passage du Leck (Prix de 1810). Napoléon blessé devant Ratisbonne. Entrevue des empereurs de France et de Russie à Tilsitt. Saint Louis pansant les malades. Saint Louis donnant la sépulture aux soldats de son armée, etc.
13. Portrait du baron Fourier.
H. 1,27 – L. 0,91 T. Fig jusqu’aux genoux, gr. nat.
Il est représenté debout, vu de face, la tête nue, vêtu de noir. Appuyé du bras gauche au dos d’une chaise, sur laquelle est jeté son pardessus, il tient ses gants de la main gauche. Le bras droit descend le long du corps.
Provenance inconnue.

Facsimilé extrait du catalogue de 1872.

Signé : GAUTHEROT, AN XI

1910 : Catalogue du Musée III peinture et sculpture, imprimé par l’imprimerie coopérative ouvrière « l’Universelle »
« 13. GAUTHEROT (Claude), né à Paris en 1769, mort à Paris en 1825, élève de David d’Angers. Portrait du baron Fourier (H. 1,27, L. 0,91).
Signature : Gautherot, an XI. [mention marginale manuscrite : 1858-2.1]

Les années 1950 n’étaient pas au souvenir de Fourier ; les Auxerrois étaient en passe de l’oublier (et cet état perdure encore en 2019, malgré les manifestations organisées en 2018 pour marquer le 250e anniversaire de sa naissance). Chez les scientifiques, Dieudonné et le groupe Bourbaki ignorent superbement l’œuvre de Fourier [trop axée sur la physique pas assez sur la théorie ?] et l’Encyclopedia Universalis ne lui consacre pas (encore) une entrée.

Le conservateur du Musée d’Auxerre de cette époque est chargé d’une mission impossible : avec des moyens chichement comptés, il doit empêcher la destruction des œuvres fragiles qui lui sont confiées. Certains avant lui l’ont tenté avec maladresse : papier scotch pour masquer les déchirures, mastic et verni pour les trous ; il opte pour recouvrir l’œuvre de papier japon ce qui lui garantit un sauvetage provisoire au prix de la disparition de l’image représentée. La peinture est oubliée. Les biographes de Fourier, Robert et Dhombres, n’en ont pas connaissance. Seul reste visible, mais rarement exposé à cause de sa fragilité, le pastel non signé attribué à Gautherot.

Au 250e anniversaire de la naissance de Joseph Fourier, on vit, en 2018, un groupe de savants, mathématiciens, académiciens, faire le déplacement jusqu’à Auxerre, pour honorer leur précurseur ; à l’approche de ces événements la Conservatrice s’avisa de demander une expertise pour la restauration du portrait à l’huile. L’entreprise est souvent hasardeuse. Ainsi, quelques années avant, deux conférences sur la vie de Fourier données en 2010 et 2011 devant l’U.T.B. d’abord, puis la SAMA par Daniel Reisz, avaient incité à entreprendre la restauration du pastel représentant Fourier en habit de préfet. Le pastel représentant Fourier en habit de préfet attribué à Gautherot a été effectivement restauré en 2014 sur une initiative de la Société des Amis des Musées d’Auxerre (SAMA), alors présidée par madame Arlette Halbout, qui s’est engagée à régler le devis proposé. La SAMA a effectivement réglé les 2 640,80 € correspondant aux travaux. La facture a été notoirement plus lourde : le devis a sur-estimé l’état du support et des matériaux (le portrait a été réalisé pendant le blocus avec des produits de médiocre qualité). Pour protéger l’œuvre il a fallu la doter d’un cadre et d’une vitre qui ne faisaient pas partie du devis.

En 2018, c’est Martine Lemot qui fut chargée d’expertiser la peinture et de proposer un protocole de restauration accompagné d’un devis. Voici ce qu’elle découvre :

« Toile XIXe fine à trame lâche et ouvert, complètement cuite, arrachée du châssis sur trois côtés, très déformée. Importantes lacunes de toile le long du bord inférieur (3 à 10 cm).
Plusieurs pièce au revers datant de plusieurs campagnes de restaurations différentes (scotch, cire…), très nombreux trous et innombrables microlacunes. Taches de colle et importantes traces d’humidité au revers, très for encrassement.

Châssis à clefs en bois résineux, cassé et désassemblé, entièrement vermoulu, à changer. »
« Peinture entièrement soulevée et recouverte de papier japon, tableau en cours de transposition spontanée. Innombrables lacunes avec écaillages et microécaillages, pertes de matières sur toute la surface et les bords.

Vernis fortement jauni, repeints probables, non discernables en l’état. »
La description est sans appel : c’est une sorte de miracle que l’on attendait de madame Lemot en lui soumettant la restauration de l’œuvre. Voici ce qu’elle écrit à l’issue de son travail :

« Inscriptions : A l’issue de la restauration, après vernissage, des inscriptions effacées sont réapparues dans l’angle inférieur gauche, partiellement discernables en lumière rasante naturelle et plus visibles sous ultra-violets. Nous ne disposons malheureusement pas d’une caméra infrarouge qui permettrait de les lire de façon claire.
On distingue GAUTHERS ( ? ou GAUTHIERS)

AN XII (?)

Nous ne pouvons déterminer s’il s’agit du nom du peintre ou du personnage représenté. »

 

 

Finalement, le parcours de cette toile aura suivi la même évolution que l’œuvre scientifique de Joseph Fourier : disparue, longtemps oubliée, elle réapparaît maintenant.

 

—–Notes—-

[1] L’œuvre de Gautherot ne nous est pas connue, par contre, Jean-Germain Drouais, autre élève de David, a traité le même thème.

[2] Le thème de Pyrame et Thisbé a été souvent traité dans divers arts.

[3] Sur ce site, on trouve une gravure de Lignon, d’après le tableau de Gautherot.

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R. Timon, né en 1944 a été instituteur, maître formateur, auteur de manuels pédagogiques avant d’écrire pour le Webpédagogique des articles traitant de mathématiques et destinés aux élèves de CM1, CM2 et sixième.

Category(s): actualité, actualité de la recherche, histoire locale
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