Paysage et mémoire (la forêt allemande) II.

Paysage et mémoire (la forêt allemande) II.

II. La renaissance de Germania à l’époque du romantisme allemand.

La Guerre de Trente a ruiné villes et campagnes ainsi que la forêt allemandes. La victoire du catholicisme romain avait transformé ce paysage germanique éternel en une misérable ruine parcourue par des vagabonds et de pauvres caravanes de gueux. La victoire était aussi culturelle, le rationalisme cartésien et son prolongement par des Lumières et la culture française (donc latine) qui s’impose à nouveau dans les cours et les sociétés européennes y compris allemandes. Même en Allemagne, l’intérêt pour les Lumières l’emportait sur celui pour la germanité.

Mais à la fin du XVIIIe siècle les romantiques allemands s’emparent à nouveau du mythe pour faire renaître une culture nationale germanique qu’un certain classicisme latin avait décriée pour son goût pour l’irrégularité, l’aspérité gothique, voire pour la laideur. Certes il ne restait presque plus rien de cette forêt primaire décimée par la guerre du XVIIe siècle et le commerce du bois vers la France et les Pays-Bas.

Vers le milieu du XVIIIe siècle, toute une mystique de la Wald réapparait : rusticité, virilité, innocence et vertus martiales, deviennent le nouveau credo. Une biographie romancée remet Arminius alias Hermann au goût du jour dans une langue archaïque héritée des bardes populaires. L’ennemi culturel est la latinité italienne et française qui a dénaturé la langue allemande. Le salut viendra en fuyant ce monde urbain et courtisan cosmopolite pour aller vers la villages germaniques que la modernité n’a pas touchés.
Herder, héritier de Celtis défend une culture enracinée dans la topographie, la langue et les traditions, la couleur locale. Cette culture originale et originelle il ne faut pas la chercher dans la statuaire grecque mais dans les ballades, la poésie orale et les chants populaires. Elle porte en elle la chair et le sang de la germanité également dans la topographie et le paysage encore intact où court le sanglier et l’aurochs, un grand royaume de la forêt.

Les jeunes romantiques allemands de Göttingen passent des nuits à la belle étoile dans des chênaie réputées antiques, ils échangent des ferments de fidélité et d’amitié éternelle et se constituent une « Hainbund », ligue de bois pour régénérer la patrie.
Le chêne peut être énorme et fier symbolisant la patrie allemande ou rabougri dont on prédit qu’il reverdira le jour où l’empereur Frédéric Barberousse , terreur des Italiens, s’éveillera de son sommeil, déroulera sa barbe qui fait trois fois le tour de la dalle funéraire de son tombeau. Sa résurrection signera la naissance d’une nouvelle Allemagne.

Le triomphe annoncé de la verdure allemande sur la maçonnerie italienne entraine une fétichisation du chêne comme en témoignenr les gravures de Karl Wilhelm Kolbe, surnommé « Eichen Kolbe » (Kolbe du chêne) qui ramenait de ses promenades sylvestres aux alentours de Dessau des croquis portés ensuite sur gavure à la manière du XVIe siècle, figures minuscules au milieu d’une gigantesque et tentaculaire végétation.

Karl Wilhelm Kolbe, Bosquet avec figures antiques, eau forte, vers 1800.

Johann Friedrich Weitsch (1723–1803), Motif de la forêt de Chênes du Querum, 1792, huile sur toile, 107 × 128 cm, Herzog Anton Ulrich, Museum. Braunschweig.

Georg Friedrich Kersting, Sur l’avant-poste, « Theodor Körner, Karl Friedrich Friesen and Henry Hartmann as Lützower Jäger » (: Chasseurs de Lutzov) , (1815), huile sur toile, 46x35cm, Berlin, Alte Nationalgalerie.

Le romantisme allemand différait substantiellement dans ses préoccupations théoriques et esthétiques de ses homologues français et britanniques. Cependant, il y avait un thème commun qui unit une grande partie de la création artistique européenne à l’époque romantique : un engagement confiant à l’expression politique (il suffit de penser à Delacroix ou à l’engagement de Byron à la lutte pour l’indépendance de la Grèce contre l’Empire Ottoman  ou à Géricault et son tableau controversé du Radeau de la Méduse).

Depuis la fin du XVIIIe, les peintres se tournent de plus en plus vers l’histoire contemporaine dans le choix des sujets. En 1815, la Prusse venait de traverser une période de grande agitation. Les guerres de libération contre Napoléon ont pris fin et les espoirs d’une renaissance nationale de l’Allemagne étaient grands. Le tableau de Georg Friedrich Kersting (1785-1847) la Garde (ou L’avant-poste) montre les figures qui symbolisent le plus ces espoirs – les guerriers de la liberté qui appartenaient à une milice de volontaires du Corps franc de Lützow contre la domination française (de gauche à droite) : l’étudiant en droit Heinrich Hartmann, Karl Friedrich Friesen, l’un des fondateurs du mouvement de gymnastique allemande, ainsi que le poète et dramaturge Theodor Körner. La peinture de Kersting de 1815 a été réalisée en mémoire de ses amis qui sont tous tombés pendant les batailles de 1813-14. A l’opposé de toute héroïsation à la française, Kersting a choisi, comme à son habitude, un moment de quiétude. Le caractère mélancolique de ce tableau, à la manière de son ami Caspar David Friedrich, n’est pas seulement dû à la perte des amis du peintre. Il était devenu clair rapidement que le mouvement patriotique allemand n’avait pas réussi à impulser les réformes politiques attendues. Les trois figures mélancoliques de vétérans de la guerre de libération sont l’image d’une génération déçue.

Où a-t-il choisi de les représenter ? Sous un chêne majestueux. Il s’agit d’un diptyque :

Le pendant montre une jeune fille en deuil tressant une guirlande funéraire aux feuilles de chêne symbole de mort et de victoire.

Exposé à Dresde en 1815, le diptyque est placé à côté d’un tableau de Friedrich tout à fait symbolique lui aussi, Le Chasseur dans la forêt :

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Caspar David Friedrich (1774–1840), Le Chasseur dans la forêt, 1814, huile sur toile, 66 x 47 cm, collection privée.

Tableau à fort charge symbolique : le corbeau sur la souche d’arbre (les soldats martyrs) chantant son chant de mort au chasseur solitaire. On peut également y voir le mur végétal qui rappelle la forêt du Saint Georges d’Altdorfer. Dans l’un comme dans l’autre la forêt (Silva hercynia) tient le rôle de l’Allemagne. Mais là s’arrête la ressemblance. Si la lumière sacrée illumine le feuillage chez Altdorfer, ici c’est la neige meurtrière qui manque la lisière de la forêt.
Alors que le Saint guerrier est vu de profil, héroïque, le soldat de Napoléon est vu de dos, seul et vulnérable face à la forêt sombre et dangereuse. Elle est l’ennemi de l’envahisseur « latin ». Le casque doré semble le comparer aux centurions romains du défait Varus. Car, alors que la forêt du Saint Georges s’ouvre pour offrir un chemin, ici elle est ténébreuse et menaçante prête à engloutir le soldat envahisseur.

Au même moment les frères Grimm réunissent contes et légendes dans lesquels la forêt et les symboles patriotiques de résurrection politique sont omniprésents. Ce sont ces mêmes thèmes qui aident Friedrich dans son célèbre Tombeau de von Hutten.

(Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tombeau_de_Hutten)

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Caspar David Friedrich,Tombeau d’Urlich von Hütten, vers 1823-1824, huile sur toile, 93.5 × 73.4 cm,Schloss Weimar, Staatliche Kunstsammlungen.

Le tableau a été peint en 1823 pour le trois centième anniversaire du soulèvement de von Hutten. Le tableau contient tous les thèmes politiques du moment : le personnage penché sur le tombeau porte une tenue composite le manteau et chapeau altdeutsch pseudo-Renaissance, un pantalon XIXe, c’était le costume des volontaires dans les guerres contre Napoléon. Il évoque à sa manière le temps glorieux de Luther de Celtis.
Tout autour du pèlerin, peut-être le peintre lui même, des tombes des héros modernes des guerres de libération. Sont ainsi réunis dans une œuvre hautement mémorielle associant la mémoire de plusieurs périodes :
Hutten certes, mais aussi l’antiquité, il était le nouvel Arminius, et les morts pour l’Allemagne de l’époque napoléonienne. Et pour rendre l’ensemble plus explicite, un grand sapin fait un dais au sépulcre où pousse un jeune chêne natif embrasé par une aube rouge sang les deux arbres étant les symboles de la résurrection nationale.

La monarchie des Habsbourg s’affaiblissant tout au long du XIXe, de nouveaux projets pour célébrer l’esprit d’Hermann par un monument érigé sur le lieu même de la bataille de Teutoburger Wald (même s’il était inconnu) sont proposés: celui de Schinkel n’est pas accepté.

On voit le piédestal en pierre brute du monument dominant le paysage supposé rapeler la bataille. La figure d’Hermann appuyée sur son épée est majestueuse en dominant nettement le paysage.

Finalement c’est Joseph Ernst von Bandel, sculpteur bavarois après avoir passé deux ans à l’académie de Rome qui est choisi pour un projet plus prosaïque et convenu. Le piédestal en pierre brute est remplacé par un socle en forme de « tempietto » gothique circulaire.

Le sculpteur pose à côté de la tête colossale d’Hermann.

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Contrairement au guerrier pensif de Schinkel celui de von Bandel brandit son épée bien haut comme un héros de Wagner.

On peut rapprocher cette image de la politique expansive de Bismarck et son célèbre discours « Par le fer et le sang » voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Discours_du_fer_et_du_sang
Là où la statue de la liberté de Bartholdi portrait la flamme celle du héros germanique porte la Nothung,  épée mystique et toute puissante des Nibelungen trempée pour les héros. Parmi eux, l’empereur Guillaume, qualifié de nouvel Hermann dans le texte qui accompagne son effigie.

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Anton von Werner, Proclamation de l’Empire allemand (IIe Reich) le 18 janvier 1871, dans la galerie des Glaces du château de Versailles, en présence du nouvel empereur Guillaume Ier et du chancelier prussien Otto von Bismarck (en uniforme blanc, au centre). huile sur toile, 1885 Coll. Bismarck-Museum, Friedrichsruh

Les généraux prussiens brandissent leurs épées  à Versailles en signe de victoire à l’image du Hermann de von Bandel. Le Second Empire français (latin) n’était que le dernier avatar de l’Empire romain, ennemi héréditaire de la Germanité. La statue du héros foule au pied les armes et symboles de la romanité : faisceaux et casques. Les officiers prussiens eux acclament l’empereur Guillaume dans la galerie des Glaces.

Le projet traine en longueur entre 1838 et 1875, année de son inauguration par l’empereur Guillaume Ier. Les vicissitudes de l’unité allemande au XIXe siècle et le coût sans cesse revu à la hausse expliquent ce retard. Les défaites des puissances catholiques (Autriche en 1866 et France en 1870) créent un nouveau personnage emblématique le roi, puis empereur triomphant de ses ennemis Guillaume de Prusse – le Nouvel Hermann.

Inspection de certaines parties de la figure d’Hermann par le roi Guillaume de Prusse, le 14 juin 1869 dans l’atelier hanovrien du sculpteur Ernst von Bandel. Il s’atarde devant la tête impressionnante d’Arminius-Hermann. Le roi a fait un don de 2.000 thalers (monnaie d’argent germanique depuis Charles Quint) pour l’achèvement du Mémorial d’Hermann aux côtés d’autres princes et d’émigrés allemands vivant en Amérique.

Vue du spectacle de l’inauguration du Monument d’Hermann le 16 août 1875, à gauche la Tribune du Kaiser, à droite celle de l’orateur.

Le roi installé dans la tribune écoute un prêcheur luthérien qui se lance dans des discours enflammés sur la destinée de l’Allemagne. La foule achète des statuettes miniatures d’Hermann en plâtre ou en albâtre, bière et champagne arrosent la fête. Des figurants déguisés en Germains soldats d’Arminius accueillent le public !!

Cette statue n’est vraiement pas un chef d’œuvre mais elle répond à l’attente du public qui cherchait son héros wagnérien : moustache, casque ailé, épée victorieuse. L’image a fait le tour du monde des communautés allemandes jusqu’à une réplique de 10 m érigée à New Ulm dans le Minnesota ! (voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/New_Ulm#/media/Fichier:HermannHeightsMonument.jpg )

Quant au style de von Bandel, les critiques louent la « simplicité teutonique » de la figure plantée au milieu des bois et écoutant tous les jours les « chants de la forêt ».

La statue colossale d’Arminius – Hermann a son pendant français : la statue de Vercingétorix sur le Mont-Auxois, érigée le 27 août 1865, sorte de réponse à la statue d’Arminius dont on connaissait l’intention allemande et sa préparation (voir ici : https://journals.openedition.org/anabases/99?lang=de).

Le XIXe siècle, a vu émerger tout un courant de pensée anti -matérialiste opposant le paysage moderne du champ ouvert (openfield) et la forêt ancestrale, l’agriculture capitaliste et la nature sauvage. La forêt était vue comme le cœur de la culture populaire allemande et refuse son exploitation, en réalité sa disparition au profit des tristes « pays noirs » et des hauts fourneaux de la Rhur et de la Westphalie. Le paysage de bois en particulier de chênes était « ce qui faisait que l’Allemagne était l’Allemagne ». A tel point que cet attachement s’est exporté vers l’Italie, à Serpentina, près de Rome dans un paysage de montagnes et collines avec rochers et de bois de chênes.

Joseph Anton Koch (1768 – 1839), Paysage à Serpentera bei Olevano avec arc en ciel (1823-1824), Basel, Kunstmuseum

Jean-Baptiste-Camille Corot, Paysage à Serpentera-bei-Olevano, huile sur toile, 1827, huile sur toile, 33x47cm.

Des générations de peintres allemands avaient annexé ce paysage de la campagne romaine. Un petit bout d’Allemagne hors d’Allemagne. A la nouvelle d’une disparition programme de l’antique bois de chênes une mobilisation générale des artistes allemands a permis l’achat du terrain par le kaiser et sa préservation jusqu’à nos jours à titre de « propriété des artistes allemands » (aujourd’hui de l’Académie allemande de Rome). Un « kaiser eiche » a été planté en hommage au mécénat « écologique » de l’empereur.

En Allemagne même, tout un mouvement de retour à la forêt primitive a émergé dans les années 1870-1880 où des jeunes « Hermannskinder » organisaient des échappées à la Sigfried autour de feux de camp et de la vie rurale. Pas seulement des nationalistes de droite mais aussi des gens de gauche qui rejettaient le matérialisme bourgeois parmi lesquels le jeune Walter Benjamin ! Dans les années 1920, ce mouvement mue vers un nationalisme violent d’organisations paramilitaires au discours de haine et inspirées des chevaliers teutoniques.

L’idée de Tacite de pureté, d’absence de mélange, dans ces tribus germaniques vivant en autarcie et isolées du mone méditerranéen, n’était pas pour déplaire aux nazis. Une « race » pure aussi indigène que les plntes et les animaux dont l’instinct tribal ne fera que s’accentuer avec la défaite de 1918. La défense de l’écosystème sylvestre et du Heimat hérité d’un passé aussi mythique que lointain se confond désormais avec la défense de la pureté de la race. Toute une « landschaftologie » national-sosialiste envahit l’enseignement et la littérature. Jamais auparavant l’écologie n’avait autant guidé la politique d’un État. Cependant, nous sommes aux antipodes de l’autre exemple où la construction de l’État coïncide avec celle d’un espace temps des origines jusqu’à la fin des temps. C’est la nature sauvage américaine (Wilderness) aux accents de liberté mais aussi de crainte de Dieu (au prix d’un autre génocide, celui des Indiens indigènes).

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