Le « génie » de Rembrandt, technique et démarche picturale

Le « génie » de Rembrandt, technique et démarche picturale

Qu’a-t-on surtout retenu du style rembranesque ?

– Clair-obscur
– les tonalités brunes et terreuses
– les empâtements d’une touche visible et grasse

Comme l’affirme Svetlana Alpers dans « L’atelier de Rembrandt », la particularité de R. est d’attirer notre attention à la fois sur le centre de la composition (le personnage ou la scène représentée) mais aussi sur la matière colorée elle même. Il assombrit la surface des êtres et des choses quand la plupart des autres peintres se souciait des détails. Les personnages surgissent du fond et apparaissent en pleine lumière. Les pigments ne sont pas seulement colorés mais travaillés, modelés presque « sculptés » sur la surface du tableau.

Mais parler de la technique chez Rembrandt est un sujet beaucoup plus ardu car celle-ci évolue et s’adapte en fonction des sujets, et surtout se mélange souvent dans le même tableau.

– > Pour mieux comprendre comment Rembrandt était vu par les contemporains voyons comment les « spécialistes »a amateurs d’art et érudits définissaient le « savoir-faire » (« stofuit-drukking ») du peintre ?

– les supports, les liants, les pigments qu’il préfère : Rembrandt a essentiellement peint sur panneau de chêne et toile préparés par trois couches successives : le bois est enduit d’abord d’une fine couche de craie liée à la colle puis par une préparation d’un brun jaunâtre. Les toiles étaient préparées à l’ocre brun, au blanc de plomb le tout lié à l’huile siccative (facilitant le séchage) ou en dernier lieu du blanc de plomb teinté sur lequel était posée la peinture.
– peindre « gras » ou « maigre »
– place du dessin :
(selon Joachim von Sandrart 1609-1688) en général il commençait par un dessin le plus précis possible, puis le « sous-peint » pour corriger les erreurs, enfin la couche picturale pour terminer laissant parfois nu le sous-peint si sa teinte convenait. Selon le Rembrandt Research Project, rembrandt allait toujours des parties situées à l’arrière plan vers le premier plan. Mais avec le temps, il prenait de plus en plus de liberté laissant la composition inachévée dans les parties secondaires du tableau.

On s’interroge aussi l’espace pictural, la composition, les formes nettes ou diluées, le souci du détail ou l’esprit synthétique du tableau.

Ainsi les amateurs d’art peuvent classer le tableau par école, l’attribuer à un grand maître, l’inscrire dans une histoire (influences). Mais chez Rembrandt c’est beaucoup plus compliqué vu les évolutions stylistiques qu’il a opérées.

1. Quelle est l’originalité de sa technique ?

On a dit qu’il était un héritier de Caravage (pas de perspective, clair-obscur, absence d’idéalisation et d’inspiration antique).

Un style spontané admiré par les contemporains, qui fait écho aux recherches théoriques de l’époque qui prônaient une peinture qui puisse « enseigner, plaire et émouvoir ».
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le non finito propre aux esquisses était admiré au XVIIe à cause de la spontanéité, sa faculté à pénétrer, à imaginer le monde intérieur. Les esquisses étaient depuis longtemps considérées comme le reflet de l’idée, de la pensée de l’artiste. Léonard de Vinci avait déjà permis de déceler dans ses esquisses l’instant précis de l’inspiration, la poiésis, la création (l’art du dessin était même qualifié de « divin » par l’humaniste du XVIe Cristoforo Landino). Roger de Piles admirait « les peintures qui possédaient ce « feu » de la manifestation de l’esprit de l’œuvre l’expression pure de l’imagination de l’artiste. »
L’esquisse est comme un appel à s’immiscer dans l’œuvre c’est pourquoi les œuvres d’un style « non fini » fascinaient autant voire plus que celles de manière fine (fijnschilder), léchée, claire, lisse, même si les tenants de l’académisme montraient leur hostilité à la manière relâchée.

A ses débuts, dans les sujets d’Histoire, Rembrandt reste très conventionnel.

Dans la Lapidation de Saint Etienne (1625, huile sur bois, 89x123cm, Lyon Musée des Beaux-Arts. L’espace est construit de façon très conventionnelle voire maladroite. On remarque les influences de Peter Lastman et d’Adam Elsheimer, vers 1602-1605 huile cuivre argente? 34 cm X 28 cm National Gallery, Edimbourg.

L’espace est saturé car Rembrandt remplit pratiquement tous les vides entre personnages des bourreaux, et superpose les plans par étagement ce qui nuit à l’esthétique du tableau.
Il pratique la disposition en repoussoir dans la partie gauche avec les figures surdimensionnées et à contre-jour peintes dans des tons brun foncé, dans des couches plutôt légères. Elles soulignent le plan où se déroule le martyre. Cette partie est traitée avec une pâte plus épaisse, des couleurs plus vives et surtout elle est plus riche en détails. Cependant on a ici un exemple de ce que pourrait être une (mauvaise ?) application des consignes de Karel Van Mander dans son livre de la Peinture : réduction des figures avec l’éloignement du spectateur, couleurs qui s’amenuisent dans une perspective atmosphérique, « pathos » du martyre poussé jusqu’à la caricature etc.

Mais ces compositions claires, dans des espaces extérieurs vastes disparaissent au profit d’un espace rétréci.

Aveuglement de Samson 1636 huile toile 206x276cm Francfort Kunstinstitut (Livre des Juges, VI, 21)  de même que Samson et Dalila (1628 61×50 huile bois Berlin). L’ombre met en valeur les personnages fortement éclairés par la lumière éclatante de l’entrée de la grotte. La perspective est ici fermée.

Le travail méticuleux de L’artiste au chevalet dans son atelier de Boston (1629) montrait un souci du détail : lattes du parquet, fissures du mur…Cette exécution méticuleuse est très vite abandonnée au profit d’une palette plus sombre, d’une quasi suppression des détails mais pas complètement.

Simeon gorifiant l’Enfant Jesus au Temple1631 huile sur panneau 61x48cm Mauritshuis la Haye.

Dans ce panneau du Mauritshuis (appelé aussi La prière de Siméon) on voit un vaste décor, les personnages principaux sont éloignés du premier plan mais illuminés et peints avec des  couleurs vives (bleu azur, rouge, jaune, un souci du détail que rend une matière épaisse : brocart de Siméon. La lumière accentue l’impression du détail.
Quant à  la composition, il montre de nouveaux ses limites dans la perspective : le dallage envoie le point de fuite hors du tableau vers la gauche les lignes de fuite étant orthogonales (obliques) alors que les escaliers gothiques suivent une autre direction. Dans les tableaux tardifs (Syndic des drapiers) le fond est rendu de façon sommaire.

Le syndic des drapiers 1662 huile sur toile, 191,5 x 279 cm Rijksmuseum, Amsterdam

Quant aux figures aux corps, il ne l’idéalise pas en particulier celui des femmes (c’est certainement quelque chose qui a pu choquer à l’époque. Même la Bethsabée du Louvre qui a un visage idéalisé d’une grande beauté a un corps qui l’est moins (mains et pieds disproportionnés.

Bethsabée au bain tenant la lettre de David, 1654, huile sur toile, 1,42 m x 1,42 m, Paris Louvre.

2. La lumière.

Si la palette de Rembrandt est limitée, le travail sur la lumière est d’une grande subtilité. Il modèle l surfaces claires et obscures dans l’espace rendant ainsi les volumes d’une façon imparable en évitant les contrastes violents de Caravage. Gérard de Lairesse dans son Grand livre de la peinture (1707) développe longuement la technique de la lumière (celle du soleil, de la lune, d’une bougie, celle du flambeau, d’une lampe… Sa maîtrise est pour lui fondamentale : lumière, ombres, reflets, selon le moment de la journée, les conditions météorologiques, la lumière naturelle ou d’une bougie.
Mais si de Lairesse parle de la lumière naturelle, celle d’un monde réel  qui met en valeur les couleurs, Rembrandt pense la peinture en termes de clair-obscur que ce soit dans l’art monochrome de la gravure comme dans la peinture où l’on voit son intérêt limité pour le colorisme.

Sa pratique du clair – obscur lui est personnelle et occupe le premier rang de ses préoccupations peut-être par sa pratique de la gravure où la question de l’ombre et de la lumière est centrale. Bien sûr il faut distinguer les effets de la lumière tels que nous les percevons dans la nature et ceux que Diderot définira au XVIIIe siècle comme le clair – obscur issu de l’imagination du peintre

Sans inventer le clair-obscur (contraste entre des zones très claires et des zones très sombres presque noirs, entre les deux souvent une zone intermédiaire dite en demi-teinte. Illusionnisme et effet dramatique sont les principaux effets du clair-obscur.), Rembrandt pousse jusqu’à l’extrême le contraste en laissant de grandes zones dans le noir opaque comme p. ex dans la Ronde de nuit que l’on a prise pour une nocturne !! Rembrandt concentre de façon extrême le champ de lumière : en moyenne 1/8e de la surface peinte.

Autoportrait, 1628, huile bois 22x18cm,  atelier (?) Rijksmuseum
Ici le visage est largement dans l’ombre. Ce contraste violent fait que les figures prennent un relief extraordinaire, une force une dynamique qui les rend plus vivantes comme la main du capitaine Banning Coq dans la Ronde de nuit qui avance en raccourci tout en portant  son ombre sur le vêtement du lieutenant Van Ruytenbourg.

Dès sa création, le tableau a impressionné par la composition fondée aussi sur l’ombre et la lumière. La source lumineuse semble être située en hauteur derrière le spectateur. Elle éclaire vivement Banning Coq et Ruytenbourg au premier plan. La partie gauche du premier plan est en revanche dans l’ombre comme pour mieux mettre en valeur la fillette qui avance parallèlement au plan du tableau et à contre-courant. La forte lumière qui l’illumine a fait dire à certains qu’elle n’était là que pour éclairer le cette partie du tableau. Les autres figures ne sont éclairées que par endroits surtout au niveau des visages (normal puisqu’il s’agit de portraits payants) contrairement aux portraits de groupes précédents (comme ceux de Frans Hals). L’arcade plongée dans le noir signifie-t-elle que la porte est fermée car il fait nuit ? La plupart des spécialistes (sauf Gary Schwartz) s’accordent pour récuser cette hypothèse. Samuel Van Hoogstraten qui fait l’éloge de l’oeuvre, termine en disant « Bien que j’eusse souhaité qu’il l’éclairât davantage ».

Comme chez Elsheimer, le jeu de lumière n’est pas un simple effet plastique. Il prend une dimension symbolique intégrée dans le récit. Dans Les pèlerins d’Emmaüs, la source de lumière est entre le disciple et le Christ qui reste en contre-jour pour le spectateur, presque une ombre majestueuse. C’est la lumière qui émane du Christ, une lumière intérieure qui fait référence à la Révélation, à la Vérité immatérielle. Mais au fond du tableau, la lumière naturelle du foyer est présente également comme d’ailleurs dans la version plus tardive du même thème (1648, Louvre, ci-dessous à droite)


A gauche, Jesus et les Pelerins d’Emmaus papier sur bois 1628 39x42cm Paris muse?e Jaquemart André. 
Le tableau du Louvre pour comparer : http://rembrandt.louvre.fr/fr/html/r13.html

Cette double valeur, naturelle et symbolique, de la lumière est  présente également dans Siméon et l’enfant Jésus au Temple, (vers 1629, panneau 55x44cm, Hambourg). La lumière naturelle rentre par une fenêtre située en haut à gauche. L’ombre de ses barreaux sur les murs semble être le premier exemple de ce motif dans la peinture. Au centre de la composition, l’enfant Jésus est lui entouré d’un halo de lumière qui évoque ce que Siméon dit de cet enfant : il sera « la lumière qui écairera les gentils et la gloire de ton peuple d’Israël ». A droite enfin, la bougie éteinte symbolise l’Ancienne Alliance désormais dépassée par la Nouvelle. Le personnage agenouillé au 1er plan est à contre jour.se détachant sur une surface claire. Ici l’ombre et la lumière deviennent un élément de composition (effet repoussoir). Le même travail subtil sur la lumière est perceptible dans la Prière de Siméon du Mauritshuis (1631, huile sur panneau, 61x48cm, la Haye).

On a vu dans un cours précédent comment Rembrandt a pu avoir un contact avec le caravagisme ainsi qu’avec Rubens (par ses maîtres, par des gravures). Si la clair – obscur est fréquent au XVIIe depuis les premières expériences d’un Elsheimer ou d’un Caravage, Rembrandt semble l’utiliser non pas comme un simple élément de contraste mais une forme spatiale, comme un moyen de la composition du tableau.

Dans la gravure, Rembrandt fait preuve d’une maîtrise de la lumière tout aussi exceptionnelle. Le magnifique site de l’exposition de la BNF au titre éloquent « La lumière de l’ombre » permet d’admirer le travail de Rembrandt graveur dans ce domaine.

Dans L’étudiant assis à la table, eau forte de 14x13cm gravée vers 1642, (Haarlem) il plonge la figure dans une quasi obscurité totale d’une pièce à peine éclairée par une bougie. Inversement, certains états d’autres gravures sont d’une clarté éblouissante comme la Chasse aux lions ou Le Pont de Six :

http://expositions.bnf.fr/rembrandt/feuille/03.htm

3. La couleur.

Le contraste ombre – lumière chez Rembrandt transfigure les personnages donnant une dimension parfois mystique, un effet sublime. La couleur en revanche semble à première vue secondaire. Les effets de couleur proviennent moins du ton des pigments que de la tonalité chaude obtenue par l’application de pigments transparents et par des glacis. Dans la peinture hollandaise, les couleurs froides dominent et le rouge est utilisé avec parcimonie. En revanche, dans les conditions d’éclairage et d’ambiance atmosphérique choisies par Rembrandt, les couleurs sont presque toujours dans les tons chauds de jeune et rouge auxquelles il ajoute une teinte d’ensemble « mordorée ». C’est donc un aspect qui tient davantage à la technique du peintre qu’aux propriétés des matériaux.
Le bleu, le vert (souvent éteint par du blanc et du noir) restent marginaux chez Rembrandt (cf. Robe de Dalila dans la grotte de l’Aveuglement de Samson, voir image ci-dessus).

Le rouge et le jaune dominent. Dans les traités d’art (comme celui de Karel Van Mander) les Holandais appelaient cette tonalité « ardente » . En essayant d’imiter les Italiens (Titien, Corrège, Véronèse), les peintres du nord sont allés beaucoup trop loin dans les tonalités chaudes créant ainsi une nouvelle manière. Bien sûr, il ne faut pas isoler la couleur des autres préoccupations de Rembrandt : le modelé, l’expression, l’ombre et la lumière afin de représenter la réalité sur la toile. Si les couleurs de Rembrandt sont atténuées, c’est parce qu’elles relèvent plus du « coloris » (c’est à  dire aux pigments de l’artiste qu’il avait l’habitude d’associer en « couleurs amies ») que de la couleur (c’est à dire celle des objets réels). Roger de Piles attribuait un 17/20 au « coloris » de Rembrandt (comme à Rubens) mais 18/20 à Giorgione et à Titien.
C’est dans la Fiancée juive et dans le Retour du Fils prodigue que cette association jaune et rouge atteint un degré très élevé. Il introduit parfois du jaune dans les parties obscures des plans médians pour les animer (cf. fillettes de la Ronde de nuit).
(brun chaud aux reflets dorés) donne l’unité le tout sur un glacis

Homme et jeune fille, dit la Fiancee juive vers 1662, huile sur toile 121x166cm, Rijksmuseum.

Le retour du fils prodigue1666 Saint-Pétersbourg,  Ermitage.
On a souvent dit qu’il utilisait le glacis (couche fine presque transparente de couleur sombre, appelée voile pour créer un effet optique de couleur sur fond plus clair) pour rehausser les couleurs à la manière des Vénitiens (Titien).

En réalité le glacis de Rembrandt n’est pas transparent comme celui des vénitiens, il donne du relief de la substance et solidité. Ces effets sont atténués par les restaurations successives. Le génie paradoxal de Rembrandt était de rendre les surfaces éclairées avec beaucoup de relief alors que la lumière écrase les formes.

4. La matière.

La Ruwe mannier ou l’Art du style ébauché (on parle aussi de « Lossgheid » (« manière relâchée »).

Hoogstraten dit dans l’Introduction à la haute école de la peinture 1678, que Rembrandt « …à ses débuts employait plus de patience pour exécuter parfaitement ses œuvres que plus tard ».

Je place ici quelques notes de lecture à partir du premier chapitre de « L’atelier de Rembrandt », « La touche du maître » de Svetlana Alpers, qui éclairent la question de la touche, de la matière.

On pourrait ajouter les commentaires de spécialistes sur les manières de Rembrandt jugées rustres (il essuyait ses pinceaux sur ses vêtements) et qu’on rapprochait de sa peinture « sale ». Le lisse était considéré comme « noble » dans la au XVIIe car plus moderne. Mais Rembrandt a réussi paradoxalement à attirer un public vers le rugueux, il a su montrer que peindre c’est un « métier » d’atelier où l’on manie la matière comme le dit Svetlana Alpers.
Cependant, l’approche des tableaux doit dépasser le clivage « lisse – rugueux ». D’autres enjeux interviennent aussi.  Les peintres se voulaient égaux des orfèvres, des verriers, d’autant plus que les natures mortes visaient à « reproduire » la Nature (fleurs cf. Bruegel, paysages avec animaux d’Albert Cuyp ), les objets comme s’ils étaient « vrais » dans une approche illusionniste du réel. Un tableau pouvait ainsi se substituer aux vrais objets. Mais alors que les autres peintres s’intéressent à la « mimésis » et au récit mis en scène  de façon à parler  surtout à la  « vue » (cf. virtuosité de Jan Bruegel capable de rendre toutes les textures), Rembrandt étend la couleur de sorte à solliciter autant la vue que le toucher par des rehauts modelés au couteau ou même avec les doigts sur une épaisseur jamais vue auparavant.
Cette méthode de donner du volume fait qu’il se désintéresse de la perspective plaçant ses personnages dans des espaces mal définis.


Selon Svetlana Alpers, la référence au toucher se manifeste sous trois formes imbriquées :


– la facture ou l’épaisseur de la couleur
– la solidité des objets représentés
– le tableau lui même en tant qu’objet


Il se démarque ainsi à la fois de la fenêtre albertienne et du modèle hollandais du miroir et de la mappemonde (cf. livre de S. Alpers L’art de dépeindre).

Svetlana Alpes poursuit par un développement sur le lien entre cette préoccupation « tactile » de la peinture de Rembrandt et la place de la main dans ses œuvres.

Maria Trip détail.

Main posée d’Aristote sur le buste d’Homère, main posée de sa mère en Prophétesse Anne sur le livre, main posée par l’homme sur la poitrine de la «Fiancée juive »…Unir donc le « visible » et le « substantiel », voici l’interprétation faite par S. Alpers de la peinture rugueuse. La main comme instrument de connaissance, la main comme instrument privilégié du peintre. L’Anatomie du Dr. Tulp est aussi centrée sur la main ouverte, objet de leçon l’anatomie, et sur l’autre main qui appuie le discours en montrant les fonctions de la main. La main comme signe distinctif de l’humanité donc de son intelligence (Aristote).


Il va même jusqu’à remplacer la main par sa « raison instrumentale » (Aristote) dans l’autoportrait de Kenwood (dit « aux deux cercles ») de 1665-69 (ci-dessous à gauche). Dans le premier autoportrait en peintre daté de 1660, celui du Louvre (ci-dessous à droite), les deux mains étaient bien visibles, la droite tenant le pinceau, la gauche tenant la palette.

Mais dans celui de Kenwood, la main droite avec laquelle il peignait est dans le noir alors que celle qui tient la palette disparaît aussi , mais remplacée par la palette. S. Alpers finit son interprétation en établissant un parallèle entre Picasso et Rembrandt tous deux « sculpteurs manqués » de plus en plus focalisés sur l’acte de peindre. Quand le narratif disparaît, le cadre, l’organisation de l’espace n’a plus de raison d’être et se dilue vers les bords du tableaux. En revanche, toute l’attention de l’artiste est concentrée sur l’acte, et pour Rembrandt celui-ci consiste à poser les couleurs sur la surface du tableau en exprimant la matérialité de l’objet produit tel une sculpture. Cette théorie de Svetlana Alpers qui affirme que les tableaux incarnent « la peinture même » au-delà de ce qui est représenté est récusée par Gary Schwartz (p. 92). Selon lui, Rembrandt voulait que spectateur voit ses tableaux de loin conformément aux écrits de son époque (cf. Houbraken ou Roger de Piles). On louait la virtuosité de l’artiste capable de tromper l’oeil en jouant sur les empâtements. Selon l’historien de l’art néerlandais Ernst Van Wetering (Rembrandt, the painter at work, 2000) la technique se met ainsi au service de l’illusion.

Pour Rembrandt c’est une affirmation de sa singularité, inventée par lui et non pas imposée par le monde extérieur comme l’affirmait la légende romantique de l’artiste solitaire et incompris.

D’ailleurs, la singularité de Rembrandt pour ses peintures « non finies » était déjà reconnue dès son vivant (aussi dans la gravure). Lire Arnold Houbraken, De Groote Schouburgh der Neder­lantsche konstschilders en schilderessen (Le Grand Théâtre des artistes et peintres néerlandais, 1718–1721), qui contient les biographies de peintres du XVIIe siècle (cité par J. Foucart, op. cité p.12-13). L‘épaisseur de la couche picturale était un élément du « commentaire » de l’œuvre chez les amateurs de peinture. Mander distingue la touche rugueuse des Italiens (Titien) de celle lisse des Hollandais. Vers 1650, Van Dyck est considéré comme un peintre de la manière lisse alors que Rembrandt ou Frans Hals de la manière rugueuse. Rembrandt demandait aux clients de s’éloigner du tableau, de ne pas le regarder de près (cf. Roger de Piles Abrégé de la vie des peintres avec réflexions sur leurs ouvrages, 1699, cité par J. Foucart dans Tout l’oeuvre peint de Rembrandt, p. 11)). Cette manière relâchée ou ébauchée évoque la rapidité du geste que certains puristes dénoncent comme un défaut. On l’oppose à une manière « léchée ». Mais Rembrandt a expérimenté dès sa jeunesses les deux manières.

Le portrait de sa mère (Essen collection particulière, mais tableau désattribué par le Rembrandt Research Project) montre le traitement de la matière :  il griffe dans la couche pigmentaire pour donner du relief à la chevelure (comme pour l’Autoportrait 1629 Rijksmuseum), aux rides de la peau et aux plis de la chemise de sa mère (si c’est lui car le procédé est presque exagéré dans ce portrait. Il pose à la truelle la couleur par touches successives.

Maria Trip (?) 1639, huile bois 107x82cm, recadré, Rijksmuseum.

Raphaël, portrait de Maddalena Donni, vers.1506. huile sur panneau. Palazzo Pitti, Galleria Palatina, Florence.

Rembrandt_Harmensz._van_Rijn, Portrait de Jan Six, 1656, huile sur toile, 112 × 102 cm coll. Six.

A côté il était capable de peindre avec une minutie extraordinaire comme pour le portrait de Maria Trip
où il excelle dans la variété des blancs, le rendu de la dentelle, signe de richesse, avec des coups de pinceau imperceptibles pour le visage,  l’agrafe est également minutieusement rendue à la manière de Raphaël (Maddalena Donni) ; illusionnisme qui se transforme en expérimentations avec le portrait de Jan Six de 1654. On voit le pinceau qui s’écrase sur la toile pour les boutons, les garnitures sont rendues avec des touches peu pigmentées de jeune qui laisse voir le rouge du manteau derrière. Les gants sont rendus avec des touches larges e longues dont on voit la traînée. Dans le domaine de la gravure il applique les mêmes principes. Regarder par exemple celle-ci. Rembrandt vendait beaucoup de gravures « inachevées » ce qui laisse supposer qu’il s’agissait d’une démarche, d’une intention. L’achèvement des tableaux devient d’ailleurs un sujet de pourparlers avec ses clients. Houbraken rapporte agacé une phrase de Rembrandt à ce sujet : « Une pièce est achevée quand le maître y atteint son but ». Ainsi, même si Rembrandt ne dira jamais quel était ce « but », on peut supposer que, selon lui, il ne s’agissait pas en tout cas de donner l’illusion de réalité.

Autoportrait, 1669, huile sur toile, 65.4 x 60.2 cm, Mauritshuis, La Haye.

En peinture les autoportraits montrent les expériences qu’il a réalisées en particulier dans la représentation du visage. Dans l’autoportrait du Mauritshuis, La Haye (signé daté 1669) il se présente un peu avant sa mort le 4 octobre.
Vue de près sa peinture ressemble à un ensemble de touches informelles, facile à réaliser, et c’est là la grande originalité de Rembrandt. Pour le visage, sur un fond gris, il pose une couleur dans le ton brun de façon lâche, prospective, comme si c’était un esquisse. Ensuite il ajouté des teintes de rouge notamment dans les zones d’ombre, sur les joues, le menton. Le visage était ensuite travaillé avec des tons clairs, de blanc et de gris.
Ce même style « ébauché », la ruwe mannier, il l’employait aussi dans les sujets d’histoire ou dans les peintures de genre.

« Fiancée juive« , détail.

Ces effets d’empâtement sont aussi visibles dans la Fiancée juive (manche de l’homme). Rembrandt donne ainsi du relief à la peinture comme s’il s’agissait de sculpture.

En réalité, cette manière « rugueuse » était déjà reconnue de son vivant comme une caractéristique de son oeuvre. L’épaisseur de la couleur dans le rendu des perles, des bijoux, des turbans leur donne un véritable relief.

5. La forme.

Comment qualifier le dessin dans les tableaux de Rembrandt ? Voici ce que disait Roger de Piles (1635-1709) sur le portrait de la Servente, ou la Fille à la fenêtre, 1645, toile, 81×66 cm (Londres Dulwiche Picture Gallery).

« Rembrandt, par exemple, s’amusa un jour à peindre un portrait de sa servente pour le mettre à une fenêtre et ainsi tromper les passants. Il y réuissit puisqu’il fallut plusieurs jours avant que l’on ne s’aperçoive de la supercherie. Comme on s’en doute lorsqu’il s’agit de Rembrandt, ce n’est ni la beauté, ni le dessin ni la noblesse de l’expression qui produisaient cet effet. Séjournant en Hollande, j’ai eu envie de voir ce portrait. Je lui ai trouvé une telle qualité de facture et une telle force que je l’ai acheté. Aujourd’hui, il occupe une place de choix dans ma collection« . Dans le Cours de peinture par pincipes, il établit un classement des peintres qu’il évalue par des notes /20. Rembrandt obtie,nt un 6/20 alors que Raphaël atteint la perfection avec 18/20. Mais Rembrandt admirait tout autant Raphaël.
Gary Schwatz compare le magicien Elymas (ci-dessous à droite) frappé par la cécité dans un des cartons de Raphaël pour les tapisseries de la Chapelle Sixtine commandées par Léon X intitulé la Conversion du proconsul Sergius Paulus (tempera sur papier, 1515, Victoria and Albert Museum, Londres) qu’Elymas tentait d’empêcher, à celui du vieux Tobie s’avançant pour accueillir son fils, une gravure de 1651.

http://expositions.bnf.fr/rembrandt/grand/029.htm

Alors que dans le carton de Raphaël la figure est parfaitement exécutée, aux contours nets, fluides, le corps étant suggéré sous les vêtements, alors que Rembrandt esquisse la silhouette de Tobie de façon plus contrastée : les contours sont moins nettement tracés et le corps disparaît sous le vêtement. Rembrandt s’intéresse davantage à l’émotion qu’à la précision de la forme. Si Raphaël modèle le corps par le jeu d’ombre et de lumière, le maître du nord de son côté varie les hachures soit en les croisant, soit en les traçant parallèles, y compris en dépassant le contour du corps. Le disegno ( : terme italien de la Renaissance signifiant contour, dessin et intention de l’artiste) est loin d’être parfait, mais l’émotion qui se dégage du vieux père aveugle est extraordinaire.

Le nu endormi penché vers l’avant (1657, 13×28 cm, encre brune et lavis)  du Rijksmuseum révèle les préoccupations de Rembrandt : silhouette esquissée de façon rapide, synthétique, voire grossière (Rembrandt utilisait le roseau qui ne permet pas une précision académique). Plus que l’étude anatomique héritée de la Haute Renaissance (Léonard, Raphaël) c’est l’évocation de l’être humain (comme dans ce dessin d’une jeune femme endormie du British Museum) ou d’un paysage qui importe Rembrandt.

Voici un exemple de Nu féminin assis dans une draperie académique dessiné à la craie noire et blanche par l’élève de Rembrandt Govert Flinckvers 1650 (31×22 cm, Courtauld Gallery, Londres). Cette technique conforme à la tradition classique de dessin sur papier bleu avec des rehauts blancs était connue de Rembrandt mais il ne l’utilisait pas. C’est peut-être une des raisons pour laquelle Roger de Piles critique son « dessin » même s’il en possédait plusieurs. Car, si Rembrandt n’était pas très académique dans le dessin, il savait capter le quotidien ou le charme d’un lieu en quelques gestes rapides : voir par exemple Deux femmes apprenant à marcher, sanguine, 10×12 cm de 1635-37 au British Museum,  cette Femme assise avec un enfant (Albertina), les Voiliers à l’ancre,

Le dessin.

Sur l’histoire des techniques du dessin depuis la Renaissance, on consultera avec profit le mémoire de maîtrise d’Histoire de l’Art de Sophie Larochelle soutenu à l’Université Laval (Québec, Canada)

Voir la Collection du Ashmolean Museum d’Oxford et celle de l’Albertina à Vienne.

Une sélection également ici :

http://www.rembrandtpainting.net/rembrandt_drawings_start.htm

et ici :

http://www.artandarchitecture.org.uk/search/results.html?n=1&qs=Rembrandt

Otto Benesch a établi dans les années 1950 le plus important catalogue de dessins de Rembrandt (plus de 1500 pièces) dont certains ont été désattribués depuis. Quatre dessins avant 1627, trois seulement après 1662. Rembrandt aurait cessé de dessiner vers la fin de sa vie, comme d’ailleurs de graver à l’eau forte. 90% de ses dessins étaient exécutés à la plume (d’oie ou de roseau) et à l’encre, les techniques humides (lavis, gouache) préférées progressivement à la craie et à la sanguine qu’il abandonne dans les années 1640-1650.

La grande majorité de ses dessins sont à l’encre et au lavis : encre de noix de galle diluée, appliquée au pinceau et non pas au roseau. L’aspect actuel des dessins est assez éloigné de leur état initial car l’encre vire soit en s’éclaircissant soit en s’assombrissant.

Deux dessins à la pointe d’argent recto – verso (vers 1636 – 1640) sur la même pièce de vélin montrent cette technique ancienne (XVe – XVIe portée à son apogée par Dürer) rarement utilisée par Rembrandt. Joseph Meder, conservateur de l’Albertina au début du XXe siècle, parle de cette technique dans son ouvrage fondamental sur les techniques du dessin (1919) en se référant à Saint Luc dessinant la Vierge de Rogier Van der Weyden. Dans ce cas, le support doit être préparé avec plusieurs couches d’un vernis car sinon la pointe ne laisse aucune trace. Il s’agit du Paysage avec deux chaumières et du Paysage avec un homme au bord d’une route.

Rappelons l’autre vélin dessiné par Rembrandt, Saskia portant un chapeau de paille. Ici , Rembrandt précise la date sous le portrait par une inscription datant d’un an plus tard « Voici mon épouse lorsqu’elle atteignit 21 ans trois jours après nos fiançailles ». C’est certainement comme cadeau d’anniversaire que ce dessin précieux (vélin) a été réalisé.

6. La véritable originalité de Rembrandt : un jeu de contrastes permanent.

En réalité Rembrandt joue  toujours des contrastes sur le même tableau. Les rehauts sont réalisés de la même manière : pinceau chargé de couleur chair et blanc quitte la toile d’un geste vif. Autre caractéristique de Rembrandt : les égratignures dans la matière humide réalisées avec l’extrémité du pinceau pour accentuer le dessin des cheveux. Parfois la couleur est appliquée au pouce, la bouche est juste suggérée de façon quasi rudimentaire. Dans sa jeunesse, il expérimente ces méthodes dans différents genres : la peinture d’histoire avec la Prière de Siméon (signé daté de 1631, conservé au Mauritshuis, avant son départ pour Amsterdam, voir image plus haut).
Lors d’une restauration récente une fois le vernis et les couches sombres nettoyés on observe la variété des états selon les zone  du tableau : caractère esquissé ici où apparaît presque le dessin initial, parties plus achevées ailleurs.

De même dans Suzanne et les vieillards, 1636, 47x38cm, Mauritshuis La Haye)

et dans Le Christ apparaissant à Marie-Madeleine (Noli me tangere), 1638, huile bois 61x49cm, Londres, Coll. royale.

Ici la partie centrale du tableau est occupée par le Christ et Marie-Madeleine baignés par la rosée de l’aube. Jésus, porte un chapeau aux larges bords de jardinier, une dague à la ceinture et une bêche à la main droite alors que sa main gauche est posée sur la hanche, se détourne de la tombe s’adresse à Marie Madeleine. Cette dernière agenouillée devant la tombe, se tourne pour croiser le regard du Christ.
Les outils contrastent avec le vêtement blanc qu’il porte. La lumière rasante venant de gauche illumine son flanc droit et l’épaule gauche alors que le visage est dans l’ombre hormis la joue droite. Jésus se transforme lui même en un halo de lumière. Elle illumine aussi le feuillage et les branches supérieures de l’arbre et sur le roc au-dessus de la tombe.  Un large paysage brumeux s’ouvre derrière eux avec Jérusalem et le temple de Salomon éclairé sur la partie supérieure. Rembrandt joue véritablement avec l’ombre et la lumière comme une métaphore de la résurrection.

On peut bien voir ce jeu de contraste de la matière dans Saskia en flore de la National Gallery à Londres (1635), 123x97cm : la peau est lisse, les cheveux, légèrement en relief pour les cheveux et trèsempâtée pour la ceinture.

Une touche de virtuose.

Dans Le Christ apparaissant à Marie-Madeleine les  zones de lumière sont rendues par des couches de peinture épaisses, et beaucoup de détails. Ailleurs, dans les parties restées à l’ombre la touche est plus rapide, comme une esquisse, un dessin dans des tons gris atténués (anges, tombe)…laissant par endroits le fond brun – jaune apparaître (deux figures féminines descendent les marches à la sortie du jardin face au paysage grandiose qui s’ouvre devant elles). Au premier plan les haies de buis taillées semblent dessinées au pinceau elles sont de facture différente par rapport aux plantes sauvages au pied du Christ p. ex. Dans les tronies, dans les scènes d’Histoire la technique du  contraste entre parties achevées et parties d’une grande liberté esquissées avec virtuosité est aussi très visible.

Par exemple dans  L’homme au costume oriental (Le noble Slave), 1632, 152.5 x 124 cm., Metropolitan Museum of Art, New York, le brillant de la médaille obtenu par quelques rehauts dorés, l’écharpe en toile enroulée où quelques rehauts de blanc viennent illuminer le tissus évoqué par de traits arrondis grattés sur la couche picturale de gris de vert et de jaune encore humides.

Comment expliquer cette liberté ? Est-ce de la désinvolture, ou de l’hérésie comme l’affirme Gérard de Léraisse ?

En apparence cette technique pourrait paraître insolite, désinvolte par rapport à la culture biblique et classique de l’Ecole « latine » qu’il a fréquentée à Leyde. Mais les méthodes de la rhétorique, de l’éloquence ont certainement bien été assimilées par le jeune Rembrandt qui excelle dans le traitement des épisodes bibliques. La ruwe mannier est une nouvelle façon de travailler où l’esquisse, l’élément esquissé en sous-couche apparaît comme l’antithèse des parties plus achevées. Plus tard, en particulier dans ses autoportraits Rembrandt en multipliera les variantes.

-> Attention ! Il ne faut pas tomber dans le piège de considérer cette technique comme un signe de désinvolture, de facilité, de simplicité, voire de manque de maîtrise. Bien au contraire, c’est par un travail long, laborieux et méticuleux que Rembrandt a réussi à mettre en place son propre « style ». Ses élèves étaient certainement moins doués dans cette technique, mis à part Aert de Gelder (1645-1727), celui qui s’est peint en Zeuxis).
Voici une belle application des leçons rembranesques dans Abraham recevant les Anges :

Aert de Gelder Abraham recevant les anges vers 1680-85, huile sur toile 111x174cm, Rotterdam,  Museum Van Beuningen.

impressionnant Abraham, majestueux rayonnant patriarche, presque une image de Dieu. Contraste entre son manteau blanc lumineux couvert par le mantel doré encore plus éclatant de lumière et les personnages restés dans l’ombre au premier plan à gauche.

Iconographie et tableau de Gérard de Lairesse :

http://www.insecula.com/oeuvre/O0017988.html

7. Sa technique était-elle tellement en rupture avec son temps ?

Comme Roger de Piles en France, Franciscus Junius (1589-1677) philologue, lexicographe et amateur d’art écrit un traité « De Pictura veterum » publié en latin en 1637. C’est un Traité de la peinture dans la lignée de Karel van Mander (1548 – 1606), artiste flamand maniériste peu connu pour son œuvre mais surtout connu pour avoir écrit le fameux recueil de biographies de peintres néerlandais et allemands des XVe et XVIe siècles dans l’ouvrage Het Schilder-Boeck (Le livre des peintres), en 1604. C’est le « Vasari » des Pays-Bas.

Junius fait partie de ce « cercle d’amateur »s de la peinture et des arts, des cercles érudits comme Constantijn Huygens. Il évoque la conception de l’art à l’époque telle que la partageaient les érudits hollandais.
Dernier chapitre du 3e livre il définit en résumé ce qu’un bon artiste doit maîtriser. Il s’inspire visiblement des principes de la rhétorique établis par Cicéron :

« Nous devons comprendre plus aisément comment la lucidité de notre esprit découlant d’une argumentation sérieuse et profitable instruit notre jugement. ; comment un dessin proportionné et panaché de couleurs séduit nos sens ; comment une vive similitude entre l’action et les émotions ravit notre âme, modifiant et transformant avec une douce violence l’état présent de notre esprit vers ce que l’on voit représenté sur la toile. Car il en va des peintres comme il en va des orateurs et des poètes, ils doivent chacun enseigner, plaire et émouvoir ».

Dans un mode rhétorique on cherche à obtenir le plus grand effet émotionnel en faisant passer un message le plus clair et le plus explicite possible. On fixe le point central et on se focalise sur la relations entre les parties, les détails et le sujet central. Le style « esquissé » le « non finito » de Rembrandt autour du sujet central était-il un des moyens dont usait l’artiste pour émouvoir et pour attirer l’attention du spectateur sur le point central, pour parler à son imagination ? Rembrandt a-t-il tellement fasciné parce qu’il a su susciter cette émotion chez le spectateur et ce dès son vivant ?

Junius poursuit :

« C’est donc ainsi que cette perfection extrême de la Grâce donne forme avec plus de grâce quand elle est accompagnée d’une aisance spontanée, provenant des mouvements incessants qui remuent et guident l’esprit libre de l’artiste le plus déterminé.»


La technique esquissée de R., ce style personnel audacieux ne sont-ils finalement pas conformes aux leçons de Roger de Piles ou de Junius ? Cette approche contrastée, le caractère inachevé comme une esquisse seraient-ils donc les moyens utilisés par Rembrandt pour émouvoir ? Cette quête d’une technique picturale originale fondée sur la chaleur, l’intensité de l’imagination, n’était-elle pas aussi un mode d’expression artistique qui décrit la légèreté de la nature, les émotions et le monde intérieur de l’âme ?

8. Rembrandt graveur.

Vous trouverez un  dossier complet sur la gravure sur le site de la BNF consacré à l’exposition Rembrandt, la lumière de l’ombre.

-> Les eaux fortes.

Toutes les gravures de Rembrandt ont été imprimées à partir d’une plaque de métal, ce sont des estampes intaglio (c’est à dire en taille douce). L’image était gravée sur une plaque qui était ensuite encrée afin que les zones en creux gardent l’encre. Ensuite, à l’aide d’une presse à imprimer les traits et parfois les espaces entre les creux étaient transférés sur un support, papier, papier du japon ou velin.

81 plaques de cuivre originales nous sont parvenues. Elles formaient un seul lot jusqu’en 1993 quand un marchand londonien les a dispersées. Le même dessin pouvait être une étude pour une gravure, un motif indépendant destiné à la vente. Rembrandt multipliait les impressions et découpait parfois des personnages pour les isoler.

L’instrument de la gravure était l’échoppe avec laquelle il incisait la couche fine de vernis (à base de cire, de résine et de bitume), le plus souvent opaque, avec le quel il recouvrait la plaque. Ensuite il plongeait ou il aspergeait plusieurs fois la plaque à l’acide (dont la composition et les dosages variaient d’un artiste à l’autre) qui attaquait la plaque uniquement sur les parties incisées. Une fois la plaque séchée, il enlevait le vernis et il encrait la plaque avant d’imprimer.

Vous trouverez une démonstration dans la 1e partie du documentaire Rembrandt et le marché de l’art ici.

L’aquafortiste pouvait bien sûr tester une première version en imprimant puis reprendre la plaque avec un vernis transparent cette fois pour compléter ou modifier certaines parties. Il pouvait aussi graver certains éléments directement sur la plaque à la pointe sèche, chose très courante chez Rembrandt. La pointe laissait de petits bourrelets ou barbes qui pouvaient être supprimées ou conservées.

Chaumière avec homme dessinant

Bosquet avec vue 1652 pointe sèche Haarlem teylers 12x21

L’au forte présente des lignes délicates, remblotantes, hésitantes alors que la ponte sèche montre des traits épaissis par les barbes, plus droits, avec des transitions plus angulaires. L’eau forte permet un rendu des textures de bois, des feuilles, de la couverture de chaume autrement plus subtile que la pointe sèche. Le détail ci-dessous est éloquent :

chaumiere bosquet detail

Mais le plus souvent les différences sont beaucoup plus subtiles.Selon Christopher White, ce qui comptait c’était le résultat final quelle que soit la combinaison des techniques.

On peut se faire une idée également des nuances dans l’usage des deux techniques  grâce à la gravure de Saint François priant sous un arbre

Ci-dessus eau forte et pointe sèche

Ci-dessus pointe sèche fortement encrée.dans la partie gauche (le bois)

Conclusion.

La technique de Rembrandt est certainement ce qui lui était le plus personnel. Malgré les critiques des tenants de l’académisme, elle a fasciné les contemporains car grâce à elle Rembrandt arrivait à exprimer et à provoquer des émotions. Mise au service de la narration, du rendu de la matière, cette technique n’hésitait pas à laisser des traces « physiques » du travail sur le tableau, devenu ainsi un véritable objet en soi. Jouant en permanence des contrastes de tons, de matière, de lumière, Rembrandt a été fidèle à cette démarche depuis ses débuts, l’idée d’un abandon progressif du détail est une erreur.

Deux vidéos sur l’art de Rembrandt ici.

2 réflexions sur « Le « génie » de Rembrandt, technique et démarche picturale »

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