Picasso et le primitivisme, les Demoiselles

Picasso et le primitivisme, les Demoiselles

 

Sources : Philippe Dagen Picasso (Hazan), Picasso la  Monographie (Brigitte Léal, Marie-Laure Bernardac éd. La Martinière), Dictionnaire Pierre Daix.

Problématique : une expression nouvelle par un retour au « primitif », qu’on appelle aussi le «primitivisme » (Daix) et qui serait peut-être un autre classicisme (ou un nouvel« archaïsme », voire un « archaïsme moderne »). En tout cas cette période montre qu’il n’y a pas de période proprement ingresque entre 1917 et 1922 car Picasso a gardé le contact, et presque sans interruption, avec Ingres depuis 1905-1906 (du Portrait de Gertrude Stein à la manière de Monsier Bertin (même si Picasso ne l’a jamais affirmé) et bien sûr des Demoiselles une métaphore textuelle et esthétique du Bain turc).

Lire article du Dictionnaire de Pierre Daix. Selon ce dernier, ce retour vers les « sources de l’art » doit sûrement beaucoup à Gauguin que Max Jacob a fait connaître à Picasso et à Cézanne qu’il redécouvre au village de Gòsol près d’Andorre où la monochromie des tons laisse des possibilités nouvelles aux formes et aux volumes.

Vers 1905, Picasso est un jeune peintre déjà reconnu. Il a exposé chez Ambroise Vollard, chez Berthe Weill, aux galeries Serrurier. Charles Morice lui a consacré quelques critiques flatteuses tout en reconnaissant que la « période bleue » était marquée par « le goût du triste » d’un jeune envahi par le « spleen qui logiquement, eût dû aboutir à la nuit de la désespérance, de la mort… ». Mais Morice constate le changement de ton plus que de sujet, les forains apparaissant sous un jour plus clair dans la période dite rose. Apollinaire de son côté souligne « son naturalisme amoureux de précision » qui « se double de ce mysticisme qui en Espagne gît au fond des âmes les moins religieuses ».

I. Le contexte de 1905 à Paris.

Pour Picasso :

La mort de l’arlequin, Paris 1905 gouache fusain sur carton, 68x87cm National Gallery Washington marque la fin de la période dite rose. Une composition d’une tonalité dramatique.

Le Bateau-Lavoir en 1946.

La page est tournée. Il arrive au Bateau-Lavoir, un ensemble misérable d’ateliers d’artistes à Montmartre au 13 rue Ravignan, depuis 1904. Sa voisine Fernande Olivier modèle professionnel qui devient sa compagne. Daix p. 644. Fernande Olivier, a été un amour passionnel de Picasso, elle a marqué le début du sujet : Le peintre et son modèle vers 1904-1905 :

Etude pour l’acteur : on y trouve une très belle tête de Fernande :

Tête de Fernande Olivier, détail de l’Étude pour l’acteur, hiver 1904-05, crayon sur papier 48 x 32 cm Coll privee new York.

Femme Dormante (MOMA)

Femme dormante, Méditation, contemplation, Paris septembre 1904. Encre et aquarelle, 37 x 27 cm MOMA New York.

Les Amants (coll. privée)

Les amants, Paris, été 1904 plume encre crayon fin et aquarelle sur papier 39 x 27 cm Musée Picasso, Paris.

Elle figure aussi sur un Portrait de Fernande par Van Dongen, Musée Fabre, Montpellier.

Kees Van Dongen Portrait de Fernande Olivier 1907, huile sur carton, 39 x 35 cm Musée Fabre Montpellier.

La version du musée Fabre, plus tardive et d’un format plus réduit, montre seulement le visage de la jeune femme. Installé au Bateau-Lavoir, où il a pour voisins Picasso et Fernande, Kees Van Dongen fait appel à cette dernière qui devient ainsi son premier modèle. Coiffée d’un chapeau au turban rose (selon Gertrude Stein, une « très belle femme », « très décorative » mais dont « le principal sujet de conversation était les chapeaux et les parfums »), elle ne laisse échapper aucune émotion et sa carnation pâle est relevée par une bouche et des yeux maquillés. La touche, modelée par endroits, notamment au niveau des arcades sourcilières, du nez et du cou, donne à ce tableau un caractère sculptural.

La description de l’atelier de Picasso faite par Fernande Olivier(Picasso et ses amis, Stock, Paris, 1933, p. 26) donne une idée du décor général :

 » Un sommier sur quatre pieds dans un coin. Un petit poêle de fonte tout rouillé supportant une cuvette en terre jaune servait de toilette ; une serviette, un bout de savon étaient posés sur une table de bois blanc à côté. Dans un autre coin, une pauvre petite malle peinte en noir faisait un siège peu confortable. Une chaise de paille, des chevalets, des toiles de toutes dimensions, des tubes de couleurs éparpillés à terre, des pinceaux, des récipients à essence, une cuvette pour l’eau-forte, pas de rideaux. « 

Malgré l’apparence mélancolique et « silencieuse » de ses oeuvres (Repas frugal, Femme à la corneille, il est heureux, entouré d’amis dont Max Jacob, poète et critique d’art (Daix p.467) qu’il portraiture Portrait de Max jacob Dessin (Sothesby 1905). Une longue amitié liera les deux hommes. Mais il y a aussi Ricardo Canals et son épouse Benedetta dont il fait deux portraits un photographique (en inscrivant « dans la glace Yo Picasso ») et un autre magnifique de son épouse.

Facture colorée, début 1905, il a voulu faire d’elle un portrait qui éclipserait tous ceux que d’autres lui avaient fait, à commencer par son mari ! Une magnifique mantille, esquissée magistralement en quelques traits noirs contrastant avec sa grande chevelure brun – roux, son teint de lait rehaussé par les joues roses et le rouge à lèvres délicatement rendu. Il réussit, en a grandissant (comme il l’a avoué) à lui donner une noblesse extraordinaire.

Le contexte artistique plus général à Paris.

Le Salon des Indépendants de 1905 surprend le critique Louis Vauxcelles par la force de la nouvelle vague, une « luxuriante génération de peintres jeunes, hardis jusqu’à l’outrance, dessinateurs probes, puissants coloristes ». Il place à la tête de cette génération Henri Matisse suivi par Manguin, Derain alors que Charles Morice distingue surtout Matisse et Van Dongen. Quelques mois plus tard, le Salon d’Automne de la même année marque une date majeure dans l’Histoire de l’Art moderne. Celle de la « cage aux fauves », salle qui accueille le fruit des recherches plastiques de Matisse et de Derain, partis l’été 1905 à Collioure sur les traces de Cézanne. Leur travail ? Concilier la technique néo-impressionniste et sa technique de la lumière et de la couleur avec le cézannisme tourné davantage vers la forme et la structure. Au risque, selon Morice, de faire de l’art une simple question de technique se désintéressant de l’humain, à l’image de leur grand maître Cézanne dont le critique dénonce « le mépris raisonné ou non de l’être humain ».

Charles Morice (1861-1919) était poète et critique, ami de Gauguin, premier éditeur de Noa Noadont il donne un exemplaire à Picasso fin 1902. Il écrivait dans le Mercure de France, et, malgré le caractère conservateur de cette revue dépassée par la Nouvelle revue française (NRF chez Gallimard créée en 1908). Kahnweiller n’aimait pas du tout ce critique qu’il considérait comme un représentant d’une autre génération, du passé. Pourtant il est un des premiers à reconnaître la valeur de Picasso. Selon lui, la synthèse entre néo-impressionnisme et Cézanne ne peut se faire que si l’on accepte que la peinture n’est qu’une question de peinture et que l’homme, sa figure, ses passions, ses idées sont secondaires.

Selon Morice, poète lui-même, l’art, comme la poésie, doit être une « expression libre » de toute contrainte. Elle ne peut pas être réduite à une sorte de « science de l’art » se préoccupant exclusivement de questions plastiques. Même si la charge contre Cézanne, qui « ne ‘intéresse pas plus à un visage qu’à une pomme », est injustifiée (il n’y a qu’à revoir les portraits de Cézanne), Morice nous donne ici sa vision de la peinture moderne et place très probablement Picasso en dehors des recherches plastiques de l’avant-garde (lire sa présentation des Pierrots et des Arlequins de Picasso). A la conception techniciste de la peinture il oppose « l’expression libre » dont on peut penser que Picasso est selon lui un représentant. En tout cas, ce que fait Picasso en 1905 n’a rien à voir avec les tentatives de synthèse entre cézannisme et néo-impressionnisme que tentent d’opérer les jeunes artistes.

Le garçon à la pipe Paris fin 1905 huile sur toile 100 x 81 cm coll privée.

La Fillette à la corbeille de fleurs, le Garçon à la pipe et surtout le Portrait de Benedetta Canals (huile sur toile, 88×68 cm, Barcelone, Museu Picasso Barcelone) prouvent que Picasso n’a pas les mêmes préoccupations que Matisse ou Derain.

Portrait de Benedetta Canals 1905 huile sur toile 88 x 68 cm Museu Picasso Barcelone.

La clarté et l’élégance du dessin et surtout la négligence apparente du traitement des étoffes et des dentelles montrent la volonté de Picasso de rivaliser avec le portrait du même modèle fait par Degas.

Le symbole de cette volonté délibérée de Picasso de prendre le contre-pied des voies choisies par Matisse, Derain, voire Braque allant chercher l’inspiration du côté de la Provence et de la Méditerranée, terres aixoises qui ont accueilli Cézanne, Signac et Cross, est son voyage de l’été 1905 aux antipodes de l’Europe, du côté des Pays-Bas, à Schoorl (au nord de la Hollande).

Les trois hollandaises Schoorl ete 1905, gouache et encre sur papier 77 x 67 cm. Paris, Centre Pompidou.

Il y exécute deux toiles très éloignées de Matisse, Les Trois Hollandaises (gouache sur papier marouflé sur carton, 77 x 67cm, Paris Centre Pompidou) en jupe longue et coiffe, les « Trois Grâces » habillées, alors que La Belle Hollandaise (huile sur toile et craie sur carton, 78×67 cm) Brisbane, Australie Queensland Art Gallery) sur fond sombre, dévoile ses charmes tout en gardant sa coiffe.

La Belle hollandaise, été 1905, huile, gouache, craie bleue sur carton 77 x 66 cm. Queensland Art Gallery, South Brisbane.

Une silhouette massive et gracieuse à la fois qui fait penser à une paysanne posant nue ou plutôt à une prostituée d’autant plus que Picasso a renoué avec les sujets satyriques érotiques comme le montre son carnet de dessins Hollande (conservé au Musée Picasso).

Nu et groshomme, Schoorl ete 1905 plume et encre noir 12 x 18 cm. Carnet hollandais Musée Picasso.

Que pense Picasso de ce qui se passe à Collioure ?

Nous ne le savons pas, mais son refus d’adopter le chromatisme libre de toute imitation des « fauves » du Salon d’automne 1905 est manifeste dans sa toile la plus colorée de 1905, Le garçon à la pipe (huile sur toile, 100x81cm, New York, Collection Whitney), le traitement des carnations est naturel, les fleurs sont traitées avec naturalisme et sans aucune intensité chromatique. A-t-il visité le Salon d’Automne ? Très probablement mais pas forcément pour voir « la cage aux fauves » mais plutôt la rétrospective Manet et Ingres. Son intérêt pour le premier n’est pas à démontrer et paraît naturelle dans le contexte de l’époque, mais l’intérêt pour Ingres qui se manifeste dans son travail des deux années à venir, les cartes postales de son atelier du Bateau-Lavoir, est pour le moins paradoxale pour un jeune peintre de 24 ans. André Gide s’étonnait ironiquement de voir une telle rétrospective au Salon. « On imagine Ingres revivant… » [face aux tableaux des avant-gardes], quelle serait « …son indignation, sa stupeur… »

II Pourquoi Le Bain turc ?

Est-ce le signe d’une préférence passagère du jeune artiste pour le grand maître ? Ou un simple emprunt utile dans un processus créatif particulier ? Un premier élément de réponse nous est donné par le tableau qui l’attire le plus, Le Bain turc (1862, huile sur toile collée sur bois, d : 110 cm, Paris, musée du Louvre). Le tableau était pratiquement inconnu en 1905 car il appartenait à la collection privée du prince Amédée de Broglie. Le tableau avait surpris les amateurs d’art pensant qu’Ingres était un artiste « sérieux », portraitiste de grandes dames, peintre d’histoire : sa forme de tondo, la saturation de l’espace par les corps nus et leurs positions lascives qui transforment l’anatomie ont déconcerté tout le monde. La tonalité érotique qui confine au saphisme du harem, un espace où des femmes attendent le bon plaisir d’un homme, a certainement captivé le jeune Picasso car il avait lui même traité le sujet de la domination sexuelle de l’homme sur la femme dans ses tableaux et dessins dès 1901 (cf. cours précédents). Cette toile a pu lui paraître donc comme annonciatrice de ses propres œuvres. Il n’y a pas là de parti pris stylistique ou de rupture mais tout simplement l’intégration d’une œuvre d’Ingres dans sa propre démarche créative. Ce sera fait avec Le Harem (Gòsol, 1906, huile sur toile, 154x110cm, Cleveland Museum of Art), sorte de version obscène du bain turc. (Voir Picasso Ingres, RMN 2004)

– Se positionner par rapport à Matisse et à Derain.

La deuxième raison tient au fait que Matisse et Derain eux mêmes avaient utilisé le tableau d’Ingres dans deux tableaux de 1905 – 1906 que Picasso ne pouvait pas ignorer, Le Bonheur de vivre du premier et L’Âge d’or (Musée de Téhéran) du second. Les deux Fauves citent plus ou moins Ingres dans deux figures féminines qui reprennent les postures des femmes du Bain turc, Matisse à gauche et au milieu de la toile, Derain dans celle de droite à moitié allongée et celle debout à gauche.

Ingres Le bain turc 1862, huile sur toile collée sur bois, d – 110 cm, Paris, Musée du Louvre.

Mais le dialogue (ou l’opposition) entre les trois peintres autour d’Ingres et du Bain turc va beaucoup plus loin car chacun y place sa conception de la peinture dans un contexte de vifs débats sur l’art des avant-gardes.

Le Bonheur de vivre reprend le thème de l’idylle dans la nature de Luxe calme et volupté (1904), mais après la vision du tableau d’Ingres le dessin est réhabilité contre le divisionnisme, les anatomies retrouvent une couleur plus conventionnelle.

Matisse Le bonheur de vivre. 1905-1906 176×241 cm huile toile. Barnes Foundation, Lincoln University, Merion, USA.

Derain L’Age d’Or 1906, huile sur toile, Musée de Téhéran.

L’Age d’or de Derain est aussi une idylle mais inversée, les trois figures d’affliction occupent le premier plan, certes dans un effet repoussoir (couleurs rouge et violet foncés) mais qui interpellent le spectateur et introduisent une nuance par rapport au tableau de Matisse. Sur le plan technique il s’agit d’une toile divisionniste (mais pas entièrement). C’est une sorte de réplique à l’ambiance de plaisir de la toile de Matisse et au Bain turc, comme s’il voulait montrer qu’il pouvait peindre une grande toile à figures. Il choisit en plus un sujet traité par Ingres peuplé de nus des deux sexes. Chez lui, comme chez Vlaminck, la volonté d’opposer une réalité « crue », voire violente à l’idéal de beauté est constante. Ouvrières alcooliques, prostituées usées peuplent des petits romans de Vlaminck illustrés par des dessins suggestifs de Derain. On est ici plus proche du Picasso visitant la prison Saint-Lazare que de Luxe calme et volupté. Derain lui même avoue dans une lettre à Matisse peu avant de venir le rejoindre à Collioure qu’il a abandonné un projet inspiré d’un vers de Virgile où il devait représenter « des femmes dans l’ombre sous les arbres, un fleuve au soleil, une ligne d’arbres sur l’autre rive » pour des choses vues depuis un café de Montmartre qui l’exaltaient beaucoup plus : « femmes fardées à costume voyant » buvant « des absinthes et des grenadines », « un billard vert », « dans un soleil parisien derrière des fiacres, des chevaux jaunes, des gens pressés… ». « Je n’ai plus eu le courage pour la première idée ». La réalité quotidienne montmartroise familière à Picasso et Van Dongen rattrape donc Derain. Il abandonne le projet de l’Age d’or, pour aller à Collioure avant de le reprendre un peu plus tard en introduisant les figures ingresques du Bain turc et surtout les trois figures de deuil au premier plan. Installé à Montmartre, Derain rencontre très certainement Picasso grâce à Vollard et échange avec lui sur la peinture.

C’est justement sur le sens de celle-ci que dialoguent par œuvres interposées et à propos du Bain turc Matisse, Derain et Picasso. Pour mieux comprendre cette controverse il faut revenir à Morice (rappelons qu’il a préfacé de manière très positive l’exposition Picasso de 1905) et à son analyse du Bonheur de vivre.

« Le tableau de M. Henri Matisse dénonce l’abus d’abstraction systématique. Il semble avoir moins pensé à l’objet même de sa composition qu’aux moyens d’exécution (…) La toile paraît vide et l’impression générale est celle de la plus fâcheuse froideur. Le bonheur de vivre, cela ? Mais la vie en est absente ! Et quelle pauvreté d’imagination ! (…) Vide, je le répète, c’est vide comme ces visages que l’artiste s’est contenté d’indiquer par une rose tache ovale, sans lignes, sans traits, procédé sommaire que rien ici ne justifie, que rien n’explique. » (…) Le cas n’est pas isolé. Vous le retrouverez, avec des nuances, notamment chez M.M Derain, Manguin, de Vlaminck. Je crois connaître le principe de cette spéciale maladie : c’est l’abus de théories, le souci par trop exclusif des moyens d’expression. Et j’en sais aussi le remède : c’est le retour, la reprise à la vie, ardemment sentie et profondément réfléchie. (…) Cette erreur, c’est la réduction de l’art à la technique. »

(Charles Morice, le XXIIe Salon des indépendants, Mercure de France, avril 1906)

Derain l’a très bien compris quand il écrit à Matisse depuis Londres qu’un Italien lui a dit : que sa peinture était « de l’art pour l’art » et que cela n’avait de la valeur que pour lui et quelques initiés. Il s’est mis alors à rechercher le moyen d’exprimer la « grandeur psychique », autrement dit ce que les anciens appelaient « les mouvements de l’âme », c’est à dire « la vie » que recherchait en vain Morice dans Le Bonheur de vivre. C’est justement ce que Picasso aura la tâche de trouver grâce à Ingres, grâce à Derain et contre Matisse.

III. Le Harem à Gòsol : une étape décisive sur le chemin de l’invention.

Entre Paris et Gòsol où il se retire avec Fernande Olivier en 1906, Picasso se tourne vers Ingres non pas pour le plagier mais pour se l’approprier, pour voir « ce que ça peut donner » selon sa démarche habituelle.

Meneur de cheval nu ,Paris, 1906. Huile sur toile 220 x 131 cm. MOMA, New York.

Que symbolisent ces tableaux ?

 Observons les œuvres de cette séquence et cherchons des éléments d’explication.Nus d’adolescents, de cavaliers, dans des tons bistres et ocres, parfois des reflets de rose. L’espace est peu défini, en général fait de murs nus ou de vagues plages. (Meneur de cheval nu, 1906, ci-dessus dessiné à Paris MOMA.

On pense aux Acrobates, aux saltimbanques mélancoliques, mais les figures sont cette fois de plus en plus inexpressives, immobiles et difficiles à interpréter. On pense aussi à l’antiquité avec ces ustensiles en terre cuite et ces figures de nus comme les statues antiques. Mais c’est d’une antiquité ingresque qu’il s’agit à, laquelle il faut ajouter un Spinario à peine transformé dans la figure de l’adolescent de gauche (Deux adolescents, National Gallery of Art, Washington).

Deux adolescents, mai – août 1906, huile sur toile 151 x 94 cm. National Gallery, Washington. A droite, Les deux frères Gòsol mai – août 1906, gouache sur carton 80 x 59 cm. Musée Picasso, Paris.

Les Deux Adolescents sont la toile la plus représentative du « classicisme » ingresque qui caractérise Picasso début 1906 et qui aboutira aux Deux frères de Gòsol. On peut remarquer l’absence de modelé par la couleur, la monochromie ocre qui remplace les tonalités roses, le contour assez allégé. Des blocs de pierre servent de support pour les figures et pour des vases antiques. Le volume est rendu par le dessin au trait qui fait tourner les figures comme il le faisait dans les gravures du début 1905 :

Le bain de l’enfant (Suite des Saltimbanques) Paris début 1905, eau forte et pointe sèche sur papier japonais 34 x 29 cm Christie’s. On voit bien ici le corps de l’Arlequin tourner dans l’espace pour donner l’illusion du volume en l’absence de tout jeu d’ombre et de lumière.

Les Deux adolescents marquent la volonté d’un purisme classique rendu par la frontalité du garçon debout, le léger contrapposto et la simplicité de la représentation.

Chevaux au bain, Paris, printemps 1906, gouache sur papier 38 x 58 cm. MOMA New York.

Les Chevaux au bain ou les chevaux sur la plage, seraient en revanche inspirés de Gauguin auquel une rétrospective était consacrée au Salon d’Automne dès 1906. Picasso s’était intéressé très tôt à Gauguin, il avait tenté d’acheter D’où venons nous , Que sommes nous ? Où allons nous ? (tableau ici, commentaire ici) mais Vollard a augmenté le prix pour l’en empêcher. En 1902, Charles Morice qui reconnaissait le talent du jeune Picasso, lui offrit un exemplaire de Noa Noa (texte ici, images sur le site de la RMN taper Noa Noa et choisissez « Auteur » : Paul Gauguin).

Paul Gauguin, Cavaliers sur la plage, huile toile vers 1898, 73 x 92 cm, coll. privée.

Morice permit ainsi à Picasso de rencontrer la légende de Gauguin à travers les dessins et le récit. Picasso avoua plus tard que ce recueil l’avait impressionné et qu’il l’avait rempli de dessins et d’études. La Vie porte peut-être les mêmes interrogations que « D’où venons nous… ». C’est au début de 1906 que Picasso revient à Gauguin après l’échec des Saltimbanques. Derain et Matisse s’y intéressent aussi au moment où ils travaillent sur le thème de l’Arcadie (: l’Âge d’or, le Bonheur de vivre) et après voir découvert les Gauguins d’Océanie en 1905. Plutôt que des moyens plastiques, Gauguin offre d’abord un thème « moral » (les peuples primitifs non pervertis par la civilisation) à Picasso, absorbé à ce moment là dans l’approche des leçons ingresques. Le primitivisme plastique n’arrivera qu’un peu plus tard à Gòsol. C’est à la rétrospective Gauguin au Salon d’Automne de 1906 que Picasso découvrira véritablement l’ampleur et la nature de l’oeuvre de Gauguin (250 oeuvres de toute nature exposées). Cette découverte fut décisive pour l’élaboration du projet des Demoiselles (les premiers nus menant aux Demoiselles s’inspirent des solides Tahitiennes de Gauguin.

Nu assis , nu debout, main, cheval, hiver 1906, encre sur papier 48 x 32 cm Musée Picasso Paris.

Toutes ces oeuvres montrent sa volonté de créer un grand tableau de type « Arcadie », thème sur lequel travaillait aussi Matisse que Picasso rencontre au Bateau-Lavoir grâce à Gertrude Stein. Cette rencontre resta sans suite puisque Matisse part à Collioure, les Stein (Gertrude et son frère Léo) à Fiesole en Toscane et Picasso dans un bourg de la Catalogne, Gòsol.

En effet, à Gòsol, Picasso travaille dans trois directions.

– la poursuite des œuvres « à l’antique » qu’il a déjà commencées à Paris : têtes de profil et nus (Nu aux mains serrées, Nu couché au foulard) à l’antique inspirées de Fernande (voir ici), nus d’adolescents, dessins, gouaches, huiles où domine le dessin fluide, les tons ocres et roses.

Nu couche Fernande, Gosol 1906, Cleveland Museum, huile sur toile, Cleveland Museum of Art.

Dans cette thématique de la figure féminine il ajoute des expérimentations autour de La Toilette ou de la Coiffure (voir ici) qui vont jouer un rôle capital concernant à la fois la transformation du visage et celle du corps. C’est de ces variations que sortira la relecture du Bain turc d’Ingres.

La coiffure, Gosol-Paris 1906 huile sur toile 126 x 91 cm. MOMA New York. A droite, La Coiffure, fusain sur papier, 1906, 17 x 11 cm Sothesby’s. Admirables figures à la fois gracieuses et monumentales. Le modelé du corps est rendu par le jeu d’ombre sur la peau mais aussi par le dessin qui souligne ventre, seins et bas ventre (voir aussi infra). Le visage, d’une grande pureté, tout en restant très expressif, annonce de manière éclatante celui de Gertrude Stein.

La femme au peigne (ou La Toilette) est un des plus beaux exemples dans cette série, peut-être le premier :

Femme au peigne (La toilette) Paris fin de l’été 1906, gouache tempera sur papier, 139 x 57 cm Musee de l’Orangerie Paris. Dans un mouvement qui rappelle la figure du Bain turc d’Ingres, Picasso saisit probablement Fernande dont le visage est déjà réduit au masque. en tendant ses cheveux elle dévoile une grande oreille à la manière ibérique. Selon P. Daix, c’est cette grande gouache qui aurait déclenché la série des femmes se coiffant.

– la réalité de la vie locale : vie paysanne, portraits pittoresques de paysannes et de villageois chauves aux traits marqués comme celui de Josep Fontdevila, (voir ci-dessous) véritable laboratoire de la nouvelle manière qui aboutit aux Demoiselles.

Porteuse de pain, (1906, huile sur toile, 100×70 cm, Philadelphie, Museum of Art)

Vacher au petit panier, et surtout la grande composition comme Les paysans (Paris 1906 huile toile 220 x 131 cm Coll Barnes Foundation Merion) inspirée du Greco et pour laquelle nous avons quelques études dont celles du MOMA et du Musée de l’Orangerie à Paris.

Les paysans (Composition) Paris 1906 huile toile 220 x 131 cm Coll. Barnes Foundation Merion. Le moins connu des grands tableaux de Picasso. Une des rares oeuvres sur fond agreste (voir champ de blé à l’arrière plan). Vollard l’appelait les « boeufs ». Les références au Greco sont manifestes : la chemise du jeune homme évoque les tentures blanc et bleu du Greco et annoncent celles des Demoiselles. La polychromie du panier de fleurs est assez rare même si l’ocre et le brun clair restent très présents. L’allongement irréel de la figure du garçon en contraste avec le fille toute menue rappelle également le travail du Greco. Cette oeuvre reste cependant isolée et marquée, selon Daix, par un « académisme anecdotique » qui ne reflète guère les expérimentations du moment.

Portraits du nonagénaire Jospeh Fontdevila.

Portrait de Josep Fontdevila, Gòsol, été 1906, 45 x 40 cm, MOMA New York.

Buste de Josep Fontdevila, Gòsol – Paris 1906, bronze 17 x 23 x 12cm. Hirschorn Museum Washington.

Josep Fontdevila, Gòsol été 1906, gouache et aquarelle, sur papier 50 x 35 cm. Coll. privée Philadelphie.

On peut ajouter à ces sujets la Nature morte aux vases où apparaît un vase particulier appelé « porron » ou « purro » comme l’appelle Matisse dans deux natures mortes de 1904 et 1906.

Nature morte au vase (porron). Gósol, été 1906. Huile sur toile. 38,5 x 56 cm. L’Ermitage, St Petersbourg.

Il a une forme évasée et deux becs. Picasso introduit ce vase également avec une connotation franchement sexuelle dans la main du colosse du Harem. Ce tableau est une des pièces du dialogue qu’entreprend Picasso avec Ingres comme La Coiffure où l’on trouve un des motifs du tondo ainsi que dans La Toilette. Précédé de nombreuses études il est repris également par Matisse et Derain.

– Le thème du Bain turc est parodié dans Le Harem.

Étude pour le Harem la Danseuse 1905-1906 crayon 17,5x12cm Musee Picasso Paris.

Le Harem, Gòsol 1906 huile sur toile 154 x 110 cm, Cleveland Musum of Art.

Quatre filles nues se coiffent, se baignent, un colosse cuve le vin qu’il vient de boire du porron qu’il tient à sa main gauche et digère son repas dont on voit les restes sur une nappe par terre, sorte de nature morte placée au premier plan. Une vieille femme, la maquerelle est accroupie à l’angle de la pièce pauvre nue, près d’une sorte de marmite. Visiblement, Picasso a détourné le thème du Bain turc en une sorte de bordel rustique.

L’esquisse à la gouache des Trois nus annotée en espagnol, est beaucoup plus suggestive dans ce sens surtout du côté du jeune homme en érection. Même si Picasso précise qu’il « tient le porron à la main », on comprend bien qu’il s’agit d’un symbole phallique.

Trois nus Gòsol 1906. Gouache sur papier 63 x 48 cm coll. privée.

L’autre étude révélatrice des intentions de Picasso, la Jeune fille à la chèvre qui pénètre dans l’espace du tableau en franchissant une tenture entrouverte.

Jeune fille a la chèvre. Gosol 1906 huile sur toile 139×102 cm Barnes Foundation Merion.

Elle se coiffe comme la femme du Harem, pendant qu’un jeune garçon nu passe près d’elle un vase sur la tête. La chèvre occupant la partie gauche est en réalité un bouc excité tourné vers la jeune femme et répondant à la présence masculine « hispanique » à droite. La femme se coiffe, s’embellit avant l’acte comme l’Olympia de Manet et la jeune femme de La Toilette de Picasso et bien sûr les femmes du Bain turc.

En appelant son tableau Le Harem et en montrant sans détours la connotation sexuelle du lieu, Picasso a donc fait subir une sorte d’élucidation au thème du Bain turc mais en même temps il détourne le sens de l’image en l’approchant du bordel. Il renvoie ainsi au rang de contre-sens la lecture du même tableau par Matisse, pire, il démontre le caractère idéaliste de l’oeuvre de Matisse qui va plus loin que la simple « modernisation » par l’usage non naturaliste de la couleur du maître du fauvisme. En ce sens, dans l’Age d’or, Derain est plus proche de Picasso que de Matisse. Gertrude Stein ne disait-elle pas « Matisse et Picasso devinrent amis mais furent aussi ennemis » ?

C. La place du portrait de Gertrude Stein dans la transformation de la manière.

(P. Daix G. Stein portrait : p.738, article : p. 838).

Portrait de Gertrude Stein. Paris, printemps 1906, huile sur toile, 100 x 81 cm MOMA New York.

Réalisé entre la fin 1905 et août 1906 au retour de Gòsol.Un jour Picasso effaça la tête en disant « Je ne vous vois plus quand je vous regarde raconte Gertrude Stein. Et ce fut la fin des séances de pose. Très certainement il réalisa qu’un portrait du style de M.Bertin ne convenait pas à une amatrice d’art moderne éclairée comme Gertrude Stein. Au retour de Gòsol, il peigna très vite la tête et rendit le portrait à G. Stein.

Après avoir été impressionné par le Bain turc, il décide de donner à Gertrude Stein, allure et position d’un portrait : M. Bertin. Avant de partir à Gòsol, Picasso fait poser plus de quatre-vingt dix fois Gertrude Stein au Bateau-Lavoir pendant que Fernande Olivier lit les Contes de Lafontaine (d’aspect très libertin) mais laisse le portrait inachevé. Il le reprendra à son retour en tenant compte de l’évolution plastique opérée en Espagne (en particulier dans les portraits de paysans) et qui ne fera que s’accentuer par son insistance sur le volume, sur les aspérités du visage dont les creux et les saillies sont traités de manière de plus en plus géométrique (Porteuse de pains, portraits de paysans âgés en particulier Jacop Fontdevila).

Visage masque de Josep de Fontdevila 1906 Gòsol roseau et encre sur papier vergé 31 x 24 cm Musée Picasso Paris.

C’est une peinture de plus en plus sculpturale que pratique désormais Picasso.

Justement, il se lance au même moment dans la production de quelques sculptures qui peut nous éclairer sur ses intentions. Son intérêt pour le volume était perceptible dès 1903-1904 dans La tête de Picador au nez cassé ou dans Le fou ,

Le fou tête d’Arlequin 1905 Bronze 41x37x23cm Musée Picasso Paris.

la Tête de femme de 1905 (portrait d’Alice Derain) :

Tête de femme Alice Derain Paris 1905. Bronze patine noire H : 28cm Sotheby’s.

A Gòsol il réalise en 1906 une Tête de jeune femme (gravée sur sapin, faire une recherche dans les collections du Musée Picasso) à la manière des xylographies de Munch.

Tête de jeune femme Gòsol 1906 sapin gravé et encré 56x38cm Musée Picasso Paris.

Tête de femme Fernande 1906. Bronze 35 x 24 x 25 cm Musée Picasso Paris.

Il poursuit avec une véritable sculpture, la Tête de Fernande (bronze, 35x24x25cm, Paris Musée Picasso) où le contraste est saisissant entre la finesse du visage et la matière rugueuse des cheveux. Certains ont rapproché cette œuvre de Gauguin à Tahiti, mais Picasso ne les connaissait pas encore puisqu’elles ne seront exposées qu’au Salon d’Automne de 1906. C’est plutôt du côté des sculptures catalanes qu’il faut se tourner pour chercher les modèles et en particulier les Vierges voilées et autres figures de paysannes d’autant plus que Fernande ne ressemble pas du tout à cette tête.

C’est à ce moment que Christian Zervos place l’influence de la « sculpture ibérique » d’avant la conquête romaine. Certaines ont été découvertes en Andalousie à la fin du XIXe et ont été exposées au Louvre fin 1905.

Tête masculine de llano del Consolaciòn. Albacete vers 495 av. JC calcaire 20 x 13 cm Louvre.

Cet intérêt est sans doute décisif pour les Demoiselles, après Fernande en Vierge Marie, nous avons Fernande en idole archaïque. Plus que Picasso, modeleur de la matière, c’est un Picasso de plus en plus porté sur le volume du corps, quitte à le rendre massif (comme la figure masculine herculéenne du harem) qui importe car elle prend le contre-pied des figures « bidimensionnelles », abstraites, de Matisse dans Le Bonheur de vivre.

C’est dans ce contexte d’opposition avec Matisse que Gertrude Stein admire et à qui elle achète plusieurs toiles dont le Bonheur de vivre, qu’il faut intégrer la reprise du portrait de Gertrude Stein qui devient l’application même des nouvelles préoccupations sculpturales de Picasso expérimentées à Gòsol. Dire que la dominante ocre, noire et brune, c’est à dire l’absence de couleur, l’anti-fauvisme même et l’affirmation des volumes par le travail sur l’ombre (du nez, des yeux) qu’il avait déjà appliqué dans les portraits de paysans de Gòsol alors que Matisse, plus attiré par le chromatisme, ignore totalement la troisième dimension est une vérité de Lapalisse. Mais ce n’est pas une opposition de carrière face à une mécène que les deux artistes se disputeraient. C’est une différence de conception de la peinture. Après avoir utilisé la peinture (période bleue) comme instrument de critique sociale, il utilise maintenant l’art ibérique (plutôt que « l’art nègre » vers lequel il se tournera plus tard).
Cette évolution de sa peinture se lit dans :

Paysages où s’amorce le rapprochement avec Cézanne.

Nus de Fernande où le visage devient un masque (nu couché)

L’autoportrait est un autre vecteur majeur de la transformation de son style. (nous verrons cela lors de l’exposé)

Autoportrait à la palette Paris fin de l’été 1906 huile sur toile 92  x 73 cm Philadelphie Museum of Art.

Ici, il devient un terrain d’expérimentations du primitivisme : visage schématisé, yeux ourlés ici pleins mais dont un est parfois vide sur des dessins, le masque de Gertrude Stein inspiré des sculptures ibériques se retrouve ici (yeux, oreilles). la chevelure est réduite au minimum, le cou est massif et le buste statique.

Autoportrait Paris été 1907 huile toile 56 x 46 cm  Narodni Galerie Prague.

Rien à voir cependant avec l’autoportrait de l’été 1907 (Prague) acquis tout de suite par Vollard. Comme en 1906, il expérimente la nouvelle manière, qui sera bientôt celle des Demoiselles, sur son propre visage. En effet, après avoir appliqué le modèle des têtes ibériques, il s’intéresse maintenant au Nu couché, souvenir de Biskra, de Matisse et aux Baigneuses de Derain. les formes arrondies de 1906 deviennent plus anguleuses, les volumes semblent coupés à la hache. Là où la brutalité était exprimée par peinture, ici il inflige la brutalité à la peinture par des empâtements grattés au manche dans la couche qui donne un effet relief, une matérialité nouvelle au tableau.

IV. Le « bordel de la rue d’Avignon » : la transformation de la figure.

Les Demoiselles d’Avignon Paris juin juillet 1907 huile sur toile 244 x 234 cm MOMA New York.

N’oublions pas que c’est a posteriori qu’on a interprété les oeuvres de l’automne et hiver 1906- 1907 comme des signes avant coureurs des Demoiselles. Grâce à cette analyse de P. Dagen, on voit bien l’origine du cheminement qui mène aux Demoiselles même si, comme le disait Picasso, l’artiste ne sait pas où il va (« je ne cherche pas, je trouve »). Entre assimilations, accidents, références et oppositions il construit une manière qui vise à montrer la réalité du corps et donc les rapports entre les corps. Un corps qui vit, un corps qui possède la vie telle que Picasso l’observe depuis la mort de Casagemas. Pour exprimer la réalité de la vie et du corps il faut un langage pictural, celui de la forme de ce corps et de cette vie et non pas des formes artificielles, erronées. La densification de la figure montre la volonté de Picasso d’utiliser la sculpture pour exprimer la vie en un moment et en un lieu donnés, ici Montmartre de septembre 1906 à l’été 1907. Cette transformation se fait pendant une période qui va en gros du portrait de Gertrude Stein jusqu’aux Demoiselles.

Le durcissement des anatomies se renforce de La Coiffure (voir plus haut) à la dernière version des Demoiselles d’Avignon, titre retenu par l’histoire alors qu’il aurait été préférable de l’appeler Le Bordel d’Avignon, voire Le bordel philosophique comme André Salmon en 1912).

Quelles sont les grandes lignes de cette transformation de la figure ?

Triangulation du ventre,

– détachement du nez par rapport à la face,

– affectation (c’est à dire renforcement, manière de souligner une forme) du visage,

– du bas ventre,

– des bras.

Le dessin est pour lui le moyen des expérimentations, comme c’est le cas pour tous les artistes depuis la Renaissance au moins, mais pas seulement. Picasso utilise même les toiles comme expression de l’étude n’hésitant pas à laisser des parties entières inachevées ou à peine esquissées.

La Femme nue se coiffant (la Coiffure du MOMA voir plus haut) possède déjà toutes ces caractéristiques :

– la serviette qui couvre les jambes est un enchevêtrement de lignes,

– le fond est repris de blanc, de rose, de rouge sans aucun souci d’esquisser un véritable décor,

– les couleurs servant uniquement le modelé de la figure du fond.

La démarche expérimentale dans laquelle s’engage Picasso fait qu’il ne sert à rien d’achever l’œuvre, bien au contraire. Il ne faut pas effacer les traces de cette expérimentation. Si l’on fait sur « Picasso on line project » une recherche à partir de l’expression « Deux nus » (1906-1907), en ajoutant aussi la recherche « nu assis et nu debout » ou « deux femmes » on voit bien le sens de cette démarche. On le voit dans une gouache tracer de manière précise le visage, un sein ou le sexe d’une femme et de manière très libre le reste du corps.

Nu assis et nu debout Paris 1906, fusain sur papier, 61 x 47 cm Philadelphia Museum of Art.

Il fonctionne par séries comme « la femme assise », les « deux nus », la « femme se coiffant » et pratique une géométrisation croissante du corps :

Femme nue assise les jambes croisées Paris 1906 huile toile 151 x 100 cm Narodni Galerie Prague.

un cylindre pour le buste (Femme assise les jambes croisées ci-dessus),

des demi – sphères pour les seins,

des courbes régulières et des angles comme dans Nu les bras croisés (de dos ou face).

Nu de dos aux bras levés étude pour les Demoiselles. Paris été 1907 huile fusain sur papier 134 x 86 cm Musee Picasso Paris.

A droite : Nu de face les bras levés étude Demoiselles printemps 1907 gouache fusain crayon papier marouflé toile 131x75cm Musee picasso paris

Nu assis Paris hiver 1906-07, huile sur toile 121 x 93 cm Musée Picasso Paris.

Quelles étapes ?

Il s’agit d’abord d’un renforcement du dessin comme dans la série Femme nue se coiffant et les « deux nus » tout en respectant les proportions naturelles. A partir de la « Femme nue les jambes croisées » et de la Femme sur fond rouge (Paris Musée de l’Orangerie, coll. Walter) le corps prend la forme d’un cylindre, l’oreille d’une ovale démesurée (influence des sculptures ibériques), le nez un angle, le nu de dos aux bras croisés comprend des fesses symétriquement dessinées.

Femme nue sur fond rouge Paris, fin de l’été 1906, huile sur toile 81 x 54 cm Musée de l’Orangerie.

Toujours dans cette série des trois dessins du Nu de dos les bras levés, Paris Musée Picasso), il met en place une articulation d’une forme en ogive pour les membres inférieurs, un triangle isocèle pour le buste, un rectangle dans lequel s’inscrit l’ovale du visage en haut.

Dans le dernier des trois il inscrit la figure dans un trapèze (un peu comme l’homme de Vitruve de Léonard), c’est une nouvelle manière de considérer l’anatomie humaine totalement différente par rapport à tout ce qui a existé depuis les recherches sur les proportions dans l’Antiquité (cf. Canôn de Polyclète : tête = 1/8e)
Mais comme nous l’avons déjà remarqué, par ces étapes, Picasso veut, de manière délibérée, les préserver car selon lui chaque œuvre est la matrice de la suivante.

Début 1907 Picasso a complètement métamorphosé la figure humaine :

en simplifiant les contours,

en géométrisant les formes,

en accentuant les volumes.

-> Parallèlement à ces expériences stylistiques, il élabore le projet d’une grande composition descriptive et symbolique (celle d’un bordel) pour laquelle il réalise plusieurs esquisses. Dans une scène d’un intérieur fermé par des rideaux, il dispose cinq femmes, quatre debout et une assise, de dos les jambes écartées. Au centre, un personnage masculin vêtu (un marin ?) est assis près d’une table dans une position telle que le sexe de la fille assise aux jambes écartées lui soit visible. Sur la table il était prévu de poser le fameux porron phallique (cf. Harem). A gauche, également vêtu un autre personnage masculin identifié comme un étudiant, (les étudiants en médecine étaient préposés à la surveillance de l’hygiène dans les maisons closes).

Cette composition « initiale » est tout à fait visible dans le dessin du Musée Picasso :

Étude d’ensemble a sept personnages cinq demoiselles, l’étudiant en médecine et marin mars – juillet 1907, Paris 1907 crayon noir papier 19x24cm Musee Picasso Paris. Carnet 9,

Autre étude plus aboutie celle du Kunstmuseum de Bâle, mars avril 1907, crayon et pastel sur papier 48x63cm).

Comme dans la période bleue (Entrevue, la Vie) Picasso reprend ici l’association de l’amour vénal et de la mort Eros – Thanatos). Si l’on ajoute le crâne prévu de figurer aussi sur la toile dont il existe plusieurs esquisses, on comprend bien la signification initiale de la toile : porter à son paroxysme l’énonciation du « négatif » (cf. période bleue) de la dialectique plaisir – maladie, désir – crainte, amour – mort (cf. La Vie). La référence à la Vie pour comprendre le processus créatif des Demoiselles est tout à fait éloquente. Dans ce tableau de 1903, Picasso avait prévu de placer le peintre face aux deux amants leur montrant le couple misérable qu’ils deviendront. Mais il renonce à revêtir l’habit du moraliste et préfère ne pas expliciter le sens du tableau.

De même dans les Demoiselles, en enlevant le marin en quête de volupté et l’étudiant incarnant la menace de la maladie il opère de nouveau un changement significatif rendant le tableau plus mystérieux.

Etudiant tenant un crâne de profil etude Demoiselles crayon sur papier  Paris printemps 1907 24x19cm Musée Picasso Paris

L’étudiant, selon Kahnweiler devait tenir un crâne et que la filles étaient en train de manger (d’où la présence du panier de fruits) ce qui laisse à penser qu’il s’agissait aussi d’une vanité. Des figures présentes, expressives, cadrées de manière serrée dans un huis clos, tout le contraire des figures joyeuses et insouciantes du Bonheur de vivre. Par la disparition des deux personnages masculins, le tragique n’est plus face au à l’érotique mais dans celui-ci, dans ces mêmes figures féminines ou du moins dans certaines d’entre elles.

V. Quelle a été l’influence de « l’art nègre » et du primitivisme ?

Le renforcement de la présence par lequel Picasso veut forcer le spectateur à voir, passe par la sculpture dans un dialogue constant entre les sculptures picassiennes et le dessin ou la peinture. On a déjà vu le rôle des sculptures en bois de Gòsol aux yeux et aux oreilles surdimensionnés, au volume ovoïdal, au menton détaché dans la série des « deux nus ». Malgré tout ce qu’on a dit sur les sculptures ibériques, la sculpture qu’il utilise pour ses peintures est essentiellement la sienne. Il travaille le bois pour faire ressortir corps et tête. Son travail sur bois rappelle certes Gòsol mais aussi Gauguin dont le Salon d’Automne de 1906 a révélé plusieurs sculptures inspirées de l’art tahitien, maori revisités par le bouddhisme et le christianisme. Cependant, il y a une différence entre Gauguin et Picasso. Le premier veut s’approcher au plus près de l’art polynésien et multiplie comme le montre Hina et te Fatou où il multiplie les ornements et atteint la perfection dans l’exécution.

Gauguin Hina et te Fatou statuette bois 1906.

Rien de tel chez Picasso.

Les figures sont découpées de manière géométrique et restent dans l’ensemble inachevées. Dès que la forme est dégagée du bois à coups de ciseau, Picasso arrête le travail. Pas de détails dans la représentation, pas d’ornements. Quelques rehauts de couleurs rendent plus explicite le sujet quasi unique, le corps féminin. En tout cas, un va-et-vient s’établit entre dessin, peinture sculpture dont sortira la nouvelle manière simplifiée de représenter la figure humaine. On ignore de quelle manière procède exactement Picasso. Le dessin et les recherches picturales précèdent-ils les sculptures ou l’inverse ? En tout cas, triangulations, symétrie et géométrisation se répondent de la surface à la ronde-bosse. Si l’on cherche à être précis, chercher des références est comme d‘habitude une opération délicate. On parle de « primitivisme », d’« art nègre », avec un brin de mépris et beaucoup d’approximation. Ces termes génériques désignent tout œuvre qui ne s’inspire pas de près ou de loin du canon hérité de l’antiquité greco-romaine et de la Renaissance. Cette vision hiérarchisée renvoie au rang de primitif le Moyen Age, l’art byzantin, le Trecento, et tout un pan de la création mondiale à l’exception de la Chine et du Japon. Mais l’exploration des contrées inconnues et la colonisation s’accompagnent d’un relevé d’objets autochtones d’Afrique et d’Océanie par des militaires, des missionnaires, des marchands et quelques rares ethnologues.

Ces « objets d’art » attirent la curiosité dans des salles d’exposition du British Museum, du Trocadéro ou des galeries ethnographiques de Dresde et de Berlin. Le primitivisme allemand et français des années 1906 doit beaucoup à ces expositions. Mais l’intérêt pour les cultures « exotiques » remonte aux écrivains et poètes du dernier tiers du XIXe : les frères Goncourt, Huysmans, Rimbaud sans oublier l’engouement populaire pour les Jardins d’acclimatation et les Expositions universelles. La curiosité ne signifie nullement connaissance précise de cet art mais plutôt un attrait pour le pittoresque, voire pour la nouveauté radicale que représentent ces formes « sauvages » et « primitives » confrontées aux œuvres européennes.

La nouveauté radicale et la distance sont mises au service de la nouvelle représentation du corps à laquelle aspire le jeune Picasso qui veut que ses nus ne soient pas « encore des nus » ou des « nus comme les autres ».Nous ne savons pas non plus comment s’est opéré le va-et-vient entre art nègre et le travail de Picasso. Il n’en reste pas moins, nous avons quelques traces « documentaires » et même quelques citations de Picasso qui nous permettent de comprendre les circonstances de sa « découverte » de l’art nègre et les raisons de son intérêt pour ces objets. C’est Matisse chez Gertrude Stein qui lui a montré une « petite tête nègre sculptée sur bois » (vili du Congo ?) qu’il avait admirée et achetée chez un brocanteur. Mais Picasso a-t-il vu la même chose que Matisse ?

Selon Philippe Dagen non. Matisse admirait les qualités plastiques de l’objet qu’il a comparé aux immenses têtes de porphyre rouge des collections égyptiennes du Louvre. Mais Picasso en parle en de tout autres termes lors d’une conversation avec Malraux (cité dans la Tête de l’obsidienne et repris dans Propos sur l’art p. 132).

« On parle toujours de l’influence des Nègres sur moi. Comment faire ? Tous nous aimions les fétiches (…) Leurs formes n’ont pas eu plus d’influence sur moi que sur Matisse. Ou sur Derain. Mais pour eux les masques étaient des sculptures comme les autres (…). C’est aussi ça qui m’a séparé de Braque. Il aimait les Nègres mais, je vous ai dit, parce qu’ils étaient de bonnes sculptures (…) ».

On voit bien dans ces propos qu’il s’agissait bien d’un phénomène quasi général. Tout artiste qui voulait rompre avec le canon académique s’intéressait de près ou de loin aux primitifs. On connaît la fameuse photo de Gelett Burgess au Bateau-Lavoir en 1908 avec deux sculptures calédoniennes et deux objets africains composites à l’arrière-plan (Musée Picasso).

Mais Picasso les voyait tout autrement :

Les masques, ils n’étaient pas des sculptures comme les autres. Pas du tout. Ils étaient des choses magiques. Et pourquoi pas les Égyptiens, les Chaldéens ? Nous ne nous étions pas aperçus. Des primitifs pas des magiques. Les Nègres étaient des intercesseurs, je sais ce mot en français depuis ce temps.

Ces sculptures auxquelles il reconnaît une valeur artistique doivent être considérées en tant que fétiches, qu’objets magiques et non pas en fonction de leurs qualités plastiques. D’une présence dense, forte, elles exprimaient des émotions, des passions « paniques » (selon Apollinaire) avant d’être des formes qui rappellent, étrangement, à Matisse les impassibles têtes égyptiennes. Picasso était beaucoup plus intéressé par leur puissance « magique », leur intensité psychologique que par leur forme sculpturale.

Cette intensité a été saisie par Derain lors de son voyage à Londres en 1906 quand il découvre la collection de sculptures du British Museum où…

« sont entassées pêle-mêle pour ainsi dire, suivez-moi bien, les Chinois, les Nègres de la Guinée, de la Nouvelle-Zélande, de Hawaï, du Congo, les Assyriens, les Égyptiens, les Étrusques, Phidias, les Romains, les Indes. Je fus obligé de sortir tellement j’avais les idées confuses devant tout cela (…) L’expression n’est pas dans l’objet mais dans le moyen. La véritable idée, c’est la façon de profiter du moyen (…) C’est ce qui arrive aux primitifs, une réunion complète entre l’esprit qui se dégage de la matière colorée et la situation physique ou objective représentée (…) Ce sont des images d’état d’esprit, ce ne sont pas des harmonies (…) Et c’est vrai, si j’avais l’idée de mon moyen, je trouverais un équivalent à sa grandeur physique, comme but et comme mise en scène dans l’esprit de mes contemporains ».

(Lettre à Vlaminck le 7 mars 1907).

Derain collectionnait en effet des objets « exotiques » venant des îles pacifiques, de Nouvelle-Zélande et dessinait ceux qui étaient exposés au Trocadéro. Y a-t-il eu des échanges entre les deux artistes sur ces « images d’esprit » ? C’est probable d’autant plus que Picasso rapporte que sa première visite au Trocadéro s’est faite avec Derain. Ces expressions « images d’état d’esprit », ce « surcroît d’expression », ces « masques », tous ces objets que des hommes avaient exécutés dans un dessein sacré, magique pour qu’ils servent d’intermédiaires entre eux et les forces inconnues, hostiles, qui les entouraient, tâchant ainsi de surmonter leur frayeur en leur donnant « couleur et forme » s’appliquent très certainement aux Demoiselles d’Avignon qui ont dû émerger à ce moment, non pas comme une application de formes « inspirées » de l’art nègre, mais comme une « première toile d’exorcisme », un ensemble de déformations qu’autorise l’expression psychique de la peur et du désir sans que les présences du client et de l’étudiant soient nécessaires.

Comment expliquer le malaise de ceux qui ont vu cette toile dans l’atelier comme Félix Fénéon, Léo Stein choqués ou comme Georges Braque qui y voit l’intention de son ami de « faire manger de l’étoupe (sous-produit du chanvre servant pour les mèches) et boire du pétrole » ? Les cinq filles ne sont pas peintes dans un style unique, conformément à la conception de la peinture de Picasso, le processus de transformation de la figure est visible avec ses changements, ses reprises.

Trois figures connaissent une géométrisation plus poussée, leurs contours sont anguleux et surtout leurs visages sont déformés de manière exceptionnelle :

deux courbes étirées pour le nez,

des ovales pour les oreilles quand il y en a,

des stries bleues, noires, rouges ou vertes en guise de représentation du volume.

Ces rehauts de couleurs rompent la dominante des tons ocre des figures et bleu pâle (de style Greco) du fond. A gauche, un œil noir surdimensionné et vu de face sur un visage vu de profil finit par dérouter le spectateur. Quoi qu’on ait pu dire, rien ne rappelle ici les masques africains. Si Picasso en était resté aux figures ingresques du centre on pourrait y voir une scène d’atelier avec nature morte au premier plan. L’effroi vient des trois visages qui font que ces corps sont des « images d’esprit » et non pas des exercices d’anatomie.

Conclusion.

On voit bien que l’adhésion de Picasso au primitivisme s’inscrit dans un double faisceau de facteurs. D’une part personnels, qui ont trait à ses préoccupations artistiques mais aussi sociales, et, d’autre part, au contexte plus large des tendances primitivistes initiées par Gauguin et de cézannisme très répandu dans le milieu artistique des avant-gardes parisiennes.  Cette toile est aussi le point de départ d’une relation de complicité, de respect et de rivalité entre les deux plus grands peintres ayant vécu en France au XXe siècle : Matisse et Picasso. Rencontrés chez les Stein les deux artistes s’observent et tentent de se démarquer l’un de l’autre tout en reconnaissant respectivement leur  valeur. Cette rivalité teintée d’admiration ne cessera qu’à la mort de Matisse en 1954.

2 réflexions sur « Picasso et le primitivisme, les Demoiselles »

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