La place du corps dans la représentation de la douleur.

La place du corps dans la représentation de la douleur.

 

Introduction

Disons d’emblée que le corps est par excellence le véhicule, à la fois le réceptacle et le moyen de représentation de la douleur dans les arts. Il pose les questions fondamentales, esthétiques et morales, de la visibilité (de la figurabilité devrait-on dire) de  l’expression et de la perception. Ces questions ont été posées dès l’antiquité et restent encore d’actualité comme le montrent les travaux de Susan Sontag (Devant la douleur des autres). Entre l’expression sublimée des saints martyrs et des figures nobles de l’antiquité et l’outrance grotesque des personnages mythologiques ou l’horreur des supplices subis, le corps est au cœur des problématiques que pose la douleur comme sujet de représentation dans les arts.

Parler du corps et de la douleur c’est faire un écart par rapport au canon esthétique qui domine la représentation de celui-ci depuis l’Antiquité. C’est montrer le corps non pas comme incarnation de la beauté idéale mais comme locus doloris lieu où s’inscrit, se rend visible la douleur qu’elle soit physique ou psychique. La question de la figurabilité de la douleur est posée depuis l’Antiquité (voilement – dévoilement de Timanthe) mais aussi incompatibilité avec l’idéal classique car douleur rime avec laideur.

Cependant, depuis le Moyen-Age le corps est devenu un des éléments essentiels de la figuration de la douleur à travers un certain nombre de signes hiérarchisés qui vont du mutisme total (saints martyrs) jusqu’à l’expression convulsive et aux sanglots. Le corps intervient dans les deux cas. Il faut rappeler que l’extériorisation d’une douleur psychique peut tout à fait s’exprimer dans le corps au même titre que la douleur corporelle : larmes, gestuelle, expression du visage.
Montrer le corps souffrant c’est soit manière transgresser cette tradition idéaliste au profit d’une présentation pathologique, tératologique, morbide ou pathétique pouvant provoquer chez le spectateur selon la finalité de l’oeuvre et le contexte émotion et compassion, dégoût ou horreur.

Le corps de douleur est placé entre le visible et l’invisible, le figurable et l’infigurable, la douleur physique ou psychique.  C’est par le corps que la douleur se rend visible. Il est le locus doloris par lequel se manifeste au regard la douleur dans sa réalité de la plus discrète à la plus emphatique des façons. Le visible consiste la plupart du temps à montrer les blessures corporelles ou psychiques telles qu’elles se manifestent dans le corps. Le fuyant, l’insaisissable même dans l’expression de la douleur, est ce qui nous échappe, le sens et le vécu de la souffrance.

Depuis le Moyen-Age le corps est un des éléments essentiels de la figuration de la douleur à travers un certain nombre de signes hiérarchisés qui vont du mutisme total (saints martyrs) jusqu’à l’expression convulsive et aux sanglots. Le corps intervient dans les deux cas. Il faut rappeler que l’extériorisation d’une douleur psychique peut tout à fait s’exprimer dans le corps au même titre que la douleur corporelle : larmes, gestuelle, expression du visage.
Montrer le corps souffrant c’est soit manière transgresser cette tradition idéaliste au profit d’une présentation pathologique, tératologique, morbide ou pathétique pouvant provoquer chez le spectateur selon la finalité de l’oeuvre et le contexte émotion et compassion, dégoût ou horreur.

Le corps de douleur est placé entre le visible et l’invisible, le figurable et l’infigurable, la douleur physique ou psychique.  C’est par le corps que la douleur se rend visible. Il est le locus doloris par lequel se manifeste au regard la douleur dans sa réalité de la plus discrète à la plus emphatique des façons. Le visible consiste la plupart du temps à montrer les blessures corporelles ou psychiques telles qu’elles se manifestent dans le corps. Le fuyant, l’insaisissable même dans l’expression de la douleur, est ce qui nous échappe, le sens et le vécu de la souffrance.

Si les dégâts causés au corps, les blessures se voient immédiatement : traumatisme, maladie, la douleur intérieure, mentale, le « mal être » sont plus difficiles à cerner même les signes corporels ne manquent pas.

Odilon Redon, le forçat, 1881pour figurer les proscrits de la Commune de 1871.

Poignante représentation du prisonnier, le corps réduit, replié, est l’incarnation même d’une douleur profonde, intériorisée, d’un désespoir très au-delà de la mélancolie.

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Giorgione, Double portrait, vers 1502, huile sur toile, 77×66 cm, Rome Museeo Nazionale di Palazzo Venezia.

Un exemple caractéristique d’extériorisation d’un sentiment par le corps, la mélancolie se traduit de deux manières le geste est le « gestus melancholicus » qui existe depuis l’antiquité et l’éclairage du tableau. La conscience du jeune homme, absorbé dans ses pensées, est repliée sur elle même
La mélancolie amoureuse est suggérée par l’aspect sombre de sa figure, notamment une partie du visage. La pomme, attribut de Vénus, que tient le jeune homme à sa main droite indique qu’il s’agit d’une rêverie amoureuse caractéristique des poètes.

Dans les deux cas la douleur peut être provoquée par un événement qui frappe depuis l’extérieur, le destin qui s’abat sur l’homme mais peut aussi surgit de l’intérieur, devient quelque chose de plus profond notamment face à la mort ou à un amour contrarié comme dans le tableau de Giorgione.

Le mal a un caractère inéluctable mais peut être aussi la douleur qu’on s’inflige à soi-même et ce du martyre jusqu’à l’oreille coupé de van Gogh et aux performances du body art contemporain.

Cette dialectique intérieur – extérieur, matérialité des blessures et de la souffrance physique face à cette part d’intériorité, d’expression et de sentiment de chacun qui nous dépasse s’applique au corps.

Le sujet demande de montrer une certaine diversité formelle et stylistique du corps souffrant (peinture, sculpture, arts graphiques), en menant la réflexion autour de quelques enjeux :

– enjeu théorique : la représentation du corps douloureux selon des règles esthétiques, la théorie artistique à partir du XVIIe. Mais les règles existaient déjà au Moyen Age. Mais explorer aussi les « écarts » des cette représentation.

– un enjeu sémiologique : en  effet par quelles manifestations le corps exprime la douleur dans les oeuvres, comment l’artiste distribue dans le corps les mimiques et les gestes en fonction du statut des personnages représentés mais aussi de la destination des images.

Autre distinction qui s’imprime différemment dans le corps : douleur corporelle (censée être éphémère) – douleur morale (souffrance durable).

L’art manipule la réalité de la souffrance, la rend spectaculaire à travers la figuration, la représentation : le tragique, le pathétique, l’horrible. L’image de la douleur physique infligée au corps peut parfois muter en farce (gravures scènes de genre comme l’extraction dentaire de Lucas de Leyde ) :

« comédie » larmoyante

Jacques Louis David, Mort de Joseph Bara, 1794, 118×155 cm, huile sur toile, Musée Calvet Avignon.

ou en représentation outrancière voire grotesque

Détail de la Lamentation de Niccolo dell’Arca, entre 1463 et 1490, terra cota, église Santa Maria della Vita, Bologne.

Dirck Van Baburen, Apollon et Marsyas, vers 1623, huile sur toile 192 x 160 cm coll privée ou celui de Ribera.

Trois types de représentations du corps en rapport avec la douleur.

Le corps en tant que tel supplicié, découpé, ouvert. On sait combien l’anatomie a bouleversé le rapport au corps souffrant et par là même le « réalisme » de certaines représentations.

Le corps des cadavres, des squelettes associé à une esthétique morbide  parfois au service de la dévotion (reliques, martyres, guerres, massacres).

Enfin le corps encadré (Michel Foucault), instrumentalisé par les institutions : au service de la médecine, au service du religieux ou encore du politique (péché, mortifications, sanctions judiciaires). C’est dans Surveiller et punir (1975) que l’auteur revient sur les nombreuses articulations qui existent entre le pouvoir et ce corps fondamentalement souffrant et pathétique. Michel Foucault insiste sur le passage du corps du condamné, châtié, broyé, sur lequel est exercée une violence directe, au nouveau corps dressé, redressé, mesuré et pleinement utilisé.

La douleur peut être provoquée par la violence subie sur son corps (torture, supplice, châtiment, guerre, massacres, assassinats, voire le cannibalisme)  ou par la maladie mais elle peut aussi être infligée à son propre corps : pénitence, martyre, autoflagellation, mortification.

Parmi les images les plus terribles, les mutilations : gravures des Désastres de Goya et scènes de cannibalisme de Goya également mais aussi de Géricault études du Radeau de la Méduse,  fragments anatomiques de ce dernier, mais aussi les scarifications et automutilations des performances contemporaines (actionnisme viennois avec Hermann Nitsch, le photographe David Nebreda…).

Francisco de Goya, Cannibales préparant leurs victimes, vers 1800-1808, huile sur bois. Musée des Beaux Arts de Besançon.

Goya, Cannibales contemplant des restes humains, 1800-1805, huile sur toile, 33x45cm, MBA de Besançon.

L’image du corps verse ici dans l’horreur et le sublime dans une veine romantique noire poussée ici à l’extrême.

Dans une veine plus « documentaire » Géricault dessine une étude préparatoire, la seule à montrer un scène de Cannibalisme parmi celles qui préparent la Méduse.

Crayon noir, lavis d’encre brune, gouache blanche en rehauts et en lavis sur papier beige. 28 x 28 cm. 

Nulle trace ici de voile à l’horizon, le dessin s’apparente aux ouvres noires de Goya. 

Ces hommes et femmes de douleur modernes que Paul Ardenne appelle « Un moderne Schmerzenmensch ») ch. 2 de son ouvrage L’image corps, figures de l’humain au XXe siècle.
Autre référence (CDI) : Guy Denis Les peintres de l’agonie (nouveaux peintres français de la douleur) voir exposé d’Anna Magnien (K-Chartes 2015-2016)

Le travail d’Anna (K-Chartes) :

Le diaporama : https://drive.google.com/open?id=0ByMLcNsCNGb5Q21aM2YzeUxSdEE

Le texte : https://drive.google.com/file/d/0ByMLcNsCNGb5c1FDTTMzZDhMXzQ/view?usp=sharing

Autre distinction d’ordre chronologique à la fois et thématique.

La représentation du corps souffrant implique enfin un regard extérieur porté sur son image. Il s’agit de s’interroger sur les problèmes de perception, sur la fonction, la finalité de la représentation.

Si la douleur frappe de stupeur celui qui regarde, surtout si elle est forte, violente, elle peut aussi révéler une part de soi-même, une part supérieure, spirituelle (saints martyrs) ou esthétique (Laocoon et ses enjeux, beauté et douleur) .

Cela implique d’apprendre à lire les signes, à rechercher le sens grâce à l’oeuvre d’art qui arrive à le dévoiler, à l’interroger. A l’immédiateté de la sensation de la douleur elle oppose le temps de la contemplation et celui du récit dans lequel elle s’inscrit (Passion du Christ) ou encore celui de l’histoire donc du rapport société – corps souffrant. L’image du corps permet donc de voir l’invisible, d’aller au-delà d’elle même. Elle met de la beauté même dans le terrible.

Christ lépreux en croix de Brioude, XVe siècle, bois polychrome, Brioude (Haute-Loire, Auvergne), sacristie de la chapelle de l’ho?pital.

Détail :

Le Christ porte ici la double souffrance, celle du supplice pour la Rédemption de tous les hommes, celle de la maladie pour le consolation et l’espérance des lépreux. Rarement un Christ en croix avait atteint une telle expressivité en particulier dans le regard.

I. L’héritage antique pose un jalon essentiel dans la représentation du corps souffrant.

Winckelmann dans ses Réflexions sur l’imitation des oeuvres grecques dans la peinture et la sculpture (1755) rejetait étrangement la possibilité d’existence de maladies vénériennes durant l’Antiquité. La perfection des corps dans la statuaire grecque rendait impossible toute difformité dans l’imaginaire du néo-classicisme chez son grand penseur.
Mais la sculpture hellénistique (IIIe – Ier siècle av. JC)  offre quelques archétypes qui ont longtemps servi  de modèles et de base de réflexion théorique, dont bien sûr le Laocoon,

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Laocoon et ses fils, également connu comme le Groupe du Laocoon. Marbre, (8 blocs.), 2,42 m de hauteur et 1,60 de largeur. Copie d’un original hellénistique de 200 av. J.-C. environ.  Vers 40 av. J.-C., Provenance : thermes de Trajan, en début d’année 1507. Musée Pio-Clementino, Vatican.

mais aussi Sénèque mourant :

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Vieux Pêcheur du Vatican-Louvre, dit également « Sénèque mourant ». Statue : marbre noir et albâtre, bassin (moderne), copie romaine du IIe siècle ap. J.-C. D’après un original hellénistique. Provient de la collection Borghèse (Rome).

Il s’agit sans doute de l’image d’un pêcheur, un type statuaire créé à l’époque hellénistique. Abondamment restaurée et placée dans une vasque à la surface rouge sang, elle fut identifiée à Sénèque, le précepteur de Néron, contraint au suicide. La statue eut une renommée considérable : Rubens en fit le sujet de La Mort de Sénèque (Munich, Alte Pinakoteck). Mais les auteurs antiques ne voient pas une expression de douleur mais plutôt un corps usé.

C’est un homme souffrant qui est représenté comme en témoigne le langage du corps qui attire l’attention sur sa souffrance avec les yeux dirigés vers le ciel dans un mouvement d’imploration et le bras droit élevé comme pour supplier ou pour prendre à témoin.

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Pierre Paul Rubens (1577–1640), La Mort de Sénèque, 1612-13, huile sur panneau, 185 × 154,7 cm, Alte Pinakothek Link back to Museum.

Le peintre raconte la scène en représentant un homme qui lui tranche les veines du bras gauche et un disciple à ses côtés qui recueille les dernières paroles du maître en commençant à écrire le mot VIR[TUS], qui se lit comme uir, le héros.

Dans la fresque de Delacroix le corps s’exprime différemment.

Eugène Delacroix, Sénèque se fait ouvrir les veines (1847). Fresque du plafond de la Bibliothèque de l’Assemblée Nationale.

« Sénèque se fait ouvrir les veines. Il est debout et soutenu par ses serviteurs et ses amis éplorés. Ses jambes sont jusqu’à moitié dans une cuve de porphyre. Son sang coule et la vie va l’abandonner. Deux centurions, porteurs de l’ordre fatal, assistent aux derniers moments de l’illustre stoïcien » (Journal d’époque).

Ici la sensation de douleur est atténuée par rapport à la sculpture. Le personnage ne lève plus le bras droit en signe d’imploration et les yeux sont beaucoup moins nettement dirigés vers le ciel ; le peintre, par la mise en scène avec la présence de personnages qui tranchent les veines du philosophe et par la modification du geste du bras et du mouvement des yeux, insiste sur la force de la volonté du stoïcien. Ici le peintre insiste sur la grandeur d’âme qui fait supporter stoïquement la douleur.

Pour résumer d’un mot la tradition iconographique du Sénèque mourant, la douleur physique est perçue sur un mode tragique : le philosophe est vieux et il inspire la pitié, mais en même temps il donne l’exemple de la résistance à la tyrannie et sa mort volontaire est l’exemplum virtutis.

Même si aujourd’hui l’identification a Sénèque est remise en cause, cette statue a eu une influence considérable du XVIe au XIXe siècle. La couleur noire du corps, le pourpre de la vasque identité au sang coulant des veines du philosophe, l’expression pathétique qui a été rapprochée d’un buste romain conservé à Naples :

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Pseudo-Sénèque, bronze romain, provient de la villa des papyrus à Herculanum, Musée archéologique national de Naples.

L’autre oeuvre majeure de l’antiquité sur le thème de la douleur est le Laocoon.

Voici le témoignage d’un voyageur allemand. (cf. aussi Néo-classicisme)

Le voyageur allemand Friedrich Meyer, qui voit ainsi le groupe en 1783 raconte :

 « La nuit qui précéda mon départ de Rome, je visitai la collection d’antiques du Vatican, le flambeau à la main, en compagnie d’artistes allemands nombreux et remarquables, peintres, sculpteurs, architectes; ce fut la fête d’adieu que je voulus leur donner et me donner à moi – même. […] éclairé par la lumière mouvante de nos flambeaux, le marbre semblait s’animer. […] Près de l’Apollon se trouve le groupe du Laocoon, frappé d’une terrible douleur, et de ses fils […]. C’est quand on voit ce groupe à la lumière des flambeaux que l’illusion de la vie est la plus parfaite. Tous les muscles contractés par la douleur et l’effort de résistance semblent se mouvoir, les veines paraissent se gonfler davantage quand on déplace lentement les flambeaux ; l’expression de l’agonie devient terrible (= sublime ?), l’ultime gémissement semble prêt à s’échapper des lèvres entr’ouvertes de l’infortuné. Il n’est rien de plus émouvant, de plus effrayant pour l’imagination que de contempler cet homme de douleur dans le silence de la nuit. On détourne les yeux de cette œuvre qui représente une souffrance inhumaine, dont le modèle ne se trouva jamais dans la nature et n’exista que dans la pensée de l’artiste ou les fables de la mythologie. »

La douleur de Laocoon est bien physique, mais elle est surtout morale : Laocoon est aveuglé alors même que ses fils succombaient. Une version de la légende qui a été reprise par Quintus de Smyrne et remonte à l’époque hellénistique, rapporte en effet que le prêtre troyen, voulant empêcher l’entrée du cheval de Troie dans l’enceinte des murailles de sa ville, fut aveuglé par une crise de glaucome mais qu’il continua à proférer des avertissements après l’entrée du cheval ; alors deux serpents suscités par Athéna étouffèrent ses fils avant de disparaître sous terre dans le sanctuaire d’Apollon.

D’autres figures de douleur ont été léguées par l’Antiquité comme Niobé

le Groupe de Niobè aujourd’hui aux Offices.

Niobè, (fille de Tantale), et sa fille rescapée de la mort infligée par les dieux à ses enfants qu’elle prétendait être plus beaux que ceux de Léto, Apollon et Artémis.

J.L. David a traité le sujet avec d’autres peintres (voir ici) mais elle a pu servir également comme modèle pour le Massacre des Innocents.

Mais comment définir le corps de douleur ? 

Faut-il l’inclure p. ex. inclure le visage comme partie prenante du corps ou faut-il plutôt le considérer comme une image de l’âme, donc comme un élément d’élévation, du psychisme  et du sentiment (cf. débats sur la sensation de la douleur chez les guillotinés) alors que le corps serait du côté de la chair, du trivial notamment dans le supplice et le martyre ? Le choix doit être explicité et justifié.

Le visage est depuis l’antiquité le miroir par excellence des passions et des affects. Mais,dès cette époque, la figuration de la douleur est soumise à des limites qui deviennent au XVIIe celles de la convenance et de la  bienséance.  Ce n’est pas tant montrer la douleur qui pose problème c’est plutôt qui souffre et comment le montrer en fonction de son rang?

L’exemple du Tireur d’épines (le célèbre Spinario) est édifiant à cet égard

https://pallas.revues.org/docannexe/image/2514/img-5-small580.png

Satyre auquel un Panisque retire une épine du pied, détail du visage. Paris, Musée du Louvre, MR 193, n° usuel Ma 320.

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Le Tireur d’épine. Bronze, art grec du Ier siècle av. J.-C., ? . 73 cm? d’après des modèles classiques et hellénistiques. Conservé actuellement au Musée du Capitole à Rome, en Italie.

Alors que l’expression du visage de Pan est bien celle de la souffrance physique : le front plissé de rides, la bouche entrouverte, les yeux mi-clos l’expriment cette fois-ci sans ambiguïté. L’exagération de la souffrance physique répond évidemment à une intention parodique: le groupe fait écho, sur le mode parodique, au Tireur d’épine en animant jusqu’à la caricature son visage si impassible.

Comme pour le satyre Marsyas ou le Galate mourant, c’est le sauvage, le barbare qui peut exprimer la douleur de manière figurée, voire exagérée, mais pas une figure grecque classique.

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Galate mourant, copie romaine d’après un original grec du Ier siècle av. JC. Marbre, 180x93x89 cm, Musées capitolins, Rome.

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Marsyas suspendu. Sculpture romaine du Ier-IIe siècle. Marbre, H. 2,56 m. Louvre, collection Borghèse.

 

 

 

III. Le corps spirituel et le corps supplicié, avili du christianisme (Moyen – Age)

Si la douleur des saints est très largement sublimée, le corps des Damnés dans l’image du Jugement dernier est par excellence un  locus doloris auquel les fidèles peuvent s’identifier. Le corps ici est le lieu des souffrances éternelles, le lieu de la Rédemption.

Par moi l’on va dans la cité des pleurs ;
Par moi l’on va dans l’éternelle douleur ;
(…) moi je dure éternellement :
Vous qui entrez, laissez toute espérance ! (Dante, Divine Comédie, début du Chant III de l’Enfer)

Sur l’Enfer voir :

Iconographie de la douleur, généralités (2).

Armâne Magnier, Représentations de la douleur dans l’Enfer de Dante

Il faudrait préciser que selon la doctrine chrétienne, ce n’est pas le corps qui souffre en Enfer, « (…) jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière(…) », Gn 3, 19,  mais l’âme des pécheurs car trop loin de l’amour et de la lumière divines. Cette douleur psychique éternelle est cependant transfigurée par des corps de douleur des Damnés  livrés aux pires atrocités dont beaucoup correspondent à de véritables supplices infligés aux criminels, aux sorcières ou aux hérétiques.

Le corps du Christ : réceptacle de la douleur jusqu’à l’outrance.

Œuvre d’accroche  Le Christ de Wroclaw :

Crucifix provenant de l’église Corpus Christi  Wroc?aw, vers 1350, bois polychrome, 177 x 131 x 44 cm. Varsovie, National Museum.

« (…) Il n’avait ni beauté, ni éclat pour attirer nos regards, (…) Méprisé et abandonné des hommes, Homme de douleur et habitué à la souffrance, Semblable à celui dont on détourne le visage, Nous l’avons dédaigné.… », 2-3.

La noblesse de la figure sainte (Christ ou martyrs) contraste avec la représentation des bourreaux et éventuellement de l’assistance (la populace) caractérisés par la laideur.

Lluis Borrassa (peintre catalan) La Flagellation du Christ 1er quart du XVe, tempera sur bois, 84×61 cm, Musée Goya de Castres.

Ici, l’humiliation de la chair qui précède sa mise à mort et la résurrection, passe étrangement par des allusions sexuelles, les deux fouets des bourreaux s’apparentent à des verges en activité. Le sacré et le profane (vulgaire, caricatural, grotesque) s’affrontent, la chair du martyre s’oppose à celle du péché.

(jusqu’au XVIe même si les siècles suivants sont concernés aussi)

Au M-A le corps de douleur est à la fois sanctifié transfiguré (martyrs ne ressentant pas la souffrance) mais aussi méprisé en tant que lieu du péché donc de la Rédemption par le supplice ou les auto-flagellations, les mortifications ces tentatives violentes de purification.

Mais  c’est aussi un corps sacrifié et vénéré notamment grâce aux reliques aux restes humains des saints. La représentation du dolorisme médiéval, qu’il soit profane (L’Enfer) ou sacré (martyre des saints, Passion du Christ) repose pour l’essentiel sur une iconographie codifiée héritée de l’art byzantin. Elle est en grande partie marqué par la violence du martyre (cependant « exquis » car offrant la béatitude) le saint héroïsé devenant un exemplum virtutis.

La représentation du corps souffrant en art débute justement par l’iconographie chrétienne et ses nombreuses illustrations du Schmerzenmensch (l’homme de douleur), terme utilisé vers la fin du M-A pour définir les représentations du Christ crucifié ou du Christ en buste montrant ses plaies (imago pietatis). L’homme de douleur (vir doloris) est un prélude à la représentation du corps souffrant car, au fil des siècles, les artistes du XXe siècle vont se détacher des représentations du Christ pour montrer leur propre corps et leurs propres souffrances.

Au coeur de l’imagerie du corps souffrant au Moyen-Age, « l’imago piétatis », l’image de dévotion et en particulier le Christ de douleur ou homme de douleur. l’iconographie de «l’Homme de douleur» fut le commencement d’une représentation sans fin du corps souffrant jusqu’à l’apparition d’un moderne Schmerzenmensch. Nous pourrons par exemple mettre en parallèle avec la Crucifixion du Retable d’Issenheim avec certains autoportraits du photographe David Nebreda, ou bien encore les performances des actionnistes viennois.

A partir du XIIIe siècle, s’impose progressivement une forme de « portrait », qu’on appelait « l’imago pietatis » ressemblant aux icônes byzantines  déconnectés de tout récit factuel et appelant une forme particulière de piété qui intègre les laïcs en transformant le face à  face avec le figure sacrée en expérience sensorielle dévotionnelle (donc individuelle). Hans Belting, dans L’image et son public au Moyen-Age (ici), a montré comment l’iconographie s’est adaptée à partir du XIIIe siècle à ces nouvelles formes de religiosité en remplaçant l’image (narrative) de la Crucifixion par l’ »imago pietatis » du Christ de douleur entouré de la Vierge et de Saint Jean comme le montre le modèle final de la fresque de Masolino :

Masolino da Panicale (1383–1440) Pietà, 1424, fresque, 280 x 118 cm, Museo Diocesano, Empoli.

Ce « type » d’image de « dévotion », l’ »imago pietatis » est justement le produit de la fusion entre l’image narrative, caractérisée par le mouvement, une certaine agitation, et le portrait iconique hiératique et immobile.

La représentation de l’homme de douleur est une innovation iconographique car elle ne repose sur aucun texte sacré même si elle est très précise. C’est la dévotion de la messe de Saint Grégoire (VIe siècle) vouée à des images miraculeuses qui est à l’origine. C’est l’émergence d’une dévotion privée, essentiellement féminine, explique son succès à la fin du Moyen Age. D’abord dans des Livres d’Heures destinés à l’élite sociale, l’image se diffuse dans les milieux populaires. C’est la représentation qui est à l’origine la dévotion.

Pietro Lorenzetti Homme de douleur 1340-45, tempera sur bois 35x26cm, Altenburg.
 
Le rôle de l’imago pietatis (image de dévotion) se diffuse à partir du début du XIVe avec l’apparition d’une innovation iconographique dans le dolorisme qui ne repose sur aucun texte mais plutôt sur une tradition liturgique.

la Déploration ou les Pietà dans la sculpture française mettent en scène une Vierge Marie toute en retenue, image qui sera codifiée par la suite au XVIIe au nom de la dignité.

Maître de Chaource, Mise au tombeau, 1515-1520, crypte de l’église Saint-Jean-Baptiste de Chaource.

Maître de Chaource, Mise au tombeau, Détail, le visage de la Vierge.

Germain Pilon, La Vierge de Douleur, (1586), marbre, Église Saint Paul-Saint-Louis. Paris.

Enveloppée dans un extraordinaire drapé maniériste, cette Mater Dolorosa étonne par la gravité inexpressive du visage. Le corps du Christ est absent, cependant les plis du drapé et la direction du regard donnent bel et bien l’impression que le corps est là. La douleur est ici totalement intériorisée mais l’incroyable richesse des plis du drapé semble l’extérioriser de manière métaphorique.

-La douleur et le sacré peuvent a priori sembler opposées.

Le sacré est associé à Dieu, à l’immatériel, à l’âme immortelle des saints. Dans les les oeuvres d’art, il est honoré par leur beauté conformément à leur fonction anagogique qui consiste à « rendre gloire à Dieu ». D’un ordre supérieur, spirituel, il ne peut que s’opposer à la douleur qui relève de la vie terrestre, du corps violenté ou malade, voire du péché. C’est pourquoi, et jusqu’à l’émergence d’une science médicale rationnelle à partir du XVIIe siècle (déjà en gestation au XVIe siècle avec les anatomistes), le corps ne pouvait accéder à la vertu qu’en passant par la douleur.

Cette ambivalence se retrouve à l’intérieur même de monde sacré dans la mesure où les saints martyrs, grâce au miracle de l’intervention divine, semblent ignorer la douleur corporelle et se placent au-dessus, en dehors, de leur corps dans une sorte de béatitude extatique, alors que le Christ la subit et la ressent comme preuve de son humanité. (les exemples de martyrs sont très nombreux (: une collection d’oeuvres représentant Saint Sébastien ici). Cette attitude des martyrs contraste avec les pires supplices montrés de manière crue, jusqu’à l’insupportable. C’est le cas dans les fresques de Santo Stefano Rotondo (XVIe), haut lieu de la martyrologie en Italie.

Santo Srefano Rotondo, Rome,

Les murs de l’église sont décorés de nombreuses fresques, notamment celles de Niccolò Circignani (Niccolò Pomarancio) et Antonio Tempesta représentant 34 scènes de proto-martyrs, commandées par Grégoire XIII, au XVIe siècle, les unes plus atroces que les autres.

Martyre de Sainte Agathe.

Mutilation de Saint-Jean Damasce?ne.

Toutes les peintures comportent une inscription relatant la scène représentée, avec le nom de l’empereur qui a ordonné l’exécution, ainsi que des citations de la Bible. Les peintures sont morbides, et les représentations très naturalistes des tortures et exécutions (bouillis, écartelés, concassés, etc.) ne peuvent qu’inspirer l’horreur. Mais rien de tout cela n’altère l’expression du visage des saints martyrs d’une quiétude absolue, apparaissant souvent indifférents, voire endormis.

???. Avec la sécularisation du corps à partir du XVIe, les corps souffrants se voient chargés d’enjeux esthétiques et théoriques.

Avec l’émergence de l‘anatomie donc de discours et de représentations scientifiques on voit se développer une véritable curiosité, voire une fascination, pour le corps ouvert qui permet de voir ce qui ne devait pas être vu (interdit de l’Eglise).
https://goo.gl/photos/dmVUcrWBRv1tW8Mr7

Frontispice de Crispin de Passe, 1629, Les oeuvres anatomiques de Mr Jean Riolant.

Il pratiquait des dissections post mortem. Sur le frontispice on le voit montrer les entrailles du cadavre de manière froide « scientifique ». Baudelaire remarquait qu’au service de l’anatomie, la Mort elle même promettait encore bien des tourments  aux « Forçats arrachés au charnier ».

Cette vision anatomique du corps trouve des échos dans l’iconographie religieuse :

Agnolo Bronzino, Saint-Barthélemy, 1556, huile sur panneau. Galleria dell’Accademia Nazionale di San Luca, Rome.

Matteo di Giovanni Saint Barthelemy entre1480 détrempe sur bois, 80 x 48cm, 1480 Musée des Beaux Arts, Budapest Hongrie.

Pensons aussi au Saint Barthélémy de Michel-Ange (possible autoportrait de l’artiste).

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/0/0d/St_Bartholomew_from_The_Last_Judgement.jpg/524px-St_Bartholomew_from_The_Last_Judgement.jpg?uselang=fr

Michel-Ange, Saint Barthélémy, Jugement dernier, détail,   1536-1541, fresque, Chapelle Sixtine

mais aussi des échos contemporains dans l’exposition scientifique et « esthétique » Our body (2009) :

Des enjeux théoriques : douleur, corps et hiérarchie des genres, bienséance – convenance .

Au XVIIe et XVIIIe siècle, une véritable rhétorique corporelle de la douleur se met en place.

L’éloquence comme qualité indispensable de l’oeuvre (celle qui permet la reconnaissance du du sujet et l’identification des des différents personnages de la scène) impose des codes visuels par lesquels le corps montre la douleur.

-La gestuelle dolante doit beaucoup au modèle antique par exemple sur les scènes décorant les sarcophages avec les pleureuses et les personnages exprimant les différents états psychiques : désespoir, lamentation, supplication, abattement.

A partir du XVIIe et sous l’influence du modèle antique les amateurs d’art exigeaient une lisibilité des expressions et des gestes corporels ce qui amena les artistes à s’exercer en multipliant les études afin de faire preuve d’habileté, de maîtrise. Le spectateur devait identifier aisément la douleur afin d’être réceptif au message. Émouvoir, moraliser, instruire, convaincre autant de fonctions de l’image que la rhétorique corporelle devait inventer. (cf. oeuvres de la thèse de Barbara Stentz :

https://goo.gl/photos/HA3UpuDBz9cyG688A

En parcourant ce corpus on réalise l’évolution entre les premières têtes d’expression de Charles  Le Brun, un peu stéréotypés, et les études réalisées au XVIIIe par des artistes comme Greuze ou David associant certes les mimiques doloristes du visage (et encore avec une certaine retenue) à l’éloquence du corps dans sa globalité par une gestuelle et des attitudes d’une grande force théâtrale.

Une application ici :

http://www.metmuseum.org/toah/works-of-art/2002.468/

Ces attitudes correspondent également à des personnages précis de tragédies (p. ex. Andromaque de Racine,) ou de récits mythologiques (Niobè, Achille pleurant Patrocle). Certaines statues connues des collectionneurs d’antiques comme le Galate mourant, Sénèque mourant, le Laocoon, Achille blessé, mais aussi la grande variété de figures antiques du deuil ou de la mélancolie que les peintres néo-classiques introduisent dans le sujet d’Histoire (Hécube, Andromaque,

Jean-Baptiste Giraud (Aix-en-Provence 1752-1830, Bouleaux), Achille blessé, étude en plâtre, 55 x 80 x 39 cm. Coll. privée.

Mais la représentation du corps (et du visage) souffrant devient très vite objet de débats académiques mais aussi un enjeu plus fondamental de la commande notamment autour de la tradition de sa visibilité ou pas. (cf. « Affaire » du Laocoon en Allemagne).

En effet, faut-il montrer ou voiler la douleur exprimée dans le visage ? 

Sur ce point, la réponse fut donnée par les académiciens  comme Coypel : oui la douleur doit être montrée mais avec justesse et beauté (et là l’antiquité nourrit le répertoire avec des types). Dès lors le visage concentre dans un premier temps l’expression de la douleur mais progressivement le corps dans son ensemble devient le moyen de son expressivité. (Diderot). On voici la sécularisation d’ordre esthétique de l’idéalisation du corps souffrant après des siècles d’iconographie du martyre.

Cependant, à partir de la fin du XVIIIe le spectacle de la douleur est de plus en plus violent au fur et à mesure que le siècle avance : traitement sensible allant jusqu’au sublime souvent à finalité moralisatrice.

Une distinction s’opère ainsi, les épanchements féminins s’opposant à la retenue et la force masculine idéalisées. Vers la fin du XVIIIe, avec le romantisme naissant et les « romans gothiques » la douleur devient omniprésente. mais malgré cette prédominance du sentiment, certaines oeuvres témoignent de l’ambivalence classique : montrer ou occulter, voire parodier la douleur.

– Félibien codifie la hiérarchie des genres au XVIIe et également la douleur : noble, vulgaire, basse. selon le sujet (histoire ou genre), l’âge, le rang social ou le sexe.

Félibien, en 1672 :

« Car il est certain que la colère parait autrement exprimée sur le visage d’un honnête homme, que sur celui d’un paysan ; qu’une Reine s’afflige d’une autre manière qu’une villageoise ; & que dans les mouvements du corps, aussi bien que dans ceux de l’esprit des personnes qu’on peint, il doit y avoir la différence ». Et d’expliquer que si Poussin avait dû peindre une paysanne à la place de la femme de Germanicus, « il l’auroit peinte dans une posture plus désespérée, parce que le simple peuple, qui ne prévoit jamais les maux, s’abandonne au désespoir quand ils arrivent ; mais la douleur des personnes de condition & d’esprit, n’est jamais accompagnée de messéance et de trop d’emportement ».

Entretiens et Vies d’artistes.

Mort de Germanicus par Poussin, 1627, peint pour le cardinal berberini à Rome, 147 x 200 cm Minneapolis

 Selon les conventions de la peinture d’histoire classique, le tableau est censé mettre en scène le discours de Germanicus tel que l’imagine Tacite au livre II des Annales. Mais il semble que le discours soit ici terminé. Poussin a choisi le moment où Germanicus vient d’expirer, empoisonné par Pison et Plancine.

Il peint les réactions diverses de l’assistance après l’événement. Au premier plan à droite, Agrippine, son épouse, est entourée de ses enfants et se voile le visage en signe de désespoir, selon un geste dont la tradition iconographique remonte à l’Agamemnon de Timanthe, se voilant la face devant le sacrifice d’Iphigénie sa fille.

A gauche, les soldats de Germanicus sont partagés entre la tristesse à gauche et la révolte à droite : au centre, l’un d’eux lève le bras droit, attestant les dieux que son général sera vengé.

La douleur est plus moins valorisée esthétiquement et socialement suivant qu’elle renvoyait à un état douloureux durable ou éphémère.
Les signes physiques du corps souffrant, expressions, gestes, étaient supposés extérioriser avec vérité, et efficacité ou également avec modération le sentiment de douleur.

une douleur noble (corps noble, saint martyr, héros, scène d’histoire voir cours sur l’iconographie) ce qui ne signifie pas forcément une représentation idéalisée.
L’archétype
de la douleur noble est bien sûr le Christ de la Passion et plus généralement celle qu’on maîtrise. La « grandeur d’âme » néo-classique s’exprime par la capacité à endurer stoïquement la douleur psychique ou physique. Tout le débat sur le cri du Laocoon au XVIIIe entre Winckelmann et Lessing porte sur cette question

 

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/a/a9/Pietro_Perugino_040.jpg/552px-Pietro_Perugino_040.jpg

Le Pérugin (1448–1523), Crucifixion, vers 1482, Tempera  sur bois, 101 × 56 cm, National Gallery of Art, Washington.

Ici le corps est complètement idéalisé, lisse et n’exprime pratiquement aucune douleur.

Mais le corps supplicié du Christ peut également être montré sans aucune idéalisation, de manière quasi documentaire : (Mantegna ou encore plus Holbein le jeune (1521, Bâle)  et Grünewald (retable d’Issenheim). le « type » de la Lamentation du Christ mort évolue en se focalisant soit sur le Pietà (Vierge et Christ mort) et sur le corps du Christ mort seul dans une variante du transi et du memento mori.

Holbein Hans (1497-1543),  Christ mort, 1521-22, huile sur bois, 200 x 30,5 cm, Kunstmuseum, Öffentliche Kunstammlung, Bâle.

Le sujet sera repris par Philippe de Champaigne avec un corps plus idéalisé cependant dans le tableau du Louvre :

Philippe de Champaigne Le Christ mort couché sur son linceul. Peint avant 1654, date à laquelle le tableau fut gravé par Nicolas de Plattemontagne. Huile sur toile 197 x 68 cm, Louvre.

C’est la douleur héroïque ou idéalisée (l’exemplum virtutis souvent associé à une mort glorieuse), celle des saints martyrs ou des souffrances de la passion du Christ. L’idéalisation passe ici soit par le caractère académique de la représentation du corps et la quiétude exprimée sur le visage en dépit des terribles supplices infligés au corps soit par le recours au modèle antique.

Charles Le Brun (1619-90) La Mort de Caton d’Utique (1646) huile sur toile, MBA d’Arras.

Le sujet est emprunté aux dernières pages de la Vie de Caton d’Utique de Plutarque. Il était un adversaire de Jules César et allié de Pompée. La mort de ce dernier et la défaite de la République l’ont fait choisir de se donner la mort. Avant de se jeter sur son épée il relut Phédon de Platon, dialogue sur l’immortalité de l’âme où sont retracés les derniers instants de la vie de Socrate. Devant le corps ensanglanté, on voit le livre de Platon ouvert comme est d’ailleurs ouvert le ventre de Caton mais celui-ci il est presque impossible à distinguer (voilement – dévoilement) ?

Exemplum stoïcien, le Caton de Charles Le Brun est marqué par les caravagesques, dont Le Guerchin qui a traité plusieurs fois le sujet (voir dessin ci).

L’effet dramatique y est poussé au paroxysme : cadrage serré sur la figure du héros, les deux figurants sont rejetés dans l’ombre. Un violent raccourci du bras gauche au point fermé, désordre des draps et du livre tachés de sang, le cadavre livide et la physionomie grimaçante se détachant sur fond pourpre des rideaux la composition est centré sur le pathos sans aucun recul par rapport à l’événement. Au lieu de retenir la belle mort de Plutarque il met en scène l’horreur du suicide. Cela n’empêche pas de caricaturer l’expression du visage, la laideur de celui-ci contraste avec le corps idéalisé (conformité avec le modèle du Laocoon ?).

Nicolas Poussin n’a pas traité ce sujet mais il l’a croqué  dans un dessin poignant (sort de « note de lecture »  et d’un réalisme extrêmement violent) :

Nicolas Poussin, Le Suicide du jeune Caton, 1638, 96 x 149 cm Royal Library Windsor Castle.

Pietro Testa La mort de Caton d’Utique 1617-1650 eau forte, 28x41cm.
 
Pietro Testa choisit de mettre en scène un corps athlétique entouré de personnages dans un ambiance dramatique avec pleurants tandis qu’une légende glorifie la mémoire pour l’éternité à la quelle il aura droit.

Comparons le supplice de la décollation que subissent des saints martyrs Jean Baptiste, Saint Paul, Saint Denis, Sainte Catherine ou encore Saint Jacques et quelques autres (voir ici), mais aussi des personnages bibliques incarnant le mal : Holopherne ou Goliath. La représentation de la douleur diffère dans l’échelle de son expression, voire dans la volonté de montrer l’atrocité du supplice ou, au contraire, de le suggérer.

Le cas de Sainte Catherine d’Alexandrie est un des plus édifiants, les artistes ayant appliqué toute la gradation dans le domaine.

Albrecht Altdorfer (1480–1538) Décapitation de Sainte Catherine d’Alexandrie, 1505-1510, huile sur 57 × 36.5 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne.
Remarquer le costume bariolé du bourreau et devant la sainte un cadavre, peut-être d’un des philosophes païens défaits dans ses disputes et tués par l’empereur.

Ici l’artiste allemand saisit l’instant qui précède la décapitation comme l’a fait également Dürer dans sa gravure. Au fidèle le travail d’imagination de la suite de cette scène de martyre. Même choix du Guercin dans une veine baroque, le bourreau au corps assez dénudé se prépare à saisir la tête de Catherine par les cheveux.

Guercino (1591–1666), Martyre de Sainte Catherine, 1653, huile sur toile, 222.5 x 159 cm, Ermitage, Saint Pétersbourg.

En revanche, Luca Signorelli montre le corps décapité et le sang qui jaillit du cou (à la place du lait dont parle Jacques de Voragine dans la vie légendaire de la sainte.

Mais le martyre peut être suggéré de plusieurs façons en focalisant l’attention sur le cou dans le cas de « portraits » de la sainte :

Ici en traçant une fente dont partent des coulures de sang et en lui faisant poser sa main sur la roue au premier plan, l’artiste évoque le double martyre de la sainte.

Bernardo Zenale (1436-1526), artiste milanais : Sainte Catherine d’Alexandrie, (1500). MBA de Nancy.

Dans d’autres tableaux la figure semble tendre son cou pour l’offrir à l’épée du supplice :

Caravage Sainte Catherine d’Alexandrie, vers 1598, huile sur toile, 173×133 cm, Muse?e Thyssen Madrid.

Un autre sujet traité dès

Contrairement aux saints, les figures profanes, qu’elles soient mythologiques ou bibliques, donnent lieu à des représentations pouvant aller jusqu’à la la caricature et en tout cas faisant intervenir la laideur d’un visage grimaçant et d’un corps se tordant de douleur : c’est le cas de Goliath, de Samson (: Rembrandt tableau de Francfort) ou Holopherne (cf. Judith et Holopherne de Caravage, d’ Artemisia Gentileschi) ainsi que de Marsyas ou de Prométhée en particulier des peintres du baroque italiens et flamands et allemands (qu’on appelle les romanistes, c’est à dire ceux qui avaient fait le voyage à Rome à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle).

Jacob Jordaens, Prome?the?e enchai?ne?, vers 1640, hule sur toile 245 x 178 cm Cologne, Wallraf-Richartz Museum.
Détails de l’écorchement de Marsyas de José de Ribera, 1637, (Musée de Naples).
Ces représentations semblent inspirées de situations réelles. Le peintre espagnol, dont on connaît la prédilection pour des scènes de martyres, a dû composer le tableau d’après nature en s’appuyant sur des dessins croqués sur le vif. Le sujet mythologique semble être ici un prétexte pour peindre la douleur exprimée sur le visage avec une précision anatomique étonnante. Le détail des autres silènes montre également de manière éloquente l’horreur et l’effroi qui saisit ceux qui assistent au supplice tout en interpellant par leur regard le spectateur
 
Caravage utilise ce thème de la décollation comme prétexte à peindre des autoportraits (cf. exposé de Sarah D’Alguerre) exprimant la violence de son caractère et des milieux qu’il fréquentait.
Caravage, David tenant la tête de Goliath, 1609-10, huile sur toile, 125 x 101 cm, Galleria Borghese Rome.
 
Nous avons ici une sorte d’inversion morale de la représentation de la douleur et de l’artiste. Plutôt que de s’identifier à David, le héros juvénile défenseur du Bien montrant son trophée à la manière de Persée,  Caravage choisit de s’identifier au géant Goliath, comme il l’a fait également avec Holopherne. L’artiste incarne ici  la rusticité, la laideur, la brutalité, l’indignité, le rejet d’une société qui le rejette (cf. fréquentes démêlés avec la justice). Le génie de l’artiste italien choisit la figure du Mal et en même temps une figure de douleur, une manière d’incarner sa place d’artiste maudit, (homosexuel ?) plus attiré par les bas-fonds que par les palais.
Mais Caravage s’est également peint malade (selon toute vraisemblance de la malaria) dans son étrange et juvénile Bacchus.
Caravage, Le Jeune Bacchus malade (autoportrait ?), vers 1593, Huile sur toile, 67 × 53 cm, Galerie Borghèse, Rome.

une douleur commune (maladie, représentation de la pratique médicale, correspond aux scènes de genre).

Nous aurons un exposé sur la représentation de la maladie (Paul Brihaye) mais on peut dire d’ores et déjà que la question du voilement ou du dévoilement s’est aussi posée pour le maladie, notamment la peste. La représentation métaphorique de cette dernière à travers les figures de Saint Sébastien et de Saint Roch est éloquente. Cela n’a pas empêché Gaetano Zumbo (1656 – 1701) lire article intéressant sur wiki ici, modeleur en cire sicilien célèbre en Italie et en Europe et admiré par les grands personnages y compris par les Académiciens.

Zumbo, Gaetano, La peste, entre 1680 et 1700 : Cire polychrome, Florence, Museo della Specola (un des plus anciens musées scientifiques d’Europe avec une collection des cires anatomiques).

Il a réalisé plusieurs compositions pour le grand Duc de Toscane dont la Peste et le Triomphe du temps (où l’on voit des corps en décomposition) :

Le Triomphe du temps.

Détail :

A droite, le « monatto », le nettoyeur de rues, avance le nez protégé tant bien que mal par une bande de tissu. Il est le seul vivant dans cet entassement de morts, comme en témoigne la carnation de se peau, qui contraste avec le livide, le bistre, le vert et le brun des chairs mortes en décomposition. Voici la description de Sade, dans Juliette :

« On peut y voir un sépulcre empli de cadavres à divers stades de la putréfaction, de l’instant de la mort jusqu’à la destruction totale de l’individu. Cette œuvre sombre a été exécutée en cire colorée imitant si bien le naturel que la nature ne saurait être plus expressive ni plus vraie. L’impression est si forte face à ce chef d’oeuvre que les sens semblent se donner l’alarme l’un l’autre : sans le vouloir on porte la main à son nez. »

Ce qui noue amène vers la troisième catégorie, la douleur outrancière (grotesque, sous forme de caricature, mais aussi la douleur ambiguë où se mêlent souffrance du corps et plaisirs inavouables, tortures et érotisme comme par exemple dans les illustrations de l’oeuvre de Sade).

Le  développement de la gravure illustrant les ouvrages de médecine a favorisé la diffusion de scènes de genre souvent   caricaturales dans lesquelles le corps du patient est représenté comme s’il subissait un supplice de la part de celui qui est censé le soigner.

Gaspare Traversi (1722–1770), L’Operation, 1753-54, huile sur toile, 77,5 x 103,5 cm, Staatsgalerie Stuttgart.

La figure de l’arracheur de dent existe depuis le Moyen Age, (il était aussi barbier et « chirurgien », voire comédien !) est typique de ces situations tragicomiques qui pendant longtemps furent des représentations publiques comme le montre le tableau de genre de Tiepolo (Louvre)

Tiepolo, Le Charlatan ou l’Arracheur de dents, vers 1745-55, huile sur toile, 81 x 110 cm, Louvre.
Il est connu que les séances d’arrachage de dents étaient l’occasion de spectacles festifs et carnavalesque, les « Charlatans » en question appartenaient à des troupes itinérantes de théâtre.

Dans cette caricature du XVIIIe siècle, on voit que la douleur du malade ne bénéficie d’aucune compassion de la part de l’arracheur de dents. Le soignant, aux airs de Comedia dell’arte,  semble s’amuser contrairement au patient dont le traitement s’apparente à un supplice.

Mais, un siècle après la guillotine, un dessin montre une mécanisation de l’extraction dentaire avec cette légende :

« Extractions dentaires sans douleur au moyen d’une machine à vapeur ».

Une image ambivalente et ambiguë de la douleur et du corps.

La douleur ambivalente : corps, désir, plaisir et douleur acceptée ou imposée. L’étrange carton de l’anthropologue Edwin Nichol Fallaize (membre de l’Institut Royal d’Anthropologie) :

Edwin Nichol Fallaize (1877-1954), carton avec gravures de supplices au recto et photos érotiques de nus féminins au verso de?but XXe sie?cle.

Le recto est un collage de différents supplices, sorte de tour du monde du supplice et de la douleur. Mais cette réitération confère un caractère obscène, une sorte de passion manifeste pour la douleur infligée au corps et probablement une paraphilie. On peut dire que la douleur d’autrui est transformée ici en objet de consommation.

Mais comment expliquer la présence au verso des nus féminins dans des positions lascives caractéristiques des photos érotiques du XIXe siècle ? N’y a-t-il pas ici une invitation à mêler douleur et plaisir sexuel ? Soit la violence conduit au plaisir soit la beauté est vécue comme une sorte de douleur. La manière dont ces images ont été placées est une transgression des conventions sociales.

Quelles que soient les questions qu’on peut se poser sur cet étrange assemblage, il est probable que pour Fallaize comme pour d’autres, le recto et le verso, la douleur et le plaisir, la défiguration et la beauté du corps, la soumission et le pouvoir de domination sexuelle exercé sur les suppliciés et … sur les femmes de petite vertu formaient une sorte d’unité dans la remise en cause de l’ordre social, esthétique et culturel.

Dans ce domaine un peu particulier du corps, (ou de la chair) faible et dominé, soumis, où douleur et désir sexuel se croisent pour le meilleur et pour le pire, il existe aussi (à côté du Laocoon et du voile de Timanthe) un archétype antique. C’est l’histoire racontée dans le fameux « Lai d’Aristote » où le philosophe épris de Phyllis, courtisane de son élève Alexandre (voir ici) perd la tête au point de supporter sa domination. Le thème devient un des topoi de la littérature et de l’iconographie sarcastique notamment dans le monde germanique, montrant la faiblesse de l’esprit face au désir charnel.

Voici un exemple conservé au Louvre mais vous trouverez une centaine de représentations du thème ici.

Hans Baldung Grien, Phyllis et Aristote, 1503, dessin à l’encre et plume sur papier. Il existe aussi une version gravée sur bois de 1513  ici.

(Lire notice du Louvre ici)

Ce thème allégorique à grand succès (enluminures, ivoires, reliefs de cathédrales, tableaux, gravures, dessins, sculptures en bois) montre que la domination, la violence et le crime féminins existent aussi (Judith, Salomé, Salambô, Dalila, Circé, voire ce tableau de Gérôme montrant la « Vérité sortant du puits« ) ne peut que nous conduire vers les oeuvres du marquis de Sade récemment honoré d’une exposition très contestée au Musée d’Orsay.

Exposition : Attaquer le Soleil (Musée d’Orsay, 2015) extraits du catalogue :

https://goo.gl/photos/WKCDUTaRsoZjKwnk6

« Je ne suis point consolant moi Justine, je suis vrai ».

Voici une phrase qui marque la rupture entre tout l’héritage doloriste, sacrificiel et compassionnel de l’iconographie chrétienne ainsi qu’avec la douleur héroïque du classicisme. Sade ouvre aussi une brèche dans un certain ordre moral établi que l’hypocrisie bourgeoise du XIXe siècle s’empressera de refermer avec les résistances romantiques que l’on connaît (en particulier Baudelaire).

Sade dit ce qu’on ne veut pas avouer, montre ce qu’on ne peut pas dire autour de la cruauté même si beaucoup  avait déjà été dit. Car  à la cruauté  il ajoute le désir et à la douleur le plaisir charnel. Non pas au nom d’une extase théologique mais d’une extase sexuelle, comme si la Sainte Thérèse du Bernin livrait enfin son secret  (de polichinelle ?).

Sade est-il celui qui brise le tabou de l’irreprésentable : le désir de douleur, le plaisir de voir le corps et la chair mis à l’épreuve du mal ? Il fait en tout cas écart et toute une partie « ténébriste » de la création artistique et littéraire du XIXe lui doit beaucoup.

Car ce qui frappe dans les illustrations des oeuvres de Sade, c’est l’absence d’expression de la douleur, un peu comme ces figures de martyrs opposant la quiétude, l’absence de douleur aux tortures infligées à leurs corps.

Le premier thème de l’exposition s’appelle « Voir dans la nuit du corps ». Il explore les représentations anatomiques, notamment celles en cire de Zumbo et d’autres ateliers florentins comme cette sculpture de femme en cire.


Atelier de Clemente Susini, « Statue de femme gisante avec thorax et bas ventre ouverts… » 1775 – 1791. Florence.

En effet, Sade a fait le voyage en Italie, il n’était pas très intéressé par le « grand art » même s’il a admiré la fameuse « Vénus du Titien » et quelques oeuvres de Michel-Ange à Rome tout en déplorant le manque de « vérité » de ces figurations (aurait-il été un amateur précurseur des crucifixions – performances contemporaines ?).

Ces représentations ambiguës se prolongent et se multiplient au XIXe siècle dans certaines oeuvres de peintres pompiers mais également orientalistes comme Jean-Léon Gérôme bien caractéristiques des non dits de la société bourgeoise. Il peint à quatre reprise le thème d’une esclave nue alors que le point de départ était celui de Phryné devant l’Aréopage d’Athènes (voir tableau ici) courtisane athénienne accusée d’introduire un culte religieux étranger dans la cité, que son défenseur dénude devant les juges en leur demandant s’ils seraient capables de mettre à mort une telle beauté.

Ici la version du marché aux esclaves à Rome (Baltimore) dont il existe une version avec le corps vu de face.

Traité à plusieurs reprises le thème exprime finalement la douleur morale subie par le corps des femmes exposées au regard avant de subir physiquement la domination masculine, d’autant plus acceptée dans ces oeuvres exposées au salon, que le « sujet » est transposé dans d’autres mondes (du passé : Rome) ou du présent (Orient) :

Jean Le?on Ge?ro?me, Marche? aux esclaves oriental, 1866, 84×63 cm huile sur toile, Clark Art Institut Massachussets.

L’orientalisme, l’exotisme ont permis à la société bourgeoise, par ailleurs très moralisante notamment vis à vis de la femme, de dénuder le corps féminin, de le réifier pour nourrir les fantasmes sexuels non seulement de la bourgeoisie mais aussi des classes populaires (carte postale) et bien sûr des artistes eux-mêmes. La peinture des « pompiers » offre à bon prix, jusque dans les salons officiels, du sang, des larmes et de la violence, mais aussi comme on vient de le voir du sexe et des fantasmes. Alors que le dolorisme religieux semble reculer avec la sécularisation de la société, les scènes mêlant nudité, violence et douleur se multiplient. Tout semble indiquer que la disparition des spectacles d’exécutions publiques a créé un vide que vient combler le spectacle de la chair, du sang et de la domination masculine transposé à d’autres lieux et époques.

Paul Jamin, « Le Brenn (Brennus) et sa part de butin« , (1893), huile sur toile,  162 x 118. Musée des beaux-arts de La Rochelle.

Paul Jamin, , Rapt à l’âge de pierre, 1888, huile sur toile, Musée des beaux Arts de Reims.

La torture médiévale sous l’Inquisition n’est pas en reste comme dans cette toile du portugais José de Brito tableau érotico – doloriste d’inspiration républicaine et anti-cléricale  peint lors d’un séjour de onze ans à Paris. La transformation du « martyre » chrétien visible dans les hallucinations qui semblent saisir la malheureuse et qu’on voit comme projetées sur un écran de cinéma derrière elle, en séance de torture sur des corps de femmes dénudées est ici manifeste. La position du corps nu est une métaphore du Christ sur la croix. Un des inquisiteurs semble détourner le regard mais de quoi ? De la nudité de cette femme ou face à la douleur que les bourreaux lui  font subir reprenant ainsi le mythe du voile de Timanthe ? On peut dire que le processus de sécularisation de la douleur est accompli.

José de Brito, Tourment d’une martyre, 1896, huile sur toile, 239 x 295 cm, Musée National d’Art contemporain du Portugal, Lisbonne.

D’abord dans les médiums traditionnels, ces sujets conquièrent les médiums modernes, la photographie, le  cinéma (le « peplum », le film d’horreur ») et plus tard la bande dessinée (les « Comics » américains), véritable florilège du mauvais goût, lire article ici) est objet de critiques virulentes les accusant de corrompre l’esprit la jeunesse.

Crime SuspenStories N°22, April-May 1954, cover by Johnny Craig

Parmi les procédés formels choisis par les artistes et les auteurs, deux cas frappent par leurs excès : la caricature révolutionnaire et contre-révolutionnaire. Chez Sade en revanche, on est frappé par la retenue de l’illustration, les corps restant peu expressifs, alors que le texte est jalonné de tortures empreintes de brutalité.

Le romantisme le déplacement des valeurs esthétiques. Celui-ci s’inscrit, c’est sur cela que nous voulons insister, dans une longue tradition : bien avant Bataille (et sa Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel) on trouve, par exemple, Hugo et le laid (l’informe même avec la figure de Quasimodo).

Dans les deux pages consacrées au Corps au XXe siècle on trouvera des éléments sur la désacralisation de la mort, la remise en cause de l’exemplum virtutis, qu’il soit profane ou religieux, ai siècle des génocides et de la mort de masse. Ne pourrait-on pas y déceler une sorte de nouvelle sacralité par l’énormité des crimes commis et par la question de la représentation, de l’image impossible (cf. questionnements de Susan Sontag).

Le supplice est vécu par des millions de victimes des deux guerres mondiales.

Paul Ardenne, Image corps (XX siècle) : https://lewebpedagogique.com/khagnehida2/archives/9184

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