La douleur dans l’art du XXe siècle (1)

La douleur dans l’art du XXe siècle (1)

L’image de l’ho<mme de douleur est née à la fin du Moyen-Age (XIVe – XVe) avec les représentations déchirantes des crucifixions, le « Schmerzenmensch » à l’image fascinante de laideur du corps atrocement supplicié du Christ sur la croix de de Grünewald, sorte  d’archétype, de modèle plastique de la représentation du corps de douleur,. Corps tordu par la douleur, larmes aux paupières, des dizaines d’épines qui couvrent le corps de blessures (cf. onction du sang et de la Rédemption), sang qui coule du trou de la plaie que la lance du soldat a ouvert sur son flanc.

Cet expressionnisme terrifiant et spectaculaire se perpétue dans l’art du XXe siècle, il ne s’éteint pas avec le crépuscule de l’art gothique. Même si le classicisme a pour un temps édulcoré la représentation du corps souffrant, le XXe siècle voit le retour du corps de douleur mais le Fils de Dieu est désormais remplacé par l’homme ordinaire lui même.

Ferdinand Hodler, Portrait de Valentine Gode?-Darel mourante, 24 janvier 1915, 60×90.5cm, Kunstmuseum Ba?le.

La douleur est sécularisée, « désublimée », une souffrance d’être, ou subie par la violence d’autrui, sans rédemption ni promesse de paradis.  D’un point de vue plastique, cela se traduit par une rhétorique de la gesticulation vaine (: corps qui se débattent, qui errent ou qui subissent silencieusement l’horreur), du corps foudroyé par une douleur survenue brutalement, ou encore de l’effondrement des corps qui tombent à terre.

Zoran Antonio Music (1902-2005), Dachau (Pendu), 1945 31×21 cm Paris, Musée national d’Art Moderne.

https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cEnpXqR/r6rzyRX

Léon Delarbre (1889-1974), «Dora le 21 mars 1945. 29 Russes sont pendus sur la place d’appel ». Dessin réalisé au camp de Dora. Coll. Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon. Publié dans Léon Delarbre, Auschwitz, Buchenwald, Bergen, Dora, Ed Michel de Romilly, 1945. Les détenus ont été pendus parce qu’accusés par les SS de complot politique et de sabotage.

Sur l’art des camps voir page spéciale : http://d-d.natanson.pagesperso-orange.fr/art_et_camps.htm

La guerre, l’horreur, la mort des êtres chers transforme les oeuvres en cris silencieux figurés par des corps qui ploient sous le poids de la douleur.

Käthe Kollwitz Les Parents, 1921-1922, gravure sur bois, 35×42 cm, Cologne, Käthe Kollwitz Museum

Wilhelm Lehmbruck Le foudroyé, 1916, Bronze, 65 x 236 x 66,5 cm. Pinakothek der Moderne, Munich.

Marquée notamment par la violence terrible du XXe siècle, la douleur exprimée et représentée est considérée dans ce qu’elle a de fatal et d’universel : guerre, camps de la mort, maladies physique et mentale.
Le douleur au XXe siècle peut en effet se condenser dans la figure de l’Homme foudroyé  (ou l’Abattu exposé à la Sécession de Berlin en 1916. Image ci-dessus) de Wilhelm Lehmbruck (1916). le corps exprime clairement le sentiment dans la lignée de Rodin.

A partir de son séjour parisien (1910-1914, où il se lie d’amitié avec Brancusi et Archipenko, son style devient caractéristique avec ces figures dont la position et l’anatomie expriment l’état psychique et les préoccupations existentielles. Les longues figures de Lehmbruck aux membres grêles, étirés, tendent de plus en plus à refléter par leur attitude et leur expression la  mélancolie, la méditation douloureuse douloureuses, l’abattement de l’être humain vaincu par la brutale violence de la guerre.

Wilhelm Lehmbruck, Homme assis, figure de deuil, matrice cre?e?e en 1916-17, bronze, Duisburg Lehmbruck Museum.

Ces œuvres de Lehmbruck  baignent dans une même atmosphère spirituelle qui éclaire le suicide de l’artiste à trente-huit ans (1919), au lendemain du cataclysme qui avait ébranlé l’Europe.

Parfois, le corps comme cri (d’angoisse, de solitude, de douleur de ne plus croire en rien?). Le corps instinctif (celui de l’artiste ?) prend le dessus sur le corps rationnel.

Le Cri d’Edvard Munch (1893-94) (voir ici) ou le Café de nuit (voir ici) de Van Gogh. Deux lieux qu’on peut rapprocher à travers le regard des artistes :

un quai formant une longue diagonale des passants qui flânent à l’arrière-plan la nature immuable quoiqu’aux formes sinueuses (voir aussi les courbes agitées de la nuit étoilée).

Edvard Munch, Le Cri, 1893–1893, Tempera, Peinture à l’huile, Pastel., 91 cm x 74 cm, Galerie nationale d’Oslo, Musée Munch.

« Je suivais la route avec deux amis – Le soleil se coucha, le ciel devint rouge sang – je ressentis comme un souffle de mélancolie. Je m’appuyais à la balustrade, mortellement fatigué ; au-dessus de la ville et du fjord d’un bleu noirâtre planaient des nuages comme du sang et des langues de feu. Je demeurai sur place tremblant d’angoisse. Il me semblait entendre le cri immense, infini de la nature. »

Cri de la nature ?  Cri de l’artiste ? Le corps rationnel, la pensée, débordés par le corps affectif, instinctif.
Van Gogh associait un autre lieu, le café sinistre, pour exprimer  » que c’est un endroit où l’on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes », locus du malheur qui ronge l’âme.

Chez Van Gogh il s’agit de la douleur d’être représenté dans un espace chargé de sentiments, un « espace psychologique » construit par la projection de l’âme dans le corps et dans l’espace, Comme l’écrit Merleau-Ponty dans L’Œil et l’Esprit :

« Mais puisqu’il voit et se meut, [le corps] tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une annexe ou prolongement de lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est fait de l’étoffe même du corps ».

Vincent van Gogh, La Nuit étoilée, Juin 1889, huile sur toile, 73 × 92 cm, Musée d’Art Moderne, New York.

Certaines toiles de Van Gogh illustrent justement cette interpénétration du corps, de l’âme et de l’espace psychologique créé autour d’eux. La nuit étoilée  représente ce que Van Gogh pouvait voir de la chambre qu’il occupait dans l’asile du monastère Saint-Paul-de-Mausole à Saint-Rémy-de-Provence en mai 1889

On voit ici toutes les implications qui nous intéressent dans l’approche de la douleur puisque selon Merleau-Ponty, c’est par le corps sensible que nous percevons le monde tout autant que le monde imprime ses marques sur notre sensibilité.

Les expressionnistes historiques se situent dans cette interaction – compénétration, cette réalité subjective dont l’art du XXe siècle est marqué.

Le Cri de Munch, parangon de l’expressionnisme, semble encore assez silencieux
face à des oeuvres puissantes comme Les Funérailles, dédiées au poète Oskar Paniza (1919) de George Grosz.

Geroge Grosz, Les Fune?railles (de?die? a? Oskar Panizza) 19118, huile sur toile, 140×110 cm, Staatsgalerie Stuttgart.

Tableau de facture cubo-futuriste, sorte de cortège funèbre proche des danses macabres, vision apocalyptique d’un XXe siècle qui déferle sur Berlin dont le paysage semble basculer dans le chaos. Le cortège est composé d’habitants, dont certains estropiés, traverse entre les blocs d’immeubles placés de guingois comme s’ils allaient tomber sur la foule. Tableau anarchiste jugé blasphématoire dont le peintre disait :

‘Dans une rue étrange, la nuit, une procession infernale de figures déshumanisées, leurs visages reflétant l’alcool, la syphilis, la peste … je peignais cette protestation contre une humanité qui était devenue folle. »

Conrad Felixmu?ller, Ruhrrevier I, recto, 1920, huile sur toile coll. privée.

Une mère son enfant dans les bras sur fond de paysage industriel. La mère serre son enfant la peur dans le regard alors que le paysage d’usines semble oppressant autour d’elle symbole de la prédation dont l’ouvrier fait l’objet de la part des industriels.

Ludwig Meidner, Rue ivre avec autoportrait 1913, encre de chine rehauts blancs, 46×59 cm, Sarrebru?ck Museum inder Stiftung.
Ludwig Meidner nous montre le corps soumis aux effets de l’excès d’alcool : l’artiste titube et avec lui toutes les façades de la ville semblent l’imiter. .
Le corps expressionniste est souvent traité de manière enfantine, naïve mais suggestive. Il met de la douleur partout aux figures comme à l’environnement.
C’est dans ce sens qu’on rejoint la pensée de Merlau-Ponty dans la mesure où à la douleur du corps (et de l’âme) doit correspondre celle du monde en son entier. C’est en quelque sorte l’inverse de Munch. Là où son espace psychologique se rabat vers l’intériorité, chez les expressionnistes il exagère, prend à témoin le monde extérieur. Le conflit intérieur est justement au cœur de « l’homme de douleur moderne ».

Cri, espace psychologique, conflit intérieur, dans le fait de ramener la douleur d’un monde de violence, de dureté vers l’intérieur en passant par le corps, Francis Bacon est le peintre par excellence du « Schmerzenmensch » moderne.

Pour Bacon, l’homme est une figure « fendue », figure de la schize de la scission du moi comme dans le terrible Portrait de Georges Dyer au miroir.

Francis Bacon, Portrait de Georges Dyer au miroir. huile sur toile, 198 x 147 cm, Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid.

La tête tranchée par moitié dans le miroir, image même de la « schizophrénie », c’est à dire « l’esprit fendu » en grec. Les personnages de Bacon sont des sortes de cobayes dans le travail expérimental de dissolution, de défiguration, de dislocation que Bacon réserve d’ailleurs à ses propres autoportraits. Un nouveau supplice métaphorique ? Une nouvelle tératologie ? L’autoportrait n’est-il pas ici le monstre de l’artiste même ?

Francis Bacon, Trois études de figures au pied d’une Crucifixion, huile et pastel sur panneau aggloméré, triptyque, chaque panneau 94×74 cm, Londres Tate Gallery.

Le point commun des trois figures : une expression furieuse, douloureuse et horrifiée de victimes, témoins d’atrocités dont témoignent les éléments à la fois humains et bestiaux des personnages, impénétrables car déformés, non imitatifs (rappelant d’ailleurs les figures biomorphiques de Picasso dans les années ’20 – ’30, mais exprimant des réalités intérieures profondes.

Le corps baconien est un corps de douleur qui ne déborde pas le cadre du tableau car les figures ont souvent encloses dans une sorte de cage. La toile « Je réduis le format de la toile en y traçant des rectangles qui concentrent l’image. Juste pour mieux la voir ».
« J’ai espéré faire un jour la peinture la meilleure du cri humain ».

A cette représentation du cri il y a des précédents légendaires : Munch, bien sûr, mais aussi la mère dans le Cuirassé Potemkine (1925) d’Eisenstein qui tandis qu’elle fuit devant la troupe elle est touchée par une balle, tombe sur la poussette où se tient son enfant qui dévale ensuite le grand escalier d’Odessa au milieu du massacre.

Mais Bacon procède à un traitement du cri « per se » (en soi) Tête I (1948, Metropolitan Museum New York) ce qui ressemble à peine à une tête, ouvre une gueule aux dents acérées et hurle.
https://en.wikipedia.org/wiki/Head_I

Francis Bacon, Étude pour un portrait, Huile sur toile, 197 x 147 cm, 1953, The Metropolitan Museum of Art, Washington.

Étude pour un portrait 1953, un personnage en habit de ville hurle, Personnage et viande (1954, surplombé par deux moitiés d’une carcasse de boeuf ; sortes d’ailes, le pape Innocent X revu par Bacon lui aussi.

Francis Bacon, Personnage avec quartiers de viande, 1954, Huile sur toile, 129,9 x 121,9 cm, Art Institute of Chicago.

« nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses potentielles. »

Le cri devient une sorte de geste par lequel l’homme prend conscience de sa condition mortelle, ce qui transforme la peinture de Bacon en un ars moriendi moderne.

La maladie : vers un nouveau regard ?

Le cri présuppose une souffrance, une douleur qui le le précède. Cette douleur révèle l’humanité à l’homme (il faut souffrir pour comprendre disait Eschyle).
Le corps souffrant, la décrépitude, la déréliction, la condition mortelle sont le revers du corps glorifié.
L’art du XXe siècle n’échappe à la règle du passé : gloire du corps d’un côté déchéance de l’autre.

La maladie représentée dans l’art est une représentation (une altération ?) de ce qui est défini comme l’altération du corps. Bruyas malade de Courbet  (1854, Musée Fabre de Montpellier) est le contrepoint à l’énergie vitale : résigné, privé de toute énergie, pensif, vaincu.

Gustave Courbet, Bruyas malade, 1854, huile sur toile, 46 x 38, Musee Fabre, Montpellier.

Dürer aimait se donner des allures d’homme de douleurs dans ses autoportraits, quasi critiques.

Dürer, Homme des douleurs (peut-e?tre le Christ ou autoportrait) 1522, dessin Bre?me , Kunsthalle.
Mais c’est Goya qui nous offre l’image de la maladie de manière tragique dans Goya et son médecin Arrieta (1820) :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Goya_et_son_m%C3%A9decin

Représenter ainsi la maladie est un memento mori, une manière d’incarner et de susciter l’expérience des limites de notre vie. Pour Susan Sontag, l’image de la maladie au XXe siècle est une métaphore de la mort, de la finitude de l »homme. L’expression de la maladie devient non pas l’espoir de la vie éternelle mais l’anéantissement de l’être.

Au type agonisant où le corps passif attend la résurrection,

Bernardo Cavallino (Naples 1616-1656) La mort de Saint Joseph, huile sur toile, 46x36cm, Musée Fabre Montpellier.

Picasso, Science et Charité, 1898, huile sur toile, 197 x 240 cm. Musée Picasso de Barcelone.

répond le type du convulsionnaire (voir définition ici) montrant le corps malade

agité, parfois idéalisé (voir les Pestiférés de Jaffa) de Antoine-Jean Gros, les malades entourant et Saint Roch, on préfère le style défait, Science et charité, le premier tableau de Picasso (figure du malade alité),

La femme malade au chapeau de Kirchner, Ernst Ludwig 1880–1938 :

Ernst Ludwig Kirchner, Portrait de Erna Schilling (Femme malade, Dame au Chapeau), 1913 (Erna Schilling, compage de l’artiste), Huile sur toile, 71,5 × 60,5 cm, Staatliche Museen, Berlin.

Plus poignants les portraits de Valentine Godé-Darel malade puis mourante par Ferdinand Hodler dans les années 1910-1914.
Voir ici :
http://lunettesrouges.blog.lemonde.fr/2013/01/30/mon-amante-se-meurt-mon-amante-est-morte/

L’artiste Gérard Gasiorowski traite la maladie par autodérision. Il réalise des autoportraits dessinés et peints dans une série intitulée « l’artiste à l’hôpital » en 1975 : dessins ici :
https://www.centrepompidou.fr/cpv/rechercher.action
(saisir les mots : Gasiorowski, Hôpital)
http://next.liberation.fr/arts/2012/07/31/gerard-gasiorowski-tout-fou-a-la-fondation-maeght_836705

Le corps peut être livré au travail mécanique du chirurgien :


Otto Dix, Opération 1943 fusain et crayon sur papier monté sur carton. Signé et daté 95 x 88,8 cm. Coll. privée.

Christian Schad L’Operation 1929, huile sur toile, Stadische Galerie Munich.

Le traitement du corps malade n’est pas un défi jeté à la mort mais plutôt une attitude méditative. Frida Kahlo avec La Colonne, brisée, propose un autoportrait (1944) au corps sanglé dans un corset métallique.

Frida Kahlo La Colonne Brise?e, 1944, Huile sur toile, 40×30,7 cm Museo Dolores Olmedo, Xochimilco, Mexico City

Mais rien, ou si peu, dans cette image-corps ne vient dire la violence et la douleur extrême simplement suggérée dans sa peau criblée de clous qui s’enfoncent dans ses chairs. Elle regarde au loin presque indifférente. Le corps de douleur au XXe siècle est-il si normal que cela ?
« Je ne suis pas malade. Je suis brisée. Mais je me sens heureuse de continuer à vivre, tant qu’il me sera possible de peindre. »

Sophie Ristelhueber dans les années ’90 expose des photographies de corps bardés de cicatrices d’opérations, une chair ouverte, charcutée. Mais ces corps sont filmés à distance, de manière clinique comme chez Kahlo, de manière dépassionnée, objectivée.

Voir la série ici : https://sophie-ristelhueber.format.com/untitled-gallery#0

Exposition à Utrecht :

Sophie Ristelhueber, Every One # 14 1994 épreuve gélatino-argentique noir et blanc monteée sur plaque de fibre de bois, 270 x 180 cm, épreuve unique, Victoria & Albert Museum, Londres.

Dans la première rétrospective qui lui a été consacrée au Jeu De Paume en 2009, les corps de la série Everyone 14 aux côtés de paysages de ruines de Beyrouth portant les cicatrices de la guerre, elle photographie le corps lui même cicatrisé, recousu, comme si elle voulait rappeler que tout le monde pourrait un jour être concerné. A côté des médecins qui recousent la chair humaine,  Ristelhueber opère avec son appareil et offre un témoignage chirurgical des stigmates laissés à fleur de peau.
Ce sont 14 clichés d’une certaine la violence « esthétique » en noir et blanc réalisés dans un hôpital parisien. Les points de suture laissent ainsi deviner un paysage de la douleur dont la géographie serait le corps.
Le nu de dos avec la colonne suturée rappelle bien sûr le Violon d’Ingres de Man Ray.

Loin du théâtre de cruauté auquel se référait la tradition de l’image du corps avec des plaies dans un esprit de rédemption, ici la blessure corporelle devient un signe du corps de douleur en l’absence de gestuelle ou d’expression de cette douleur.

Felix Gonzalez-Torres (americano – cubain) mort du sida à moins de 40 ans en 1996, fait aussi de la maladie une de ses thématiques mais sans obligation morale vis à vis des victimes comme le feront d’autres artistes (cf. aussi Jane Evelyn Atwood et ses portraits de malades,en particulier le premier mort du sida en France Jean-Louis 1986) ni volonté de présenter le sujet de manière « réaliste » visuellement.

Jane Evelyn Atwood, Jean-Louis Paris, 1986.

Article sur une exposition de Jane Evelyn Atwood :

http://rue89.nouvelobs.com/2011/08/27/jane-evelyn-atwood-photographe-au-plus-pres-des-marges-219091

Felix Gonzalez-Torres, 1957-1996, « Untitled » (Bloodwork—Steady Decline), 1993 Graphite sur gouache, papier blanc millimétré, 276 x 216 mm (image); 380 x 280 mm enemble. Chicago Art Institute.
Dans Untitled (Bloodworks) 1989, il parle aussi de la maladie dans une configuration quasi abstraite : un graphique présente le tracé de deux lignes évocation d’un bilan sanguin et de l’état d’avancement de la maladie du sida.

Derrière ce tracé, un malade qui va mourir. Gonzalez-Torres choisit donc de voiler la douleur de l’homme malade refusant le spectaculaire et le choc des images. L’oeuvre, l’univers esthétique de l’artiste n’est pas du tout porté sur le pathos et la compassion. La courbe ayant sa valeur « iconique » propre elle s’oppose dans son « abstraction » aux photographies de mourants (Olivero Toscani, publicité pour Beneton). Nul expressionnisme, nulle volonté de scandale. Mais la démarche de Gonzalez-Torres n’est-elle pas elle même ambivalente esthétisant de manière subtile la destruction d’un corps par la maladie ?

L’art du XXe siècle montre souvent le corps sans geste, malade résigné, suivant le modèle mélancolique (la bile noire) imposé par la Renaissance et accentuée avec le romantisme et le symbolisme. La Renaissance a établi la figuration emblématique avec Dürer : pensive, dépressive, inspirée image du génie artistique mélancolique. Michel-Ange, Pontormo, Caravage l’ont incarnée.

Raphaël, Héraclite (sous les traits de Michel-Ange), vers 1512, fresques de la Chambre de la Signature, Vatican.

L’art de Michel-Ange se place dans un double rapport : rapport à Dieu et rapport mélancolique au monde.  Étant dans une introspection permanente, Michel-Ange  :

« personne ne tient l’entière saisie

qu’à l’extrême de l’art et de la vie« 

Cette « saisie » ne peut s’atteindre que dans l’isolement, donc dans la souffrance.

« Ma joie est la mélancolie

et mon repos ce mal – être »

Pontormo. Autoportrait pre?sume? (1526-1528) Sanguine, 15,5 × 10,7 cm, Galerie des Offices, Florence.

Mais la mélancolie du XXe siècle, telle que définie par Freud dans Deuil et mélancolie  est assez éloignée de la « divine folie » des grands artistes « enfants de Saturne » (voir ici) héritée de la Renaissance. Elle intègre le malheur et le morbide  dans une sorte d’attraction de la mort.

Le XXe siècle reprend le dispositif de la mélancolie en le dépouillant de l’idéalisme de la Renaissance.

Avec Picasso, par exemple, on mesure la distance qui sépare l’esprit quasi mystique du génie de Michel-Ange à celui de la dépression moderne.

L’autoportrait de 1901 dit « Autoportrait bleu » (Muée Picasso) montre l’artiste à l’âge de 20 ans.

Autoportrait bleu Paris 1901 huile toile 81 x 60 cm Musée Picasso Paris.

Il se présente tel qu’il se voit, sans fard, le regard trouble, triste, douloureux. Il l’a conservé toute sa vie en souvenir de la crise survenue au moment où son principal soutien, l’industriel catalan Manyac qui l’avait recommandé à Ambroise Vollard et à Berthe Weill, lui coupe les vivres car ses premiers  tableaux bleus lui plaisaient moins.

Le tournant esthétique mais aussi thématique avec les images d’une humanité en souffrance morale et sociale étaient loin d’intéresser la clientèle. Ce fut une expérience douloureuse puisque ce divorce le plongea dans la misère. Il choisit de se donner cet aspect hâve, creusé par la faim.

 

Femme accroupie au capuchon Barcelone 1902 huile sur toile 88 x 70 cm Staatgalerie Stuttgart.

Dans le Nu féminin assis, de dos de 1902 la position est celle de l’affliction la face penchée vers le sol.

Femme nue de dos, étude, Barcelone 1902 huile sur toile 46 x 40 cm, Coll privée Paris.

Desemparats (Les Deshérités) peint à Barcelone :

Desemparats Les déshérites, Barcelone 1903 pastel papier 47 x 41 cm Museu Picasso, Barcelone.

Picasso, Mère a l’enfant vers 1903, fusain sur papier 41 x 19 cm, coll privee

Mères solitaires, mères abandonnées, veuves ou filles mères, vivant dans la misère, essayant de protéger leur enfant, rien qui renvoie aux Vierges à l’Enfant chrétiennes. Ce sont de toute évidence des jeunes mères prostituées de la prison Saint-Lazare. Toutes ces figures isolées expriment la tristesse, la mélancolie. S’agit-il de portraits ? S’agit-il d’allégories  ? Peu importe finalement puisque l’effet recherché est le même. On ne sait pas pourquoi Picasso s’est tourné vers cette thématique mais l’obsession du malheur domine ces allégories de la tristesse humaine.

Le regard qui se tourne vers l’intérieur.

Quelques années plus tard, Picasso peint ce tableau qui semble inachevé, montre un homme assis sur un banc bras serrés et mains cachées dans des gros gants rouges. Le regard semble perdu sans rapport avec la réalité. Une figure dont les yeux semblent retourner vers l’intérieur, l’Arlequin de l’époque classique de Picasso (1923).

Picasso, Arlequin assis Jacint Salvado?, Paris 1923 huile toile Centre Pompidou.

Voir aussi :

Sur le boulevard de Kazimir Malevitch, 1911? gouache sur papier, 72 x 71 cm, Amsterdam.

L’introspection  se radicalise avec  les autoportraits de Roman Opalka.

Après chaque séance de travail sur ses « Détails » (suite arithmétique de nombres à partir de 1, commencée en 1965) il se photographie à la manière d’une photo d’identité.

Ici aucune expression ne vient perturber l’image de l’artiste dont le visage subit progressivement l’érosion du temps. Voilement ? Dévoilement ?

Placé devant un de ses tableaux en cours de réalisation, Roman Opalka fait face à l’objectif, son regard fixant l’appareil chargé d’un film noir et blanc. Le visage d’Opalka s’inscrit dans la logique temporelle que dessine le mouvement de son oeuvre peint, l’espace-temps de la peinture servant de toile de fond à l’espace-temps de la photographie. La marche irréversible du temps est perceptible dans le blanchissement des cheveux, le creusement progressif des rides, l’évolution à peine sensible du regard.

Le nouveau memento mori du XXe siècle.

Sexe, sang et mort nourrissent l’art depuis bien longtemps. Difficile de compter le nombre de guerres, de crimes, de suicides, d’assassinats, de potences, de supplices et de décapitations de mesurer le sang versé figurant sur les murs des musées. La pulsion de mort traverse la peinture depuis les origines.

La mort comme sujet d’art, la mort est d’abord une figuration de l’humain qui meurt avant de devenir parfois une pulsion de mort. Celle d’Anselm Kiefer touche à la fois au plus profond de l’être et au monde. L’art devient ainsi un « théâtre de la mémoire » selon les mots de Daniel Arasse (Anachroniques).


Anselm Kiefer  Ordres de la Nuit (Die berühmten Orden der Nacht), 1997  Acrylique et émulsion sur toile  510 x 500 cm  Guggenheim Bilbao Museo.

Kiefer se reproduit ici lui-même comme une figure solitaire allongée sur un sol sec et craquelé, sous l’immense voûte céleste. Difficile de ne pas y voir une relecture du Moine de Friedrich. Kiefer est fasciné par le firmament nocturne et les différentes interprétations dont il a fait l’objet tout au long de l’histoire, et en particulier celles qui le décrivent comme un royaume divin et mystérieux. L’homme est ainsi placé par Kiefer entre ses origines divines et son destin, c’est à dire la mort.

En effet, la création artistique n’expérimente-t-elle pas parfois une difficulté d’habiter un monde au point que, dans l’oeuvre d’art, l’artiste ne la charge de sa douleur d’être ?

Alfred Kubin (1877-1959) -Le Meilleur Médecin, dessin, non daté.

Les dessins de Kubin mettent en cause le monde réel qu’il rejette (enfance terrible marquée par la solitude (déménagements successifs d’où sa passion du dessin), la perte précoce de sa mère et la violence du père devenu presque fou de chagrin. Ils lient le sexe, les pulsions de mort et une  part de folie

« Par le biais de cette autobiographie, et à vrai dire grâce à elle, je crois avoir répondu, dans la mesure du possible, à une question que l’on m’a souvent posée: « comment en étais je arrivé à faire de pareilles choses? » Je crois surtout avoir montré suffisamment clairement qu’au fond, c’était une seule et même force qui m’avait poussé, dans mon enfance, vers le rêve et plus tard, dans les frasques stupides puis dans la maladie et finalement dans l’art. »

(Kubin, « Ma vie »)

Antonin Artaud de son côté rejette la psychiatrie incapable de le soulager de ses tourments par ses méthodes parfois inhumaines.

Antonin Artaud, 1947, Ministère de la Culture – Médiathèque du Patrimoine, Dist. RMN / Denise Colomb.

Aux environs d’avril 1946, Antonin Artaud réalise à Rodez un dessin, accompagné d’un commentaire qui fut dactylographié. Il donne alors le tout à son médecin. Plus tard il écrira ironiquement « Pour le remercier de ses électrochocs ».

Antonin Artaud L’homme et sa douleur, 1946, crayon et craies de couleur sur papier, 64×39 cm, Musée Cantini, Marseille.

Mais à cette époque, la psychiatrie est encore loin de guérir les maladies mentales et ses pratiques médicales frôlent parfois la torture. A contrario, depuis les débuts du surréalisme, voire depuis le romantisme, les intellectuels et écrivains considèrent la folie comme un trait du génie de l’écrivain et de l’artiste, comme jadis la mélancolie. Michel Foucault publiera son Histoire de la folie à l’âge classique, qui va ancrer pour plusieurs décennies le paradigme du « grand renfermement », selon lequel le XVII° siècle aurait connu la concomitance d’un discours à prétentions scientifiques sur la folie et la mise à l’écart autoritaire des fous, des vagabonds et des libertins.

En effet, le 13 janvier 1947 à 21 heures, au Théâtre du Vieux-Colombier, quelques uns des plus éminents représentants de l’esprit du temps – André Breton, André Gide, Albert Camus, Audiberti, et d’autres.

Or, Artaud, libéré depuis peu de l’asile d’Ivry, se révèle, ce soir-là, incapable de prononcer le discours qu’il avait peut-être préparé.

« Il profère des mots inintelligibles. On voit des choses surprenantes… Gide, aidé d’Adamov, escalader la scène, afin de l’embrasser. On voit une salle en transe applaudir à ce discours dément, la folie s’imposer comme un bien de consommation courante et s’emballer l’idéologie du signe sans contenu… »

Jean-Paul Aron, Les modernes.

Se rappeler du théâtre de la cruauté inventé par Artaud, cruauté qu’impose le monde à l’homme, d’où sa souffrance figurée ici (sur la folie voir plus loin la partie consacrée à la douleur psychique.

L’art du XXe siècle exprime la douleur de la mort en deux instants :

-avant dans la maladie ou l’agonie et après en se focalisant sur le cadavre.

Ernst Ludwig Kirchner, Malade la nuit 1920 huile sur toile 90,5 x 100 cm Muse?e Sprengel Hanovre.

Le corps mort est soumis à notre propre regard à travers le culte, la liturgie ou le rite : du corps embaumé au corps expérimental de l’anatomie. Mais le sujet de la mort peut révéler aussi des choix esthétiques particuliers des artistes (et ce depuis le Christ mort de Mantegna)

La mort de Casagemas. Paris 1901 huile sur toile, 27 x 35 cm.Paris Musée Picasso.

Le jeune Picasso choisit le style de Van Gogh pour traiter le sujet de la mort de son ami, le poète Casagemas suicidé par dépit amoureux.

La figuration du mourant (figure qui induit une représentation de la douleur) ou du cadavre (figure qui tout en ne souffrant plus est aussi une image métaphorique de la douleur) est une thématique éminente dans l’art occidental : agonie, martyrs de la foi qui vivent et ressuscitent dans l’ombre du mort parmi les morts de l’Occident, Jésus crucifié.  Ajoutons l’agonie et la mort des héros des damnés (Laocoon) ou des combattants (Galate mourant voir ici),

Les règles de la figuration de la mort dépendent en tout cas de positionnements philosophiques : d’un côté, l’âge classique y voit passage de la matière à l’immatérialité du voyage de l’âme, l’agonie est l’attente du Jugement, la mort est la consécration d’une vie vertueuse (du point de vue religieux mais aussi politique) ou au contraire d’une mauvaise vie (Damnés).

Pour d’autres le cadavre cette « charogne » selon Baudelaire marque tout simplement la fin des tourments terrestres.

Ce sont eux justement que l’art du XXe siècle met en scène. Point de transcendance, enfer ou paradis, et pourtant recours à l’iconographie traditionnelle de la douleur (p. ex. la Crucifixion) en leur ôtant toute référence religieuse.

Jean-Michel Alberola, étudier le corps du Christ (Centre Pompidou) 1989-90 : voir ici

 Jean-Michel Alberola (1953 – ) Etudier le corps du Christ, 1989 – 1990, Huile, 193 x 123 cm, fusain et pastel sur papier. Centre Pompidou

Série qui n’a plus que peu de rapports avec le sujet initial, le Grand souffrant devient le souffrant ordinaire. Et même une allégorie de la peinture comme l’affirme l’artiste dans la mesure où le sang, la couleur qui a imprégné le papier, semble surgir du support comme une imprégnation plus que comme une coulure. « Dernière image de la vie, « première image de la peinture », la Crucifixion représentée ici avec l’anonymat de la figure qui,  selon Alberola, est aussi une réflexion sur la Shoah.

Bernard Buffet s’en sert pour des effets stylistiques,

Bernard Buffet – La Passion du Christ : crucifixion – 1951, huile sur toile – 280 x 500 cm. Coll. privée.

L’horreur de la guerre :

Horreur de la guerre, L’Ange de la guerre » 1954, coll. fonds de dotation Bernard Buffet.

Bernard Buffet – Horreur de la guerre : Les fusillés – 1954 huile sur toile – 265 x 600 cm

Francis Bacon pour des démonstrations d’horreurs, le sculpteur Giacomo Manzù dans le Crucifié et le Général relief :

Giacomo Manzù, “il crocifisso e il generale”, 1939-43. Bronze, 72 x 51 cm, Galleria Nazionale d’Arte Moderna, Roma.
Appartient à une série intitulée : le Christ dans notre humanité.

Scène de crucifixion mais à la place des soldats romains et soldat prussien et à celle du Christ un pendu comme un animal suspendu pour saigner. Sorte de Ecce homo non pas du fils de Dieu mais de l’homme du XXe siècle, figure banalisée du massacré qui caractérise le XXe siècle.

De même le squelette figure l’humanité du Christ et le chien la fidélité (ou la foi ?).

Sur les crucifixions à scandale de Guttuso et Manzù article :
http://italies.revues.org/2149

N’a-t-on pas vu dans les lacérations de la toile par Lucio Fontana une représentation de la plaie béante sur le flanc droit du Christ que Thomas l’Incrédule vient toucher.

Lucio Fontana (1899 – 1968) Concetto spaziale, 1964, huile sur toile 27 x 24 cm, coll prive?e.

   L’histoire du XXe siècle fournit donc un corpus de mort et de douleur considérable, un peu comme le XVIe siècle et ses massacres interreligieux. Mort guerrière, mort des civils, mort lente de l’agonisant sur le champ de bataille et mort éclair des hommes pulvérisés par le feu atomique ou asphyxiés par le zyklon B dans les chambres à gaz après plusieurs jours d’agonie qui ne dit pas son nom, voire mort accidentelle comme les Death and disasters d’Andy Warhol.

En 1962  Andy Warhol peint 129 Die (Plane Crash)

Andy Warhol [129 victimes (catastrophe aérienne)], acrylique sur toile, 254 cm × 183 cm, Museum Ludwig Cologne.

D’après la première page du New York Mirror du 4 juin 1962. Il considérera cette œuvre comme la première de la série Death and Disaster dont les sujets comprennent des suicides, des accidents de la route, des empoisonnements alimentaires, la chaise électrique, des émeutes raciales, des grands brûlés, des funérailles, l’assassinat de John F. Kennedy.

Andy Warhol, Orange Car Crash, 1963. Cologne. Ludwig Museum.

En effet, l‘art du XXe siècle ne fait pas de distinction entre mort noble et mort banale des anonymes que ce soit au front (Dix Der Krieg) comme au pas de sa porte, dans un accident ou sur le lit d’hôpital. La mort est une expérience individuelle ou collective,  sans moralisation. Sans enfer ni salut.

Les artistes caricaturent, parfois de manière crue la mort comme Dix dans Lustmord (1923) :

Otto Dix (1891 – 1969), Lustmord I, Versuch 1922. Aquarelle et crayon sur papier, 647 x 500 mm. Signé et daté «Dix22» (en bas à droite), titre au verso : « Lustmord I. Versuch. »

Christian Schad (allemand, 1894 – 1982),  Friedhof Père Lachaise , 1929,  plume, lavis et couleur sur papier,  26,9 x 18,2 cm.

Chrisitian Boltanski dans El Caso (1995) photographie sur un mode documentaire des corps violentés à mort :  femmes violées et sauvagement assassinées, cadavres prostrés, sales et purulents, sans aucun détail de jour, de lieu, ensemble qui rend ces corps meurtris universels.

Boltanski met le spectateur devant un fait qui démontre la brutalité et la cruauté de l’homme sans aucun commentaire ni contextualisation. L’homme est un assassin puisque comme disait Freud « Nous descendons tous d’une longue lignée d’assassins ».

Face à la banalisation des images violentes, Boltanski nous adresse un memento mori moderne.

La photographie du supplice chinois des « Cent morceaux » dont parle Georges Bataille dans les Larmes d’Eros qui n’est qu’une des illustrations de ce qui est peut-être le dernier livre de Bataille écrit en 1959 et publié en 1961 avec des images de supplices dont les atroces photographies de supplices pratiqués en Chine. Comme on le voit dans cet extrait, l’écrivain semble défendre l’idée que le visage de la victime exprime une extase qui serait due à l’administration d’opium censé prolonger la durée des tortures. Cette opposition entre visage relativement calme et corps mutilé serait, selon  Georges Bataille, une variante de l’association entre extase religieuse et érotisme, en particulier dans le sadisme.

Si ces photographies rappellent les gravures de supplices de la Renaissance, en l’excluant cependant de toute idée de rédemption, d’autres résurgences de modèles classiques existent dans le post-modernisme comme les vanités dans des autoportraits du photographe Jean Rault :

Jean Rault, circa 1990. photographie, 1990.

Ou en 1988, dans cette oeuvre de Robert Mapplethorpe :

Lire présentation de l’oeuvre sur le site de la Tate Gallery (ici)

Nous retiendrons le lien entre ces photographies morbides et la souffrance de l’artiste l’année qui précède sa mort du sida en 1989. Mais l’artiste semble vouloir sublimer la mort qui s’approche dans une mise en scène en clair obscur donnant une beauté insolite à ce crâne.

Enfin, Andres Serrano (l’artiste de « Piss Christ « voir documentaire ici »)  réalise autour de 1990 une série appelée Morgue (voir ici) inspirée des tableaux de Géricault. Que reste-t-il des images du grand romantique dans ces clichés de l’artiste américain ? Deux parmi les plus évocatrices :

Andres Serrano, Knifed to death.

Andres Serrano, Airplane crash.

Serrano segmente le corps, se concentre sur des petits détails qui évoquent la douleur, la maladie sans pour autant la montrer. Le gros plan rappelle parfois le travail de Jacques-André Boiffard dans la revue Documents, ces gros plans qui rendait le corps réel informe.

Au contact de telles images nous oublions l’évidence de la mort et regardons ces visages comme de véritables portraits, voire des oeuvres d’art. L’artiste les a chargés d’une forme d’idéalisation par le jeu de lumière ou la couleur de sorte que le caractère documentaire s’efface au profit de l’art (ce qui nous rappelle paradoxalement à la fois Winckalmann et les versions colorées de certains Death & Disasters de Warhol.

Le corps dans la guerre.

Dans les guerres sophistiquées et mécaniques du XXe siècle, le corps fait l’expérience de la douleur de manière très cruelle. Les dizaines de millions de cadavres n’est pas sans conséquences psychologiques et esthétiques.

Ossip Zadkine La Ville de?truite, 1954, bronze, H 600 cm, Rotterdam.

Ossip Zadkine La Ville de?truite, détail de la maquette.

Sculpture cubiste monumentale qui par les trous béants du corps martyrisé évoque les stigmates des bombardements. Un double mouvement est appliqué à ce corps qui s’affaisse tout en levant les brans vers le ciel dans un signe d’imploration.

Si au XIXe siècle la guerre avait pu être valorisée : nationalisme, esprit révolutionnaire, romantisme des combats pour la liberté, mais la tristesse des ruines et des massacres du XXe siècle marquent l’effondrement de la foi au progrès. Pourtant, en 1909 Marinetti appelait la guerre « l’hygiène du monde ».

Marcel Gromaire qui a vécu la guerre de l’intérieur écrit dans son Journal d’un créateur :

 » La guerre, cette pourriture sans noblesse. Elle ne peut laisser après elle que la pourriture. Les jeunes gens au cœur propre ont senti la nausée et ont hurlé à la mort. Ainsi ils ont acclamé leurs maîtres Rimbaud et Lautréamont pour leur génie destructeur, ainsi que Picasso le froid dépeceur plastique (…). Et comme l’amour est en tout lieu le privilège des âmes ardentes, leur amour s’est teinté de sang et n’a tiré son exaltation que de l’amère destruction de soi-même. »

Il peint la Guerre de manière sobre, sans pathos, ni exaltation? Froide, implacable, étouffant la douleur de l’âme dans le corps devenu une machine à tuer ou à se faire tuer.

Marcel Gromaire La guerre, 1925, huile sur toile, 127x98cm, Centre Pompidou. Paris.
Des corps statufiés, déshumanisés  qui disparaissent enfouis déjà dans la terre et derrière leur vêtement épais. Les visages sont durs, pas d’humanité violente ni souffrante ici. Simplement le fatalisme de cette guerre dont peu avaient imaginé la durée et les conditions. Parallèlement, la guerre perd toute picturalité non seulement par la tristesse des couleurs des uniformes et des paysages mais par l’invisibilité de tant de cadavres enterrés.

Georges – Henri Rouault (1871-1958) Jeune bleuet fauché, après 1926, encre et gouache sur gravure, 61 x 42 cm, Centre Pompidou, Paris.

Si les artistes romantiques avaient déjà contesté la tradition classique de la peinture de guerre par le fragment (Géricault bien sûr et son Cuirassier blessé quittant le feu), mais aussi des suiveurs comme Émile Betsellère (1847-1880) et son Oublié :

Émile Betsellère,  L’oublié, 1872, huile sur toile, 125 x 200 cm, Bayonne Musée des Beaux Arts

C’est un soldat abandonné sur le champ de bataille de la guerre de 1870, qui s’est peut-être cru mort mais qui prend conscience dans le silence après la bataille qu’il est en vie. Il est jeune, imberbe, personnage réel qui a posé pour l’artiste alors qu’il avait été sauvé par une infirmière. On peut dire que la peinture militaire, la peinture d’histoire jadis glorifiées sont définitivement écartée.

Le corps guerrier suit trois registres de représentation :

-le premier place le corps dans un propos allégorique comme dans la Guerre d’Arnold Böcklin :

Arnold Böcklin Der Krieg, 1896 huile sur toile, 100 × 69 cm Staatliche Kunstsammlung Dresden,

 Ici la guerre est un état de fait, un triomphe de la mort avec ses trois cavaliers qui rappellent l’Apocalypse.

-Le deuxième reste fidèle à la glorification mais à des fins de propagande militaire :

Alexandre Deïneka, La défense de Petrograd, 1928.

-Le troisième registre représente une humanité meurtrie profondément touchée par la violence guerre à la manière des gravures de Callot,  de Goya ou des tableaux de Delacroix (Massacres de Scio voir ici).

Mais la catastrophe de la Grande Guerre change le point de vue plastique des artistes car ses moyens de destruction ont été exceptionnels. La violence des moyens techniques modernes fascine, la brutalité impose de changer le sentiment artistique, les crimes placent l’homme comme victime, la guerre devient aussi une affaire de conscience. Le triptyque de la Guerre d’Otto Dix devient un pur monument d’horreur jusqu’au sublime.

Si le héros classique  (ou révolutionnaire -> cf. Mara assassiné ne semble pas souffrir, ou s’il souffre il considère que c’est dans l’ordre des choses pour son martyre, la guerre du XXe siècle n’est pas faite pour le corps ni dans la geste héroïque ni dans l’affliction positive du martyre. Cet impossible placement du corps dans l’univers de la violence extrême trouve sa traduction dans Debout les Morts ! (1917) de Frans Maserel :

Frans Masereel, Debout les morts, Résurrection infernale, 1917, xylographie, 14 x 11 cm, Musée d’histoire contemporaine – BDIC, Paris. Le titre semble annoncer la résurrection des morts du film d’Abel Gance J’accuse (1919).

« Masereel (1889-1972) se trouve à Genève durant la Grande Guerre – et s’y engage dans la lutte contre la guerre, lutte sans efficacité face au déchaînement général. Dessins à l’encre et gravures sur bois sont ses instruments, les gravures étant réunies dans des recueils, Debout les morts, Les Morts parlent, qui sont autant de dénonciation sans équivoque du carnage. Masereel simplifie, brutalise, oppose le noir au blanc. Il traite des scènes prises aux journaux et à leurs clichés et, par un traitement graphique singulier, pousse jusqu’à l’insupportable la souffrance. Ou il use d’un fantastique macabre: deux corps acéphales portent sur une civière leurs têtes, l’une coiffée du képi français, l’autre du casque allemand. C’est folie de toute part, une folie contre laquelle Masereel se sait impuissant »

(Source : Site la Couleur des larmes » exposition virtuelle consacré aux peintres et à la guerre de 1914-18)

Dans le même esprit mais avec de forts accents apocalyptiques, Abel Gance réalise son « J’accuse ! » dès 1919. Film, qui à l’origine, dans l’esprit de Gance, était plutôt favorable à la guerre, mais qu’il transforme en réquisitoire contre elle. Ce revirement est caractéristique de l’esprit pacifiste des anciens combattants qui se développe dans l’entre deux guerres.L’extrait du scénario de la Fin du monde (un autre projet de film d’Abel Gance à la fin des années ’20 décrit bien ce  changement d’état d’esprit :

En ce temps-là les hommes se trouvaient si fatigués qu’ils ne pouvaient lever leurs yeux plus haut que les toits des banques ou les cheminées des usines. La guerre venait de terrasser les plus belles énergies, et les dernières croyances dans un Dieu juste s’en étaient allées au vent des haines. Le cœur du monde était anéanti par la douleur, les larmes et le sang en vain répandu. De la campagne la plus fleurie à la ruelle la plus déserte, la grande lassitude s’étendait comme un voile ou montait en tourbillons noirs avec la fumée des usines ; et les mères sur le seuil des portes n’apprenaient plus le rire à leurs enfants. Quant aux mâles, ils s’en étaient à peine revenus de la guerre, comme des troupeaux, échappés par hasard au massacre, que déjà l’ancien but, l’Argent, se rallumait, féroce, dans leurs prunelles.

Schéma dramatique de la Fin du Monde vue par Abel Gance (25 mars 1929), BnF

Dans cette fameuse scène d’Apocalypse de la première version ci-dessous, les soldats morts ressuscitent pour aller demander des comptes aux vivants. Le film est remonté et complété par de nouvelles scènes  sonores en 1938 alors que la nouvelle guerre semble inévitable. Le film de 1938 d’esprit munichois sorti peu avant les accords, il est « raccourci » par ses producteurs.

Guernica est bien sûr emblématique de cette thématique à la fois doloriste et pacifiste qui représente la réalité de la guerre comme violence absolue dont le corps ne peut plus trouver la paix dans son milieu qu’il soit celui d’un soldat massacré, d’un enfant mort, d’une femme hurlante ou d’un cheval éventré

Picasso, Guernica, Paris 1 Mai -4-Juin 1937, huile sur toile 349,3 x 776,6 cm. Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, Madrid prêté par le Prado.

Tableau peint sur commande officielle de la jeune et éphémère République espagnole après le bombardement, donc ancré dans le réel, Guernica n’en est pas moins un tableau expérimental dans la lignée de lé période dite surréaliste des années ’30.  Le nombre important d’esquisses photographiées par Dora Maar témoigne de la volonté de Picasso de peindre la violence et la douleur à travers des corps déstructurés, parfois mis en pièces aux membres répandus dans l’espace.

En réalité, Picasso a recours à des modèles de représentation de la douleur : Piétà, scènes de lamentation antiques, corps mutilés comme celui du soldat au premier plan. Cette mutilation évoque celles subies par les suppliciés depuis le Moyen Age comme p. ex. pour Robert François Damiens (1715-1757) qui a attenté à la vie dur oi Louis XV.

Damiens devant ses juges au Châtelet  mars 1757, gravure française, Musee Carnavalet Paris.

Soldat massacré, enfant mort, femme hurlante, personnage terrifié pris dans les flammes, cheval éventré, des corps disjoints ne méritant pas d’avoir une dépouille.

Voir analyse du tableau ici :

https://docs.google.com/presentation/d/14F95YiuZIk18wBnnw9XfsWFL7d3J0qy7uu_1mDeSu18/edit?usp=sharing

Le corps de guerre.

La figuration artistique du corps de guerre mettent l’accent sur la souffrance, la mutilation ou encore la misère.

Celle des mutilés s’impose comme dans les Mutilés du polonais Jankel Adler :

Jankel Adler (artiste polonais réfugié à Londres pendant la guerre), Mutilés (1942-43), huile sur toile, 86×112 cm, Tate Gallery. Londres.

Les tableaux et les gravures d’Otto Dix dont on a parlé bien évidemment étaient dans ce même registre

Otto Dix les invalides de guerre avec autoportrait, 1920, huile sur toile, Dresde, de?truit en 1942.

Quant à la misère, celle des mères et des enfants Käthe Kollwitz a traité le sujet dans plusieurs gravures dont celle-ci :

Käthe Kollwitz, Enfants allemands affamés, fusain, 1942, 35 x 50 cm, Deutsches Historisches Museum, Berlin.

André Fougeron, 1913–1998, Espagne martyre, 1937, huile sur toile, 98 x 154 cm. Tate Gallery, Londres.

Peintre communiste, il peint ici son premier tableau d’un style personnel. Le corps nu est peint ici renversé, sans vie  mais la souffrance est lisible dans l’extrême tension de la main aux doigts crispés.

L’aspect documentaire de certaines oeuvres n’exclue pas cette recherche d’expression de la souffrance. Otto Griebel nous montre trois soldats assez réalistes même si on sent un très grand dépit et une immense fatigue dans les visages et ces corps las.

Otto Griebel, Drei Frontsoldaten, 1923, Aquarelle, 49 x 57 cm, Dresde, Museum fu?r Geschichte .

En revanche, Henry Moore qui suit les civils dans le métro londonien pendant les bombardements allemands opte pour une stylisation qui exprime l’extrême oppression ressentie et les conditions inhumaines de promiscuité dans cette épreuve de la guerre.

Une station du métro londonien utilisée comme abri lors des bonbardements aériens de la Seconde Guerre mondiale.

Henry Moore,Tube Shelter Perspective 1941 Crayon, encre, cire et aquarelle sur papier 483 x 438 mm Tate Gallery.

Henry Moore Femme assise dans le me?tro 1941 Gouache, plume et encre, lavis d’encre, aquarelle et crayon sur papier 483 x 381 mm

Heinrich Ehmsen brosse lui aussi des attitudes devant la réalité de la guerre en évoluant vers uns stylisation qui semble représenter le sujet de manière ironique et désenchantée :

Heinrich Ehmsen Arlequins fous devant les ruines de la guerre, 1945 huile sur toile 121 x 200 cm, Staatliche Museen zu Berlin.

La souffrance sans espoir conquiert les corps tels que les artistes du XXe siècle les peignent afin de montrer « le sentiment tragique de la vie ». Toute idée de morale dans la guerre disparaît et les corps en portent la trace.

Frans Masereel (voir site officiel), pacifiste d’extrême gauche, grave plusieurs sujets « doloristes » : exécutions, carnages des deux guerres, souffrance sociale.

Son charnier est beaucoup plus « réaliste » que celui de Picasso :

Frans Masereel, Charnier, dessin encre et fusain, extrait du recueil La Colère 1945.

Image des corps charriés par les camps de la mort et empilés. Déjà la banalisation ?

Frans Masereel, Apocalypse de notre temps, 1942, dessin du recueil « Destins ».
Masereel est le nouveau Callot, le nouveau Goya car ce qui le distingue d’un Otto Dix c’est qu’il n’a pas subi la guerre dans sa chair, ni la première, ni la seconde. Il en est le témoin.
Hécatombes, camps.
On prête à Lénine la phrase : « Un mort est une tragédie, un million de morts, une statistique ».
Sans conteste, le corps de guerre dans l’art du XXe siècle est par excellence un corps de douleur. Aucune héroïsation, ni idéalisation.
On songe aux premières entorses à la tradition picturale classique chez les romantiques. On connaît bien sûr Napoléon sur la Champ de bataille d’Eylau (voir ici)
Joseph Mallord WilliamTurner Le champ de bataille de Waterloo 1818, huile sur toile 147×239 cm, Tate Britain, Londres.
Au triomphe de la victoire Turner répond, non pas par une grande fresque héroïque néo-classique, mais par un tableau sombre, crépusculaire avec un paysage jonché de cadavres. Il choisit de montrer la violence de la bataille alors que Géricault  avait choisi la métonymie dans son Cuirassier blessé.
Et ces images sont également emblématiques de la révolution napoléonienne de la guerre : désormais c’est une guerre de masse dont les conscrits en nombre sans précédent sont la chair à canon.
Au XXe siècle, ce qui était une révolution devient la règle et les artistes suivent cette évolution en traitant le sujet du massacre de masse et du charnier.

Marie-Helène Vieira da Silva, le désastre ou la guerre, 1942, huile sur toile, 81×100 cm, Rio de Janeiro, Musée d’Art moderne.

Le Désastre ou la Guerre (1942), réalisé au cours de son séjour au Brésil (1940- 1946), apparaît comme une vision apocalyptique de la guerre vue sous l’angle d’une bataille médiévale.
Horreur de masse, douleur de masse, le tableau met en scène de manière quasi abstraite (c’est une artiste qui basculera dans l’abstraction après la guerre) où les figures grouillent, traits et flèches pleuvent comme une sorte d’épidémie apocalyptique médiévale, car dans ce désordre indescriptible on reconnaît l’attaque d’une forteresse médiévale. On songe au tournoi de Pisanello ou à la Bataille de San Romano de Paolo Uccello.
Douleur des atteintes au corps, douleur aussi de l’artiste comme dans le cas d’André Masson qui réalise entrez 1930 et 1934  Massacres, une série de dessins aujourd’hui dispersés dans des collections privées (voir ici).
Andre? Masson, Massacres, plume et encre de Chine sur papier 33 x 37 cm.
On reconait ici l’influence de Picasso (Le rapt, les gravures et dessins au taureau)
Andre? Masson, Massacres, plume et encre de Chine sur papier 1933.
Les tueries d’André Masson semblent gratuites, froides, cruelles. Elles annoncent les hécatombes de la Seconde guerre mondiale.
Après le Charnier de Picasso, le thème revient avec les guerres coloniales et celle du Vietnam.
Bernard Rancilllac, Kennedy, Johnson, Nixon et le lieutenant Calley sur le chemin de My? Lai, 1971, acrylique et collage sur toile, 195×200 cm, Coll. privée.
L’artiste fait une citation picturale à partir d’une photo accusant l’armée américaine de massacres de civils. Aux visages ensanglantés de la photographie, expression de la douleur, Rancillac substitue une schématisation et même une abstraction avec des visages réduits à l’état d’épure. L’existence de la photographie réaliste implique une prise de distance stylisée pour l’artiste ?
Luigi Sassu provoque la scandale au Parti communiste par la stylisation fauve de sa toile très éloignée du réalisme socialiste : couleurs éclatantes, contrastées, le rouge sang domine mais la toile viendrait à embellir le sujet pourtant grave de la mort.
Aligi Sassu Les martyrs de la Piazza Loreto, 1944, huile sur toile, 150 x 200 cm, Rome, Galerie Nationale.
 
Renato Guttuso, Le massacre, 1943, huile sur toile, 59×73 cm, Raccolta Alberto Della Ragione Florence.
Une femme pleure en surplombant les cadavres en tas, désarticulés, image violente d’une mort violente.
D’autres comme Pierre Tal Coat préfèrent mettre en image le vers de Rimbaud dans le Dormeur du val : « Tranquille, il a deux trous rouges au côté droit »
Pierre Tal Coat, Les Massacres, 1936, huile sur toile, 24×33 cm, coll privée.
Ici la figuration du martyre semble irréelle tant le traitement plastique des corps semble désincarner la douleur et la mort. Que reste-t-il  de la morbidité de l’idéal baudelairien de la Charogne, du corps « infâme » (comprendre beauté de l’informe « les formes s’effaçaient »,  et réaction de son l’âme devant cette cette « carcasse superbe » à la fois attirante et  horrible, repoussante, bref sublime) tué à la hâte et abandonné  sans sépulture ventre ouvert ? Mais les crimes les plus abominables et les plus nombreux datent de la Seconde Guerre mondiale.
Il faut attendre en effet le deuxième conflit mondial pour que l’humain retrouve visage et identité de victime mais pas forcément « réaliste ».
La série des Massacrés et des  Otages de Jean Fautrier réalisée en 1943 – 1944 montre des formes élémentaires, des visages tracés à la hâte. S’agit-il de la mort, d’un moderne Massacre des innocents ? L’abstraction ne retire pas l’idée de douleur ? Ou alors Fautrier opte-t-il pour le voilement ?
Jean Fautrier, Les massacre?s. L’otage aux mains, 1944, eau forte et aquatinte sur velin. coll privée .
Jean Fautrier Te?te d’otage aux mains, No 4, 1943 papier maroufle? sur toile.
L’esthétisation jusqu’à l’abstrait est-elle facteur de déperdition dans la représentation de la douleur ? Les formes au trait, sont ici élémentaires, les matières posées à la hâte et en en taches, sur le fond de subtiles dégradés de bleu et de jaune.

Zoran Music est à ce titre emblématique car ses oeuvres ne sont pas contemporaines des événements mais lui même fut déporté à Dachau.

« Tout en dessinant, je m’agrippais à mille détails. Quelle tragique élégance dans ces corps fragiles. Des détails si précis : ces mains, ces doigts minces, les pieds, les bouches entrouvertes dans la tentative extrême de happer encore un peu d’air. Et les os recouverts d’une peau blanche, à peine un peu bleuie. Et la hantise de ne point trahir ces formes amoindries, de parvenir à les restituer aussi précieuses que je les voyais, réduites à l’essentiel. Comme broyé par je ne sais quelle fièvre, dans le besoin irrésistible de dessiner afin que cette beauté grandiose et tragique ne m’échappe pas. »

« Car le beau n’est rien que le premier degré du terrible. […] Tout ange est effrayant » (Rilke, Élégies de Duino ).

Zoran Music, Nous ne sommes pas les derniers, 1986, huile sur toile, 65 x 81cm Musée des Beaux-Arts de Caen.

Entre 1970 et 1975, Zoran Music revient sur le camp où il a séjourné. Il grave et peint alors une série intitulée : « Nous ne sommes pas les derniers ». Ce fut seulement en 1970, à l’âge de soixante et un ans, que Music s’est mis à représenter ce qu’il avait vu, vécu à Dachau. Comment cette distance du temps marque-t-elle (ou pas) l’oeuvre de l’artiste ? La douleur s’est-elle estompée ? Peut-on faire une différence entre les oeuvres distantes dans le temps et celles crées dans les camps même ?

« Ce que j’ai vécu à Dachau m’a appris à m’attacher à l’essentiel, à éliminer tout ce qui n’est pas indispensable. Aujourd’hui encore, je peins avec un minimum de moyens. II n’y a plus, dans ces travaux, ni gestes, ni violence. On parvient à une sorte de silence qui est peut-être un aspect caractéristique de mon travail. II n’y avait jamais, voyez vous, dans la mort de tous ces gens à Dachau, la moindre rhétorique. Chez les milliers de morts que j’ai vus, je n’ai jamais entendu un cri, je n’ai jamais vu un geste. Et bien entendu, la protestation elle-même était tout à fait impensable dans de telles circonstances. Tout cela ressort dans mes tableaux. Je suis donc tout à fait incapable, après tout ce que j’ai vécu, de faire de la démagogie ou de la rhétorique, comme le font ceux qui trouvent leur avantage dans la polémique. J’ai vécu dans un monde qui était absolument tragique, et j’ai appris que c’était un endroit où règne le silence. C’était le contraire de tout ce qu’on pouvait attendre. Et la tragédie devenait bien plus grande et intense à cause de cela, précisément.»

Figurer la douleur (et la « beauté du silence ») par l’absence de cri, l’absence de geste. N’est-ce pas là une sorte de retour au martyre chrétien subi en silence ? Mais Music se donne un autre devoir : Restituer aux victimes l’humanité dont elles ont été dépouillées.

Article ici avec ces citations éclairantes de Music :

http://www.cineclubdecaen.com/peinture/peintres/music/nousnesommespaslesderniers.htm

Cette démarche est totalement différente de celle qui consistait à dessiner dans les camps : acte de résistance, dépouillement extrême des moyens plastique et absence totale d’esthétisation, caractère tragique affirmé.

David Olère (1902-1985), artiste franco-polonais déporté à Auschwitz, consacre une partie de son oeuvre, à partir de 1945, au témoignage sur les horreurs subies par les déportés.

Les inaptes au travail de David Olère, par cdiroydeshida

David Olère, Gazage, après 1945, huile sur toile,131×162 cm, Living Memorial to the Holocaust, New York

 A cette démarche esthétique s’oppose l’art des camps qui par le dessin cherche une précision documentaire (cf. page spéciale sur l’art des camps :
Voir aussi ici présentation  du documentaire « Parce que j’étais peintre malgré tout »,
Il se veut la voix des millions de victimes, juifs, tziganes, résistants, homosexuels, malades déportés, massacrés ou exterminées par les nazis. Dans ces oeuvres le dessin importe plus que la couleur.
 Car en effet, l’art des camps, celui des déportés aux mêmes, souvent clandestin et oeuvre d’anonymes, est l’envers même  des préoccupations esthétiques. Placé au ras des horreurs vécues, frotté à un réel douloureux à outrance, il est mu par la volonté d’une description documentaire.
France Audoul, Le kommando tragique, camp de Ravensbrück, 1944-1945.
Dina Gottliebova dut la vie sauve à ses talents?d’artiste : à Auschwitz, le docteur Mengele lui demandait de portraiturer les Tsiganes avant qu’il ne pratique sur eux ses expériences atroces.Ils sont conservés aujourd’hui au Mémorial d’Auschwitz.
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Ou encore les 114 portraits réalisés par le Polonais Franciszek Jazwiecki dans les quatre camps où il est passé conservés à Cracovie.

Le pathos est exclu ici. Seule l’exactitude convient dans une telle oeuvre. Pourtant, la question de la « figurabilité » reste posée, non pas pour des raisons esthétiques ou de bienséance comme au XVIIIe mais tout simplement parce que le regard se détourne de  l’insupportable douleur suibie :

« …Un homme qui ne peut plus suivre. Le chien le saisit au fondement. L’homme ne s’arrête pas. Il marche avec le chien qui marche derrière lui sur deux pattes, la gueule au fondement de l’homme. L’homme marche. Il n’a pas poussé un cri. Le sang marque les rayures du pantalon. A l’intérieur, une tache qui s’élargit comme sur du buvard. L’homme marche avec les crocs du chien dans la chair.
Essayez de regarder. Essayez pour voir… »
Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra, Les Éditions de Minuit, 1970, p. 138.
Wiktor Siminski, répond lui par l’affirmative. Montrer pour donner dignité humaine à ceux qu’on traité pour moins que du bétail, témoigner, prouver.
  Cette image est la seule dont on dispose qui montre le gazage des déportés. Les seuls photos dont nous disposons montrent les suites c’est à dire l’incinération des cadavres immédiatement après leur sortie de la chambre. pas le gazage lui même.
Ce dessin au crayon de Wiktor Siminski, a été créé au  camp d’extermination de Sachsenhausen en 1944. D’un côté le désespoir des victimes entassées suffocant et cherchant en vain de l’air. De l’autre l’artiste, qui comme tant d’autres, a été soumis à ce genre de torture visuelle tous les jours dans la vie du camp. Pour une fois, le héros c’est lui car l’art des camps est acte d’héroïsme, de résistance au péril de sa vie.
 En dehors de son aspect documentaire cette oeuvre pose des questions fondamentales sur la représentation de la douleur. Regardons de près comment Siminski a-t-il conçu ce dessin.

La composition fait entrer le spectateur à l’intérieur de la chambre à gaz dont on voit les murs. Sur le plafond, on peut voir le tuyaux d’eau – utilisé par les nazis pour tromper et «rassurer» les prisonniers. Le spectateur est aux côtés de ces femmes et voit de près qu’elles se tordent dans des poses torturées, parfois les bras levés en signe d’imploration.

Le regard de l’artiste, le regard du spectateur se fondent en un seul, la subjectivité et l’objectivité aussi.

L’innocence des victimes est soulignée par la nudité qui rappelle d’une ceertaine manière les nus de la Renaissance. Même si l’objectif des nazis était de déshumaniser ces personnes, le dessin montre les femmes comme des êtres humains et suscite des sentiments de compassion.

Mais il y a un troisième regard, celui du bourreau. Le garde SS, reconnaissable à son képi, lorgne par la petite fenêtre, attentivement, avec un sourire sadique. Son visage est en fait un crâne de mort contemplant son oeuvre. C’est aussi cette même tête de mort qui constitue l’insigne de la SS. Cette image s’inscrit dans la longue tradition de la représentation du martyre et dues massacres de masse comme le  Massacre des Innocents. Ici, ce ne sont pas les massacres bibliques immémoriaux mais celui proche de nous du génocide. Hitler en est le nouveau roi Hérode, comme la tête de mort SS est la nouvelle « Grande faucheuse ».

Les dessins faits à l’intérieur des camps ne tiennent absolument aucun compte des apports de la modernité. Les artistes préfèrent l’empreinte du réel à la manière photographique. Nécessité faisant loi, on dessin avec ce qu’on trouve, charbon, craie, sur papier journal, carton, toile de sac, planche de bois.

L’art des camps est la captation d’un réel douloureux dans l’espace même des camps qui abolit toute distance entre ce réel et la représentation et acquiert une force de témoignage absolue, contrairement à celui de Music ou de Taslitzky qui relèvent davantage du souvenir traumatique, donc de la représentation, même s’ils expriment aussi une douleur extrême. Leurs oeuvres ont été le fruit d’un long travail d’incubation et d’enfantement douloureux.

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