Représenter la douleur généralités : questions théoriques (2).

Représenter la douleur généralités : questions théoriques (2).

6. La Douleur dans le sujet profane, une douleur plus réaliste ?

 L’iconographie révolutionnaire reproduit les mêmes codes (Marat assassiné, Mort de Joseph Bara : exemple d’un corps violenté mais idéalisé, féminisé :

En effet, c’est à partir du XVIe siècle que le thème de la douleur se laïcise car les peintres puisent dans le répertoire des héros et des héroïnes de la littérature biblique et antique : Samson aveuglé, Marsyas écorché, Prométhée enchaîné, Lucrèce ou Didon suicidées (cf. Introduction à l’iconographie).

Mais la douleur est présente aussi dans des scènes de genre, de supplices (cf. ouvrage de Lionello Puppi ici) réservés aux condamnés à mort sont une catégorie particulièrement explicite ou dans des scènes de violence correspondant à des faits historiques contemporains ou récents (guerres, massacres, assassinats).

Ces images montrent que le spectacle du supplice attirait une foule de personnes venues contempler les plus atroces tortures censées expier la faute ou le crime commis.

La douleur dans les sujets profanes ne répond pas aux mêmes critères esthétiques que le dolorisme chrétien mais la représentation semble pousser plus loin un certain « réalisme » notamment dans les expression du visage. Les artistes ont pu parfois forcer le trait avec des représentations qui frôlent parfois le grotesque (cf. supplices de personnages mythologiques).

La douleur profane représentée peut aller jusqu’à l’outrance défiant les codes académiques : grotesque, sous forme de caricature, mais aussi la douleur ambiguë où se mêlent souffrance du corps et plaisirs inavouables, tortures et érotisme comme par exemple dans les illustrations de l’oeuvre de Sade.

L’approche « médicale » de la douleur.

Le développement des préoccupations médicales, le nouveau regard sur le corps et la maladie faisant une plus grande part à la science et à la médecine favorisent l’essor de représentations profanes.

Roger de Parme, Incision et cautérisation pour soigner une hernie, Practica chirurgica, Montpellier Bibliothèque universitaire de Médecine.

Visite me?dicale, »De proprietatibus rerum », Paris BNF (1400).

Il est à souligner que dans ces manuscrits de médecine et de chirurgie du Moyen Age, la douleur n’est que très rarement représentée le malade ne montrant aucun signe de souffrance alors que par exemple dans les représentations d’accouchements les femmes l’expriment assez fortement.

L’accouchement : l’iconographie occidentale ne montre pas souvent des parturientes au visage déformé par la douleur. Une des tentatives de représentation les plus expressives est celle qui illustre le manuscrit du XIV siècle (BNF, Lat. 16169, F° 145) où l’on voit une femme dont la douleur déforme le visage, ses bras gesticulent tellement qu’une sage-femme a toutes les peines à la contenir.

Il existe peu de représentations d’accouchements Eve ou de la Vierge. Cette dernière (comme parfois Sainte Anne, sa mère) est représentée allongée sur un lit après la naissance de l’Enfant.

Pietro Lorenzetti, Naissance de la Vierge, 1342 Tempera sur bois 188 x 183 cm Museo dell’Opera del Metropolinata, Sienne

En revanche, Rebecca accouchant de Jacob et d’Esaü, peut donner lieu à des images plus explicites :

Franc?ois Maitre, Accouchement de Rebecca, vers 1475-1480, miniature,  La Haye, MMW, 10 A 11?) Livre 5, 4.

de même  qu’Olympias accouchant d’Alexandre le grand sont représentées dans des enluminures médiévales. L’imaginaire médiéval considère la césarienne comme un mode d’accouchement ayant donné naissance à l’Antichrist.

Tout aussi « neutres » vis à vis de la douleur mais dans une veine plus extatique, les saints comme ici Saint Sébastien endurent des soins douloureux prodigués par Sainte Irène.

Trophime Bigot ? Saint Sebastien soigné par Sainte Irène, huile sur toile, vers 1620 170×130 cm Musée de Bordeaux.

Tableau fascinant par la clair obscur puissant et par la présence de la servante si attentive (et peut-être en extase amoureuse, donc profane, devant corps meurtri mais demeuré beau de Sébastien ?) posant une main sur l’épaule de la sainte et l’éclairant avec l’autre grâce au lampion à huile en papier. Le spectateur est convié ici à regarder l’extraction de la dernière flèche en mettant le pouce afin d’éviter d’arracher la peau. le sang coule mais modérément, les tâches rouges sont bien apparentes tant sur le corps que sur le tissus blanc qui ceint la taille.

Les scènes de genre médicales.

Le  développement de la gravure illustrant les ouvrages de médecine a favorisé la diffusion de scènes de genre souvent   caricaturales dans lesquelles le corps du patient est représenté comme s’il subissait un supplice de la part de celui qui est censé le soigner.

La gravure de Lucas de Leyde met en scène la douleur dans une gravure à la leçon moralisante (la fille est en train de faire les poches au patient) :

Le thème du dentiste ou arracheur de dents dans l’art est originaire d’Europe du Nord. L’iconographie de ce thème classique a été fixée avec la célèbre gravure de Lucas de Leyde (1523). Cette gravure contient déjà tous les motifs mis en avant dans les représentations ultérieures : le dentiste sûr de lui et le crédule, un patiente rustre qui se fait voler sa bourse par le complice du dentiste.

La figure de l’arracheur de dent existe d’ailleurs depuis le Moyen Age, (il était aussi barbier et « chirurgien », voire comédien !) est typique de ces situations tragicomiques qui pendant longtemps furent des représentations publiques comme le montre le tableau de genre de Tiepolo (Louvre)

Tiepolo, Le Charlatan ou l’Arracheur de dents, vers 1745-55, huile sur toile, 81 x 110 cm, Louvre.
Il est connu que les séances d’arrachage de dents étaient l’occasion de spectacles festifs et carnavalesque, les « Charlatans » en question appartenaient à des troupes itinérantes de théâtre.

Dans cette caricature du XVIIIe siècle, on voit que la douleur du malade ne bénéficie d’aucune compassion de la part de l’arracheur de dents. Le soignant, aux airs de Comedia dell’arte,  semble s’amuser contrairement au patient dont le traitement s’apparente à un supplice.

Les peintres de genre ont laux aussi argement traité le sujet :

Gaspare Traversi (1722–1770), L’Opération, 1753-54, huile sur toile, 77,5 x 103,5 cm, Staatsgalerie Stuttgart.

7. L’inspiration antique : sujet mythologique, l’approche classique par la douleur édifiante.

Plus sérieusement, plusieurs sujets inspirés de l’antiquité donnent lieu à des représentations de la douleur du deuil : Céphale et Procris (le fameux panneau de Piero di Cosimo ici), Vénus pleurant Adonis

La douleur dans le sujet édifiant néo-classique avec une part d’idéalisation : la mort exemplaire de Caton,

C’est la douleur héroïque ou idéalisée (l’exemplum virtutis souvent associé à une mort glorieuse), équivalente à celle des saints martyrs ou des souffrances de la passion du Christ.

L’idéalisation passe ici soit par le caractère académique de la représentation du corps et la quiétude exprimée sur le visage par le recours au modèle antique.

Charles Le Brun (1619-90) La Mort de Caton d’Utique (1646) huile sur toile, MBA d’Arras.

Le sujet est un Exemplum stoïcien emprunté aux dernières pages de la Vie de Caton d’Utique de Plutarque. Il était un adversaire de Jules César et allié de Pompée. La mort de ce dernier et la défaite de la République l’ont fait choisir de se donner la mort. Avant de se jeter sur son épée il relit Phaidon de Platon, dialogue sur l’immortalité de l’âme où sont retracés les derniers instants de la vie de Socrate. Devant le corps ensanglanté, on voit le livre de Platon ouvert comme est d’ailleurs ouvert le ventre de Caton mais celui-ci il est presque impossible à distinguer (voilement – dévoilement) ?

L’effet dramatique y est poussé au paroxysme : cadrage serré sur la figure du héros, les deux figurants sont rejetés dans l’ombre. Un violent raccourci du bras gauche au point fermé, désordre des draps et du livre tachés de sang, le cadavre livide et la physionomie grimaçante se détachant sur fond pourpre des rideaux la composition est centré sur le pathos sans aucun recul par rapport à l’événement. Au lieu de retenir la belle mort de Plutarque il met en scène l’horreur du suicide. Cela n’empêche pas de caricaturer l’expression du visage, la laideur de celui-ci contraste avec le corps idéalisé (conformité avec le modèle du Laocoon ?).

Nicolas Poussin n’a pas traité ce sujet mais il l’a croqué  dans un dessin poignant (sort de « note de lecture »  et d’un réalisme extrêmement violent) :

Nicolas Poussin, Le Suicide du jeune Caton, 1638, 96 x 149 cm Royal Library Windsor Castle.

Voir aussi mort de Germanicus (Poussin), de Socrate, des fils de Brutus.

L’iconographie révolutionnaire reproduit les mêmes codes de la mort exemplaire (Marat assassiné ou le martyr révolutionnaire, Mort de Joseph Bara ci-dessous : exemple d’un corps juvénile violenté mais idéalisé, féminisé :

Jacques Louis David, Mort de Joseph Bara, 1794, 118×155 cm, huile sur toile, Musée Calvet Avignon

Mais le sujet antique ou biblique (Ancien Testament) peut donner lieu à des représentations pouvant aller jusqu’à l’horreur absolue, voire le  grotesque et en tout cas faisant intervenir la laideur d’un visage grimaçant et d’un corps se tordant de douleur ou le sang qui gicle des têtes tranchées ou des yeux arrachés : c’est le cas de Goliath, de Samson (: Rembrandt tableau de Francfort) :

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/8/82/Rembrandt_-_The_Blinding_of_Samson_-_WGA19097.jpg/1024px-Rembrandt_-_The_Blinding_of_Samson_-_WGA19097.jpg

Rembrandt, Aveuglement de Samson 1636 huile toile 206x276cm Francfort Kunstinstitut

ou Holopherne (cf. Judith et Holopherne de Caravage, d’ Artemisia Gentileschi)

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/ee/Gentileschi_Artemisia_Judith_Beheading_Holofernes_Naples.jpg/485px-Gentileschi_Artemisia_Judith_Beheading_Holofernes_Naples.jpg

Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne, vers 1614-1620, huile sur toile, 159×125 cm, Musée Capodimonte, Naples.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Judith_d%C3%A9capitant_Holopherne_(Artemisia_Gentileschi)

Artemisia règle ses comptes avec les hommes qui l’ont tant fait souffrir, Caravage fait de même avec David tenant la tête de Goliath :

Caravage utilise ce thème de la décollation comme prétexte à peindre des autoportraits (cf. exposé de Sarah D’Alguerre) exprimant la violence de son caractère et des milieux qu’il fréquentait.
Caravage, David tenant la tête de Goliath, 1609-10, huile sur toile, 125 x 101 cm, Galleria Borghese Rome.
Nous avons ici une sorte d’inversion morale de la représentation de la douleur et de l’artiste. Plutôt que de s’identifier à David, le héros juvénile défenseur du Bien montrant son trophée à la manière de Persée,  Caravage choisit de s’identifier au géant Goliath, comme il l’a fait également avec Holopherne. L’artiste incarne ici  la rusticité, la laideur, la brutalité, l’indignité, le rejet d’une société qui le rejette (cf. fréquentes démêlés avec la justice). Caravage choisit la figure du Mal et en même temps une figure de douleur, une manière d’incarner sa place d’artiste maudit, (homosexuel ?) plus attiré par les bas-fonds que par les palais.

Dans la mythologie greco-romaine, les figures du supplice de Marsyas ou de Prométhée sont souvent représentées en particulier par des peintres du baroque italiens, flamands et allemands (qu’on appelle les romanistes, c’est à dire ceux qui avaient fait le voyage à Rome à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle).

Jacob Jordaens, Prométhée enchaîné, vers 1640, hule sur toile 245 x 178 cm Cologne, Wallraf-Richartz Museum.
Détails de l’écorchement de Marsyas de José de Ribera, 1637, (Musée de Naples).
Ces représentations semblent inspirées de situations réelles. Le peintre espagnol, dont on connaît la prédilection pour des scènes de martyres, a dû composer le tableau d’après nature en s’appuyant sur des dessins croqués sur le vif.
Le sujet mythologique semble être ici un prétexte pour peindre la douleur exprimée sur le visage avec une précision anatomique étonnante. Le détail des autres silènes montre également de manière éloquente l’horreur et l’effroi qui saisit ceux qui assistent au supplice tout en interpellant par leur regard le spectateur.

8.  Douleur, perversité et érotisme,

(Quand la douleur mélange horreur, morbidité et plaisirs inavoués ou supposés)

La question du voilement ou du dévoilement s’est aussi posée pour le maladie, notamment la peste. La représentation métaphorique de cette dernière à travers les figures de Saint Sébastien et de Saint Roch est éloquente. Cela n’a pas empêché Gaetano Zumbo (1656 – 1701) lire article intéressant sur wiki ici, modeleur en cire sicilien célèbre en Italie et en Europe et admiré par les grands personnages y compris par les Académiciens.

Gaetano Zumbo : La peste, entre 1680 et 1700 : Cire polychrome, Florence, Museo della Specola (un des plus anciens musées scientifiques d’Europe avec une collection des cires anatomiques).

Il a réalisé plusieurs compositions pour le grand Duc de Toscane dont la Peste et le Triomphe du temps (où l’on voit des corps en décomposition) :

Le Triomphe du temps.

Détail :

A droite, le « monatto », le nettoyeur de rues, avance le nez protégé tant bien que mal par une bande de tissu. Il est le seul vivant dans cet entassement de morts, comme en témoigne la carnation de se peau, qui contraste avec le livide, le bistre, le vert et le brun des chairs mortes en décomposition.

Voici la description de Sade, dans Juliette :

« On peut y voir un sépulcre empli de cadavres à divers stades de la putréfaction, de l’instant de la mort jusqu’à la destruction totale de l’individu. Cette œuvre sombre a été exécutée en cire colorée imitant si bien le naturel que la nature ne saurait être plus expressive ni plus vraie. L’impression est si forte face à ce chef d’oeuvre que les sens semblent se donner l’alarme l’un l’autre : sans le vouloir on porte la main à son nez. »

Une image ambivalente et ambiguë de la douleur et du corps.

La douleur ambivalente : corps, désir, plaisir et douleur acceptée ou imposée. L’étrange carton de l’anthropologue Edwin Nichol Fallaize (membre de l’Institut Royal d’Anthropologie) :

Edwin Nichol Fallaize (1877-1954), carton avec gravures de supplices au recto et photos érotiques de nus féminins au verso de?but XXe sie?cle.

Le recto est un collage de différents supplices, sorte de tour du monde du supplice et de la douleur. Mais cette réitération confère un caractère obscène, une sorte de passion manifeste pour la douleur infligée au corps et probablement une paraphilie. On peut dire que la douleur d’autrui est transformée ici en objet de consommation.

Mais comment expliquer la présence au verso des nus féminins dans des positions lascives caractéristiques des photos érotiques du XIXe siècle ? N’y a-t-il pas ici une invitation à mêler douleur et plaisir sexuel ? Soit la violence conduit au plaisir soit la beauté est vécue comme une sorte de douleur. La manière dont ces images ont été placées est une transgression des conventions sociales.

Quelles que soient les questions qu’on peut se poser sur cet étrange assemblage, il est probable que pour Fallaize comme pour d’autres, le recto et le verso, la douleur et le plaisir, la défiguration et la beauté du corps, la soumission et le pouvoir de domination sexuelle exercé sur les suppliciés et … sur les femmes de petite vertu formaient une sorte d’unité dans la remise en cause de l’ordre social, esthétique et culturel.

Dans ce domaine un peu particulier du corps, (ou de la chair) faible et dominé, soumis, où douleur et désir sexuel se croisent pour le meilleur et pour le pire, il existe aussi (à côté du Laocoon et du voile de Timanthe) un autre archétype antique. C’est l’histoire racontée dans le fameux « Lai d’Aristote » le philosophe épris de Phyllis, courtisane de son élève Alexandre (voir ici) perd la tête au point de supporter sa domination. Le thème devient un des topoi de la littérature et de l’iconographie sarcastique notamment dans le monde germanique (montrant la faiblesse de l’esprit face au désir charnel).

Voici un exemple conservé au Louvre mais vous trouverez une centaine de représentations du thème ici.

Hans Baldung Grien, Phyllis et Aristote, 1503, dessin à l’encre et plume sur papier. Il existe aussi une version gravée sur bois de 1513  ici.

(Lire notice du Louvre ici)

Ce thème allégorique à grand succès (enluminures, ivoires, reliefs de cathédrales, tableaux, gravures, dessins, sculptures en bois) montre que la domination, la violence et le crime féminins existent aussi (Judith, Salomé, Salambô, Dalila, Circé, voire ce tableau de Gérôme montrant la « Vérité sortant du puits« ) ne peut que nous conduire vers les oeuvres du marquis de Sade récemment honoré d’une exposition très contestée au Musée d’Orsay.

Exposition : Attaquer le Soleil (Musée d’Orsay, 2015) extraits du catalogue :

https://goo.gl/photos/WKCDUTaRsoZjKwnk6

« Je ne suis point consolant moi Justine, je suis vrai ».

Voici une phrase qui marque la rupture entre tout l’héritage doloriste, sacrificiel et compassionnel de l’iconographie chrétienne ainsi qu’avec la douleur héroïque du classicisme. Sade ouvre aussi une brèche dans un certain ordre moral établi que l’hypocrisie bourgeoise du XIXe siècle s’empressera de refermer avec les résistances romantiques que l’on connaît (en particulier Baudelaire).

Sade dit ce qu’on ne veut pas avouer, montre ce qu’on ne peut pas dire autour de la cruauté même si beaucoup  avait déjà été dit. Car  à la cruauté  il ajoute le désir et à la douleur le plaisir charnel. Non pas au nom d’une extase théologique mais d’une extase sexuelle, comme si la Sainte Thérèse du Bernin livrait enfin son secret  (de polichinelle ?).

Sade est-il celui qui brise le tabou de l’irreprésentable : le désir de douleur, le plaisir de voir le corps et la chair mis à l’épreuve du mal ? Il fait en tout cas écart et toute une partie « ténébriste » de la création artistique et littéraire du XIXe lui doit beaucoup.

Car ce qui frappe dans les illustrations des oeuvres de Sade, c’est l’absence d’expression de la douleur, un peu comme ces figures de martyrs opposant la quiétude, l’absence de douleur aux tortures infligées à leurs corps.

Le premier thème de l’exposition s’appelle « Voir dans la nuit du corps ». Il explore les représentations anatomiques, notamment celles en cire de Zumbo et d’autres ateliers florentins comme cette sculpture de femme en cire.


Atelier de Clemente Susini, « Statue de femme gisante avec thorax et bas ventre ouverts… » 1775 – 1791. Florence.

En effet, Sade a fait le voyage en Italie, il n’était pas très intéressé par le « grand art » même s’il a admiré la fameuse « Vénus du Titien » et quelques oeuvres de Michel-Ange à Rome tout en déplorant le manque de « vérité » de ces figurations (aurait-il été un amateur précurseur des crucifixions – performances contemporaines ?).

Ces représentations ambiguës se prolongent et se multiplient au XIXe siècle dans certaines oeuvres de peintres pompiers mais également orientalistes comme Jean-Léon Gérôme bien caractéristiques des non dits de la société bourgeoise. Il peint à quatre reprise le thème d’une esclave nue alors que le point de départ était celui de Phryné devant l’Aréopage d’Athènes (voir tableau ici) courtisane athénienne accusée d’introduire un culte religieux étranger dans la cité, que son défenseur dénude devant les juges en leur demandant s’ils seraient capables de mettre à mort une telle beauté.

Ici la version du marché aux esclaves à Rome (Baltimore) dont il existe une version avec le corps vu de face.

Traité à plusieurs reprises le thème exprime finalement la douleur morale subie par le corps des femmes exposées au regard avant de subir physiquement la domination masculine, d’autant plus acceptée dans ces oeuvres exposées au salon, que le « sujet » est transposé dans d’autres mondes (du passé : Rome) ou du présent (Orient) :

Jean Léon Gérôme, Marché aux esclaves oriental, 1866, 84×63 cm huile sur toile, Clark Art Institut Massachussets.

L’orientalisme, l’exotisme ont permis à la société bourgeoise, par ailleurs très moralisante notamment vis à vis de la femme, de dénuder le corps féminin, de le réifier pour nourrir les fantasmes sexuels non seulement de la bourgeoisie mais aussi des classes populaires (carte postale) et bien sûr des artistes eux-mêmes. La peinture des « pompiers » offre à bon prix, jusque dans les salons officiels, du sang, des larmes et de la violence, mais aussi comme on vient de le voir du sexe et des fantasmes. Alors que le dolorisme religieux semble reculer avec la sécularisation de la société, les scènes mêlant nudité, violence et douleur se multiplient. Tout semble indiquer que la disparition des spectacles d’exécutions publiques a créé un vide que vient combler le spectacle de la chair, du sang et de la domination masculine transposé à d’autres lieux et époques.

Paul Jamin, « Le Brenn (Brennus) et sa part de butin« , (1893), huile sur toile,  162 x 118. Musée des beaux-arts de La Rochelle.

Paul Jamin, , Rapt à l’âge de pierre, 1888, huile sur toile, Musée des beaux Arts de Reims.

La torture médiévale sous l’Inquisition n’est pas en reste comme dans cette toile du portugais José de Brito tableau érotico – doloriste d’inspiration républicaine et anti-cléricale  peint lors d’un séjour de onze ans à Paris. La transformation du « martyre » chrétien visible dans les hallucinations qui semblent saisir la malheureuse et qu’on voit comme projetées sur un écran de cinéma derrière elle, en séance de torture sur des corps de femmes dénudées est ici manifeste. La position du corps nu est une métaphore du Christ sur la croix. Un des inquisiteurs semble détourner le regard mais de quoi ? De la nudité de cette femme ou face à la douleur que les bourreaux lui  font subir reprenant ainsi le mythe du voile de Timanthe ? On peut dire que le processus de sécularisation de la douleur est accompli.

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José de Brito, Tourment d’une martyre, 1896, huile sur toile, 239 x 295 cm, Musée National d’Art contemporain du Portugal, Lisbonne.

D’abord dans les médiums traditionnels, ces sujets conquièrent les médiums modernes, la photographie, le  cinéma (le « peplum », le film d’horreur ») et plus tard la bande dessinée (les « Comics » américains), véritable florilège du mauvais goût, lire article ici) est objet de critiques virulentes les accusant de corrompre l’esprit la jeunesse.

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Crime SuspenStories N°22, April-May 1954, cover by Johnny Craig.

9. « Les désastres de la guerre » et les massacres.

Un de sujets à forte charge émotionnelle est celui des massacres humains, en particulier de nourrissons. Exemple archétypal, le Jugement de Salomon met aux prises deux prostituées dont l’une a tué son enfant et vole l’enfant de l’autre. Le roi Salomon à qui elle a demandé l’arbitrage propose de couper l’enfant en deux. La tension dramatique maintes fois représentée atteint sont paroxysme quand la vraie mère préfère donner son enfant plutôt que de le voir mourir.

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Raphaël (1483–1520) Jugement de Salomon entre 1509 et 1511, fresque, 120 x 105 cm. Palais du Vatican, Stanza della Segnatura

Ce désespoir et cet amour maternels sont également à leur comble dans l’épisode biblique du Massacre des Innocents (Mathieu 2,16) qui précède la fuite en Égypte. Dans la représentation traditionnelle, le roi Hérode ordonne par un geste de la main aux soldats de tuer tous les enfants de Bethléem âgés de moins de deux ans. Ils sont parfois tués dans les bras de leurs mères. (cf. Giovanni Pisano, Giotto et plus tard Poussin, voire Picasso : Guernica…).

Maud Recht et d’Armâne Magnier (cubes K3-Chartes, 2015-2016) ont réalisé un dossier (qui pourrait-être la base pour une exposition sur le sujet). J’ai ajouté plusieurs remarques et quelques compléments. C’est  ici :

Diaporama :

https://drive.google.com/file/d/0ByMLcNsCNGb5MUJxSXExR1VLQTg/view?usp=sharing

texte avec les images incorporées :

https://drive.google.com/file/d/0ByMLcNsCNGb5cHlseUw1dUlQVFU/view?usp=sharing

Ce sujet cristallise plusieurs sentiments de douleur :

-la douleur physique infligée aux nourrissons subissant l’extrême violence et la cruauté des assaillants.

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Fra Angelico, Massacre des Innocents 1451-52. Tempera sur bois, 38,5 x 37 cm. Museo di San Marco, Florence.

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Nicolas Poussin, Dessin préparatoire du Massacre des innocents du Musée Condé à Chantilly. Plume, encre brune et lavis sur papier. 15 x 16 cm, Musées des Beaux Arts de Lille.

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Nicolas Poussin (1594-1665) Le massacre des Innocents, 1625 ou 1629. Huile sur toile,147 × 171 cm Musée Condé, Grande galerie, Chantilly

Poussin s’est inspiré du célèbre dessin de Raphaël immortalisé par le graveur Macantonio Raïmondi ci-dessous mais en concentrant sur une seule action, sorte de fragment (ou métonymie à l’image des romantiques) focalisant ainsi le regard sur quelques figures incarnant l’action et les sentiments de cette scène tragique en distinguant des étapes : avant pendant, après en se focalisant sur les  attitudes correspondantes (règle de la convenance) face  au  massacre, résister,  fuir… Entre le dessin et le tableau (voir ici) la mère de l’arrière plan se transforme d’une figure cherchant à fuir en une figure de folie implorant le ciel.

Marcantonio Raimondi Massacre des Innocents d’après Raphaël, 1510 gravure sur cuivre 28X43 cm

Jacques Stella (1596-1657), massacre des Innocents vers 1640 grisaille, Muse?e des Beaux-arts de Rouen.

-la douleur psychique  des mères qui trouvent un lointain écho dans la figure de Niobé dont les enfants furent mis à mort par vengeance divine.

la terreur et la pitié  chez le spectateur.

Bien sûr l’histoire fournit aux peintres d’autres sujets de massacres collectifs. Illustrant un épisode de la vie d’Octave, petit-neveu de César, les Massacres du Triumvirat d’Antoine Caron (1566, Louvre) montrent la sanglante répression du second triumvirat (300 sénateurs, dont Cicéron, et deux mille cavaliers massacrés) (cf. site du Louvre ici article…).

Voir article intéressant ici (dernier article en bas de page: https://goo.gl/photos/WWnR3TdKKotF1oPJ6)

Antoine Caron (Beauvais, 1521 – Paris, 1599), Les massacres du Triumvirat, 1566, 116 cm x 195 cm. Louvre.

Ce tableau fait allusion au massacre des protestants pendant les guerres de religion : le 6 avril 1561, le connétable de Montmorency, Jacques d’Albon de Saint-André, et le duc de Guise formèrent un Triumvirat contre les protestants. Ce fait contemporain entrait en résonance avec les guerres civiles de la République romaine relatées par Appien, contemporain de Marc Aurèle, dans Histoire romaine. On pourrait interpréter cet « anachronisme » à la manière des typologies médiévales qui établissaient des correspondances entre Ancien et Nouveau Testament, certains faits du premier étant censés prophétiser la naissance et la Passion du Christ.

Tableau original sur un sujet d’histoire antique traité par plusieurs graveurs anonymes ou pas.

Johannes et Lucas Doetecum (Hollande), Massacres du Triumvirat (d’apre?s Vredeman de Vries) , avant 1570, gravure au burin,  33 x 42 cm.

Caronchoisit d’ordonner la composition en partant du point de fuite où se trouvent les triumvirs, source de la tyrannie qui s’abat sur la cité (Rome clairement figurée ici par ses monuments).

Une réinterprétation des massacres de protestants à travers cette composition complexe en perspective qui place paradoxalement au premier plan des scènes d’une extrême violence visiblement pour frapper le spectateur un peu  à la manière des médias actuels (cf. Sontag).

Les guerres de religion entre catholiques et protestants ont justement donné lieu à une iconographie des supplices, et de massacres (notamment dans la gravure) qui ressurgira avec la Guerre de Trente ans (Jacques Callot)massacres de Wassy et de Tours en 1562, celui de la Saint Barthélémy en 1572 donnent naissance à une imagerie violente largement popularisée par les « Quarante gravures de Tortorel et Perrissin.

Exécution des conjurés d’Amboise, gravure d’après Tortorel et Perrissin.

Une « Michelade » protestante à Nîmes (massacre de catholiques) par les mêmes Tortorel et Perrissin ici.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/9a/Michelade.jpeg

Michelade de Nîmes. 1567. Par Tortorel et Périssin.

Les deux graveurs ont produit une série d’estampes illustrant les principaux événements dramatiques survenus en France entre 1559 et 1570, dont les innombrables reproductions jalonnent les manuels d’histoire.  Cette suite de gravures publiée à Genève en 1570 était le premier ouvrage à fournir exclusivement par le biais d’images une histoire du passé récent en vue d’offrir un « vrai portrait » d’événements contemporains.

Tortorel et Perrrssin, Le massacre de Wassy 1er mars 1562. Gravure (eau forte ? non datée) de 54 x 37 cm. Archives départementales de la Marne.

Autre source majeure sur les massacres des Guerres de Religion mais en littérature cette fois, le poète Théodore Agrippa d’Aubigné ou Universalis ici (1552-1630) qui exprime dans ses chefs d’oeuvre : Printemps et Tragiques son horreur des supplices et des souffrances physiques, et spirituelles infligées aux protestants.

Portrait de Théodore Agrippa d’Aubigné. 1622, huile sur toile, Genève.

Chez d’Aubigné, les descriptions poétiques du corps supplicié, ouvert, meurtri sont d’une force incroyable : son propre corps, son cœur, ses entrailles sont mis à nu, il est vrai dans un contexte doublement propice : massacres des Guerres de Religion de la 2e moitié du XVIe siècle mais aussi débuts et diffusion de la dissection et de l’anatomie dans les pratiques médicales.

Dans les Stances, livre du recueil le Printemps (poème de jeunesse) il  s’inspire de l’amour déçu des Sonnets de Pétrarque pour mettre en scène sa souffrance physique et psychique.

J’ouvre mon estomac, une tumbe sanglante

De maux ensevelisz : pour Dieu, tourne tes yeux,

Diane, et voy au fond de mon cueur party en deux

Et mes poumons gravez d’une ardeur violente,

Voy mon sang escumeux tout noircy par la flamme

Mes os scz de langeurs en pitoiable point

Mais considere aussi ce que tu ne vois point

Le reste des malheurs qui saccagent mon âme.

Vasari à la Sala Regia du Vatican ainsi que d’Alexandre Evariste Fragonard ont également représenté ce sujet.

Giorgio Vasari, Massacre de la Sainte Barthe?le?my, Assassinat de Coligny, fresque 1572-73, Rome, Vatican, Sala Regia.

Les guerres de religion du XVIe puis la Guerre de Trente Ans, donnent l’occasion aux artistes peintres et graveurs de représenter des scènes d’une rare violence. La série de dix-huit planches de  Jacques Callot 1592-1635) les grandes Misères de la guerre : (voir ici).

Ici l’atrocité des douleurs infligées devient quelque chose qu’il faut déplorer voire arrêter à l’image du Massacre des Innocents. Il décrit les atrocités commises par les troupes françaises lors de l’invasion de sa Lorraine natale pendant la Guerre de Trente Ans. Dans une perspective ample et profonde peuplée d’une foule de personnages, les scènes sont dotées d’une histoire et légendées d’un commentaire en vers qui décrit ce qui est en oeuvre et les misères subies.

Le supplice de la roue

La revanche des paysans.

On voit là que Jacques Callot ne se contente pas de dénoncer les horreurs commises par l’armée française mais il un regard compatissant (chrétien dirait-on) vis à vs des soldats subissant « la revanche des paysans ».

Hans Ulrich  Franck artiste allemand mineur mais qui crée en 1643 une série d’eaux fortes montrant les soldats tuant des paysans.

Au début du XIXe siècle les batailles napoléoniennes relancent l’iconographie des tueries dans des tableaux de grand format.

Voir extraits du catalogue ici :

https://goo.gl/photos/C72q5wvkYPB3uLUT7

Les gravures de la série de Goya intitulée Désastres de la guerre  (1810-1815) sont parmi les plus crues dans la tradition des représentations de la douleur qui remonte au Moyen-Age.  Leur vrai titre est plus précis :

« Conséquences fatales de la guerre menée par l’Espagne contre Bonaparte et autres caprices frappants. »

Les 84 estampes réalisées entre 1810 et 1815 n’ont été publiées qu’en 1863

Goya : Caridad (« Charité », Désastre 27) :

De la fin du XVIIIe siècle à nos jours, champ visuel passe de la scène de bataille et ses figures chevaleresques à l’individu mutilé physiquement ou spirituellement par les violences qui se déchaînent. Il s’agit d’un changement de représentation dans tous les sens du terme.

Les eaux-fortes de Goya intitulées ont imposé dans l’art l’existence d’un nouveau point de vue sur la guerre, perçue comme choc sauvage entre bourreaux et victimes. Dans un conflit sans règles, Goya invente une iconographie éloignée de la noblesse des styles contemporains ( rococo tardif ou néo-classique), sans pour autant se perdre dans l’opportunisme des estampes courantes peuplant les « gazettes ».

Wordsworth et Baudelaire (cités par Susan Sontag) ne dénonçaient-ils pas à la fois l’appétit pour le sensationnel et l’habitude jusqu’au désintérêt qui guette les sociétés abreuvées d’horreurs et de violences ?

La force actuelle du Goya des « Désastres » tient à ce qu’il ouvre sur ce que, peut-être, il pressentait, l’insupportable cruauté des rapports entre les peuples, comme si les Lumières désormais accentuaient les ombres, voire les abîmes que le romantisme noir a mis en lumière.

Partant de l’oeuvre de Goya, Susan Sontag prolonge la réflexion jusqu’à nos jours au début du XXIe siècle avec la photographie de guerre, les massacres et les guerres « sans images » (1e Guerre du Golfe). Rappelons que la  photographie de guerre naît avec la guerre de Crimée (1853-1856) et surtout de Sécession aux États-Unis (1861-1865) :

Soldat confédéré tué dans une tranchée près de Petersburg (USA).

De même, les deux premiers conflits mondiaux et la guerre d’Espagne donnent l’occasion aux artistes de renouveler le genre, Guernica étant en exemple parmi les plus bouleversants (Madrid, Centre de Arte Reina Sofia). La panique de la mort est ici omniprésente : bouches béantes comme des plaies, pieds et mains tordus par la douleur, yeux exorbités fuyant le visible, corps désarticulés subissant la violence.

Pierre Daix dira à ce sujet : « Picasso ne peint pas à la manière de Delacroix « Scènes de Massacres à Guernica » mais il interroge sa peinture face au massacre de Guernica. »

Le drame de Guernica se jouait essentiellement entre femmes, la présence masculine est discrète. Ici fuyant, ailleurs hurlant à la mort de son enfant, la femme porte le drame au-devant de la scène à la manière du Massacre des Innocents.

Picasso récidive à la fin de la Seconde guerre mondiale avec un tableau d’une autre nature, le Charnier.

Le charnier Paris, 1944~printemps 1945, huile et fusain sur papier 199,8 x 250,1 cm. MOMA.;(cf. cours précédents)

. « Tu vois une casserole ? «  aurait dit Picasso à Eluard venu avec un survivant de Manthausen pour mesurer les effets que produirait le tableau chez une victime.  » Eh bien une casserole aussi ça peut crier ! Tout peut crier ! »

L’homme au mouton est bien sûr une allégorie des civils innocents envoyés à l’abattoir nazi.

L’homme au mouton [E?tude] Paris, 19-February/1943 encre aquatinte 66 x 50,2 cm. Muse?e Picasso.

Le Charnier renvoie évidemment à l’autre grand tableau de Picasso sur la guerre, Guernica. Comme souvent, les modèles plastiques étaient déjà inventés dans d’autres sujets de son époque surréaliste, Crucifixion, Olga hurlante, le cheval hennissant dans les tauromachies, mais aussi la désarticulation cubiste des corps.

Son iconographie inspire des scènes de massacres  voir su ce sujet l’exposé de Morgan Godin (K3-2015-2016) ici : http://lewebpedagogique.com/khagnehida2/archives/8986

Sur la manière dont Picasso a peint la souffrance et l’inhumanité causées par la guerre voir ici : http://lewebpedagogique.com/khagnehida/archives/26502

L’émotion personnelle de Picasso ne se reflète pas de la même manière dans les Massacres de Corée où des femmes et des enfants apeurés sont mis en joue par des soldats dans un dispositif rappelant à la fois le Dos de mayo de Goya et le Massacre des Innocents.

Picasso, Massacre en Core?e, Vallauris, 18 Janvier 1951, huile sur contre-plaque? 110 x 210 cm. Muse?e Picasso.

Quels bouleversements dans la figuration de la douleur dans la guerre au XXe siècle ?

Si au XIXe siècle la guerre avait pu être valorisée : nationalisme, esprit révolutionnaire, romantisme des combats pour la liberté, mais la tristesse des ruines et des massacres du XXe siècle marquent l’effondrement de la foi au progrès. Pourtant, en 1909 Marinetti appelait la guerre « l’hygiène du monde ».

Marcel Gromaire qui a vécu la guerre de l’intérieur écrit dans son Journal d’un créateur :

« La guerre, cette pourriture sans noblesse. Elle ne peut laisser après elle que la pourriture. Les jeunes gens au cœur propre ont senti la nausée et ont hurlé à la mort. Ainsi ils ont acclamé leurs maîtres Rimbaud et Lautréamont pour leur génie destructeur, ainsi que Picasso le froid dépeceur plastique (…). Et comme l’amour est en tout lieu le privilège des âmes ardentes, leur amour s’est teinté de sang et n’a tiré son exaltation que de l’amère destruction de soi-même. »

Il peint la Guerre de manière sobre, sans pathos, ni exaltation? Froide, implacable, étouffant la douleur de l’âme dans le corps devenu une machine à tuer ou à se faire tuer.

Marcel Gromaire La guerre, 1925, huile sur toile, 127x98cm, Centre Pompidou. Paris.
Des corps statufiés, déshumanisés  qui disparaissent enfouis déjà dans la terre et derrière leur vêtement épais. Les visages sont durs, pas d’humanité violente ni souffrante ici. Simplement le fatalisme de cette guerre dont peu avaient imaginé la durée et les conditions. Parallèlement, la guerre perd toute picturalité non seulement par la tristesse des couleurs des uniformes et des paysages mais par l’invisibilité de tant de cadavres enterrés.

Georges – Henri Rouault (1871-1958) Jeune bleuet fauché, après 1926, encre et gouache sur gravure, 61 x 42 cm, Centre Pompidou, Paris.

Si les artistes romantiques avaient déjà contesté la tradition classique de la peinture de guerre par le fragment (Géricault bien sûr et son Cuirassier blessé quittant le feu), mais aussi des suiveurs comme Émile Betsellère (1847-1880) et son Oublié qui annonce le Soldat blessé de Dix.

Émile Betsellère,  L’oublié, 1872, huile sur toile, 125 x 200 cm, Bayonne Musée des Beaux Arts

C’est un soldat abandonné sur le champ de bataille de la guerre de 1870, qui s’est peut-être cru mort mais qui prend conscience dans le silence après la bataille qu’il est en vie. Il est jeune, imberbe, personnage réel qui a posé pour l’artiste alors qu’il avait été sauvé par une infirmière. On peut dire que la peinture militaire, la peinture d’histoire jadis glorifiées sont définitivement écartée.

Le corps guerrier suit trois registres de représentation :

-le premier place le corps dans un propos allégorique comme dans la Guerre d’Arnold Böcklin :

Arnold Böcklin Der Krieg, 1896 huile sur toile, 100 × 69 cm Staatliche Kunstsammlung Dresden,

Ici la guerre est un état de fait, un triomphe de la mort avec ses trois cavaliers qui rappellent l’Apocalypse.

-Le deuxième reste fidèle à la glorification mais à des fins de propagande militaire :

Alexandre Deïneka, La défense de Petrograd, 1928.

-Le troisième registre représente une humanité meurtrie profondément touchée par la violence guerre à la manière des gravures de Callot,  de Goya ou des tableaux de Delacroix (Massacres de Scio voir ici).

Mais la catastrophe de la Grande Guerre change le point de vue plastique des artistes car ses moyens de destruction ont été exceptionnels. La violence des moyens techniques modernes fascine, la brutalité impose de changer le sentiment artistique, les crimes placent l’homme comme victime, la guerre devient aussi une affaire de conscience.

Le triptyque de la Guerre d’Otto Dix devient un pur monument d’horreur jusqu’au sublime (voir plus loin)

Si le héros classique  (ou révolutionnaire -> cf. Mara assassiné ne semble pas souffrir, ou s’il souffre il considère que c’est dans l’ordre des choses pour son martyre, la guerre du XXe siècle n’est pas faite pour le corps ni dans la geste héroïque ni dans l’affliction positive du martyre.

Cet impossible placement du corps dans l’univers de la violence extrême trouve sa traduction dans Debout les Morts ! (1917) de Frans Maserel :

Frans Masereel, Debout les morts, Résurrection infernale, 1917, xylographie, 14 x 11 cm, Musée d’histoire contemporaine – BDIC, Paris.

« Masereel (1889-1972) se trouve à Genève durant la Grande Guerre – et s’y engage dans la lutte contre la guerre, lutte sans efficacité face au déchaînement général. Dessins à l’encre et gravures sur bois sont ses instruments, les gravures étant réunies dans des recueils, Debout les morts, Les Morts parlent, qui sont autant de dénonciation sans équivoque du carnage. Masereel simplifie, brutalise, oppose le noir au blanc.

Il traite des scènes prises aux journaux et à leurs clichés et, par un traitement graphique singulier, pousse jusqu’à l’insupportable la souffrance. Ou il use d’un fantastique macabre : deux corps acéphales portent sur une civière leurs têtes, l’une coiffée du képi français, l’autre du casque allemand. C’est folie de toute part, une folie contre laquelle Masereel se sait impuissant »

(Source : Site la Couleur des larmes » exposition virtuelle consacré aux peintres et à la guerre de 1914-18)

Dans le même esprit mais avec de forts accents apocalyptiques, Abel Gance réalise son « J’accuse ! » dès 1919. Film, qui à l’origine, dans l’esprit de Gance, était plutôt favorable à la guerre, mais qu’il transforme en réquisitoire contre elle. Ce revirement est caractéristique de l’esprit pacifiste des anciens combattants qui se développe dans l’entre deux guerres. L’extrait du scénario de la Fin du monde (un autre projet de film d’Abel Gance à la fin des années ’20 décrit bien ce  changement d’état d’esprit :

En ce temps-là les hommes se trouvaient si fatigués qu’ils ne pouvaient lever leurs yeux plus haut que les toits des banques ou les cheminées des usines. La guerre venait de terrasser les plus belles énergies, et les dernières croyances dans un Dieu juste s’en étaient allées au vent des haines. Le cœur du monde était anéanti par la douleur, les larmes et le sang en vain répandu. De la campagne la plus fleurie à la ruelle la plus déserte, la grande lassitude s’étendait comme un voile ou montait en tourbillons noirs avec la fumée des usines ; et les mères sur le seuil des portes n’apprenaient plus le rire à leurs enfants. Quant aux mâles, ils s’en étaient à peine revenus de la guerre, comme des troupeaux, échappés par hasard au massacre, que déjà l’ancien but, l’Argent, se rallumait, féroce, dans leurs prunelles.

Schéma dramatique de la Fin du Monde vue par Abel Gance (25 mars 1929), BnF.

Dans cette fameuse scène d’Apocalypse de la première version ci-dessous, les soldats morts ressuscitent pour aller demander des comptes aux vivants. Le film est remonté et complété par de nouvelles scènes  sonores en 1938 alors que la nouvelle guerre semble inévitable. Le film de 1938 d’esprit munichois sorti peu avant les accords, il est « raccourci » par ses producteurs.

Sur la Seconde Guerre mondiale cf. cours précédent sur l’infigurable (Music etc.).

10. Les têtes d’expression : entre néo-classicisme et romantisme.

A partir du XVIIe siècle, des artistes plus attentifs aux codes de la représentation.

Les débats esthétiques académiques du XVIIe et XVIIIe rendent également les artistes plus attentifs aux codes de représentation. Les nombreuses études préparatoires de visages, de gestes, de corps exprimant douleur psychique et corporelle montrent que l’esthétique, enjeu profane, se substitue progressivement au dolorisme religieux.

D’ailleurs, de nombreux motifs religieux à connotation pathétique sont repris à des fins profanes comme dans les scènes du quotidien de Greuze, ou dans les tableaux au contenu rhétorique néo-classique du type exemplum virtutis.

Par exemple motif des femmes éplorées qui trouve son origine aux déplorations se transpose dans des scènes profanes où l’épouse en deuil pleure son époux. Andromaque :

Domenico Cunego, Andromaque pleurant la mort d’Hector –

Cunego d’apre?s Hamilton 1761-64, eau forte BNF.

Jean Baptiste Greuze, La male?diction du pe?re, le fils puni, 1777 huile sur toile 130×163 cm Louvre.

Après l’échec de son Septime Sévère et Caracalla, Greuze se consacre à la peinture de genre à vocation morale.

Dans la tradition de la parabole biblique du fils prodigue, la malédiction du père est le pendant d’un diptyque que décrit d’abord La malédiction du père envers son fils, qui néglige la famille (dont il est le seul soutien) pour rejoindre l’armée. Dans cette seconde scène, le fils trouve son père mort à son retour. Greuze adopte les canons de la peinture d’histoire classique, composition en frise, tons sombres, gamme chromatique limitée, et gestes éloquents de douleur.

Mais il étudie aussi minutieusement l’expression des visages comme le montrent les « têtes d’expression » qu’il a dessinées :

https://lh3.googleusercontent.com/qWSqyxdEx8JhomAIG0pF1bOL-2BgaBUSXEDUnbcL_xlgD6sE2Gi6K8XIRDVVUU8lpTZOlv6nvkaSEcdDHnrWa9OF5PspZSG1gN4MYUktUENGn7XQCLjeXeG9xTEP4Q4pK26WkFjdI-4rn_7L8jlxJTrh7V0fFysWIcZXFe87OVo2m4MM2PUT1RRe1rPrCQcynCmds2JaJ1RAUjXFgmeTyMDScRiVb5op8hO0KaEBxD6Q8dBkGRV9lb_8VoXECknWICXahUEymk3QIlkV-Fyq09CjAkm0aheXQBdQzKyMxH-PkdobnsnPJz4QKWedGEyrtdFO9BSBO-mHGqValm0esx5TSdR6KUz4_ZiDmm-6007nD9IujRVimaxvNqKL1FzvL2WQ63J_BjepmD0Aj365UUyfRQJeLe8qLxdjZt2gP4ozkN0GXAtAT9A8SfxPST4vLzSD9lpGpcXhyJJneRSMO2fox-lD8wUp4qeGWlXmS0y_nU0h2RLEia-C9n1t0fk2c8TIFC2kuxaqCjl85BWSJJCpH-assOz7Z5dbAmKsGb_26MgV70IXS_mHNlkHjsXAKl6e2KqIQu97wSd-SSPpBsySw-QtVqAD6aB_7DWkKv28B8Wt6w=w591-h826-no

Le comte de Caylus, fonde en 1760 un concours de la tête d’expression qui avait pour but d’encourager les artistes à « rendre l’expression des passions » dans la lignée du travail de Charles Le Brun. Il s’agissait de marquer les traits du visage de manière éphémère alors que le caractère de la personne le marquait selon lui durablement. Ce concours s’inscrivait parfaitement dans la volonté de retrouver une certaine réalité de l’expression théâtrale et picturale en rompant avec les afféteries à la Boucher.

Un exemple :

Cette tête d’expression de la Douleur a été jugée « juste » au Salon et inspirée de Le Brun et du Laocoon.

Augustin Pajou présente le modèle en plâtre de cette sculpture au Salon de 1785, Psyché abandonnée (Louvre) un pendant à l’Amour taillant son arc dans la massue d’Hercule de Bouchardon commandé par le comte d’Angiviller en 1783. Pour PAjou c’est l’occasion de rivaliser à la fois avec son prédécesseur Bouchardon et son concurrent direct Houdon.



Belle et malheureuse Psyché montre sans retenue sa tristesse au spectateur ce qui n’a pas manqué de scandaliser d’autant plus que son corps a été vu comme trop explicite; ses formes trop épanouies et beaucoup trop âgé par rapport à la jeunesse du personnage.

Le visage en pleurs est une image du désespoir :


François Rude, Attention mêlée de crainte, tête d’expression en plâtre, 1812, 69x43x26cm, École nationale des Beaux-Arts.

Une tête dans sa coiffure et dans ses traits de style néo-grec alors que l’expression elle même semble davantage exprimer l’attention que la crainte. par sa puissance, cette figure exprime déjà la force de l’allégorie féminine de l’appel au volontaires dans le grand relief de l’Arc de Triomphe de l’Étoile.

Jean-Baptiste Stouf (1742 – 1826), Jeune fille affligée, 1785, Terre cuite, H. : 0,38 m. ; L. : 0,34 m. ; Pr. : 0,29 m. Exposée au Salon de 1785, l’oeuvre évoque les « têtes d’expression » que les élèves préparaient lors du concours portant ce nom à l’Académie.

David, très intéressé par le théâtre, a dessiné de nombreuses têtes d’expression pour rendre au mieux l’expression de l’émotion. Mais il faut y ajouter un substrat « scientifique » grâce aux travaux de Lavater (1775; traduction française en 1781) ont également contribué à ce regain d’intérêt. Parmi ces têtes, la « Douleur » (à côté d’effroi, d’attention…).
L’habileté de l’artiste consistait à représenter deux sentiments compliqués sur les mêmes traits.
David n’a pas hésité comme d’autres avant lui d’aller puiser dans le répertoire des Déplorations du Christ mot ou de la Descente de croix comme p. ex. celle de Daniele da Volterra d’après des dessins de Michel-Ange dont il était un ami proche :
https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Deposition_by_Daniele_da_Volterra?uselang=fr

11. La laïcisation des motifs dans l’art funéraire.

Erwin Panofsky dans la Sculpture funéraire (de l’Antiquité à Bernin). Ouvrage scanné ici, montre qu’à la Renaissance, malgré une certaine continuité, les tombeaux et monuments funéraires suivent l’évolution générale vers la « bella maniera moderna » qui éloigne la représentation des thématiques exclusivement religieuses des tombeaux du Moyen Age.

Par ailleurs, aux qualités « religieuses » (Vertus, piété) des tombeaux sculptés médiévaux s’ajoutent à partir du XVIe des préoccupations plus profanes comme par exemple la célébration des qualités intellectuelles ou militaires d’hommes de lettres, d’humanistes, d’érudits, de naturalistes. Un des premiers exemples en Europe du Nord est l’épitaphe gravée d’un humaniste proche de Maximilien Ier, Conrad Celtes :

Hans Burgkmair, Conrad Celtis épitaphe (sterbebild) gravée sur bois 1507 (de son vivant).

Oeuvre d’un graveur germanique important, l’épitaphe montre le portrait en buste du grand poète membre de la cour de Maximilien Ier, (premier poète lauréat allemand, nommé professeur d’éloquence à l’Université de Vienne), émergent derrière une plaque commémorative, yeux fermés, comme affligé de sa propre disparition. Il est pleuré par deux cupidons mais aussi par les dieux classiques auxquels il a voué sa vie : Mercure et Apollon. Il pose ses mains sur quatre de ses livres dont le Quatuor libri Amorum (Nuremberg 1502), recueil illustré par Albrecht Dürer, ainsi que Odat?n lib. 17, (Strasbourg, 1513).

Les inscriptions sont tirées de la Bible et d’Ovide, elles louent le poète et déplorent l’intrusion de la mort dans l’amitié ; les vers de la plaque commémoratives exhortent les amis et disciples humanistes à manifester leur regret en pleurant, en se frappant la poitrine, et, en même temps, à se consoler en pensant que Celtis converserait désormais avec eux par  ses écrits.

Le motif des « Arts endeuillés » (terme de Panofsky) consiste à remplacer les traditionnels pleurants par les sept arts libéraux (un peu  à la manière des sept Vertus qui étaient déjà utilisées comme décor funéraire depuis le XIVe siècle.

Dans le tombeau du roi de Naples Robert d’Anjou, (église Santa Chiara, Naples, vers 1343-1345), les Arts libéraux placés derrière le sarcophage, déplorent le défunt en se plaçant  « Endeuillés par la mort, les sept arts, en accord avec les neuf muses, pleurèrent. »

Détail du Tombeau de Robert d’Anjou, l’enfeu. Les Arts libéraux sont placés derrière le gisant.

Antonio Pollaiuolo, Tombeau du pape Sixte IV (vue d’ensemble). 1484-1493. Bronze, Basilique Saint Pierre, Rome.

La tombe prend ici la forme d’un tumulus. C’est une grande pyramide oblongue et tronquée de telle sorte que sa partie supérieure puisse recevoir l’effigie étendue du défunt pape, ses armoiries et l’inscription commémorative, mais aussi les sept Vertus. Les faces concaves montrent les arts libéraux censés déplorer la disparition d’un homme qui les avait protégés et dominés. Alors que dans le tombeau de Robert d’Anjou les arts sont « deuillants » ici l’esprit renaissant transforme les arts libéraux en allégories « à l’antique » sans aucune expression de douleur ou de deuil. Philosophie et théologie sont placées près de la tête du gisant préfigurant l’association qui en sera faite dans la Chambre de la Signature par Raphaël.

La théologie devient ici une allégorie sous les traits de Diane à demi nue et étendue choix justifié par le fait que l’on pensait la doctrine sacrée éclairée, et même éblouie, par la lumière de la Trinité figurée ici par la triple tête entourée d’un halo de flammes, de la même manière que la déesse lunaire l’est par la lumière du soleil.

La Philosophie, 1484-1493, bronze, Antonio del Pollaiolo, (Vatican, basilique de saint Pierre, détail du tombeau de Sixte IV). Représentée en position mélancolique

L’animation des personnages de Pollaiuolo et la tension de la décoration évoquent le style de son rival, Verrocchio. Ayant lui-même pratiqué la dissection de cadavres, l’artiste a accordé une attention aux muscles, aux veines, aux gestes et à tous les mouvements du corps qui affichent le fonctionnement naturel de corps humain.

Les sujets de deuil et les lamentations se multiplient à partir XVIIIe siècle avec des figures accablées de douleur face à la mort d’un être proche (famille, amitié, respect des disciples…). Les cimetières se remplissent de sculptures alélgoriques.

Plus proches de nous, les monuments au morts de 14-18 mettent en scène la douleur face aux « désastres de la guerre » et à la mémoire des milliers de « morts pour la France ». De grands sculpteurs comme Aristide Maillol ont traité le sujet :

Aristide Maillol, « La douleur », monument aux morts de Céret.

Originaire de Banyuls, le sculpteur Aristide Maillol (1861-1944) a réalisé des monuments aux morts dans quatre localités proches de son pays natal. Le monument de cette ville est inauguré en 1922. Sculptée en grès gris-clair, la statue de « La Douleur » représente un femme assise, un bras replié soutenant sa tête. Une version en bronze de la même statue a été installée dans les jardins du Carrousel à Paris en 1964.

Autre exemple intéressant, le monument aux morts de Dardilly (Lyon)

Monument aux morts commémoratif de la guerre 1914-1918 dans la commune de Dardilly.

Le XXe siècle et son lot de massacres de masse et de millions de morts a produit une multitude d’images du deuil, si ce n’est que par les monuments aux morts de la Grande Guerre. L’artiste allemande Kathe Kolwitz offre une image poignante de la guerre, l’horreur, la mort des êtres chers transforme les oeuvres en cris silencieux figurés par des corps qui ploient sous le poids de la douleur. C’est un autoportrait de l’artiste avec son époux pleurant leur fils mort au front.

Käthe Kollwitz Les Parents, 1921-1922, gravure sur bois, 35×42 cm, Cologne, Käthe Kollwitz Museum.

Cette gravure inspirera plus tard un monument funéraire.

Kathe Kollwitz, Les parents en deuil, monument dédié à son fils mort au front et qu’elle pleure avec son père pour toujours.

12. Une nouvelle approche du corps et de la douleur au XXe siècle.

Yves Michaud dans Histoire du corps (tome 3) souligne l’importance de la photographie qui à partir de 1840-1860 aura une grande influence en permettant de libérer la pose, d’isoler des détails, de suivre le mouvement en décomposant et en recomposant la forme, bref en permettant d’explorer le réel et en retour d’inspirer les artistes eux mêmes. Les bouleversements de l’imagerie du corps doivent beaucoup également aux films qui permettent de le montrer dans toute sa dimension expressive et gestuelle. L’approche du corps suit trois registres au XXe siècle : corps mécanisé, corps de beauté et corps défiguré (qui nous intéresse par rapport à la douleur.

  • La perfection et l’éloge de la machine (automobile, avion qui inspirent le futurisme, mais aussi le constructivisme russe et un peu plus tard le Bauhaus) est récupérée par les systèmes totalitaires et appliquée à l’homme lui même : l’athlète performant (olympisme), le travailleur productif (URSS), le type racial « pur ». Le corps mécanisé (travailleurs, athlètes, danseurs…) exprime un idéal de force (art fasciste, communiste, homme nouveau bâtisseur d’avenir),  On pensera aux films de Leni Riefenstahl (Olympia dit « Les Dieux du stade » en 1936), au stakhanovisme et au productivisme soviétiques (La voie lumineuse de Gregori Alexandrov en 1940).
  •  A l’opposé de cette vision positive du corps  un temps asservi aux utopies totalitaires  subsiste un corps de la maladie et du stigmate avec des prolongements symboliques (ravages de guerre, signes de déchéance, approches apocalyptiques). En effet, les horreurs de la guerre de 1914-18 retentissent dans l’art de l’entre-deux-guerres (Voir site du Mémorial de Caen « La couleur des larmes » : collages dada (notamment à Berlin) et caricatures, peinture de guerre notamment de la Nouvelle Objectivité. On pensera bien sûr à Otto Dix et son fameux triptyque La guerre (1929-1932). Il s’intéressa à l’horreur de la guerre, à la violence subie par les corps et à la douleur des soldats.

La Guerre de Otto Dix, 1929-32, triptyque, peinture sur bois (204X204 cm), Dresde Stradtmuseum

Les gravures de Dix sont d’une grande expressivité. L´impossibilité de représenter tous ses souvenirs singuliers de la guerre sur une seule et même toile, pousse l’artiste en 1923 à concevoir une suite de 5 portfolios comportant chacun 10 gravures en taille-douce, intitulés La Guerre, un concept déjà mis en œuvre par Francisco de Goya avec Les Désastres de la Guerre, et par Jacques Callot avec Les grandes Misères de la Guerre en 1632. La gravure s’impose encore une fois comme le médium le plus convenable pour retranscrire et partager ces événements dans tous leurs détails.

« La guerre est quelque chose de bestial ; la faim, les poux, la boue, les bruits d’enfer. Tout est vraiment différent. C’est que voyez-vous j’ai eu l’impression en voyant les tableaux du passé, qu’une partie de la réalité n’avait jamais été représentée, le laid. La guerre était une affaire monstrueuse, mais malgré tout quelque chose de puissant. Il ne fallait en aucun cas que je manque de cela. »

Par ces mots, Dix décrit à la fois ses souvenirs mais également notre ressenti devant ses œuvres : un mélange étrange d’effroi et de fascination pour ce qui est profondément laid.

La gravure « Homme blessé » (automne, 1916, Bapaume) nous projette face à la douleur d’un soldat allemand agonisant sur le champ de bataille. Dans ses yeux exorbités, sa bouche grande ouverte et ses mains crispés se lisent la peur et la souffrance : camarade ou ennemi, la douleur qu’a causée cette guerre est universelle.

Hanté par la douleur de ses souvenirs, Dix se servait de cet exercice comme une catharsis libératrice, dont la pratique de la gravure joua un rôle fondamental. Inciser violemment un motif sur une plaque vierge à l´aide d´une pointe dure, c’est en quelque sorte violer son unité, effectuer une blessure. Pour Dix, la gravure en taille douce ne représente pas seulement la guerre, elle devient sa propre métaphore. Creusant comme de l’acide qui marque la plaque, la décomposition des deux cadavres de la planche Vu sur le versant de Cléry-sur-Somme.

Après avoir été banni de toute exposition sous le nazisme (artiste dégénéré ) et emprisonné, il revient à la thématique de la douleur en passant par le sujet biblique :

 Dans les ruines de la Seconde Guerre mondiale Dix place la figure tragique de Job, l’innocent homme de douleur biblique qui préfigure le Christ sur la croix, transfiguré en soldat blessé au corps couvert de plaies ouvertes et de stigmates dans un décor d’apocalypse. Otto Dix en Christ et Job à la fois. Mais c’est surtout un autoportrait. À 53 ans, Otto Dix est à nouveau enrôlé dans la Wehrmacht. Fait prisonnier, il est enfermé dans un camp près de Colmar où il peint quelques scènes religieuses comme la fameuse Vierge aux barbelés. Au sortir du conflit, il peint plusieurs autoportraits poignants en Job ou en prisonnier derrière les barbelés, symbolisant la douleur universelle :

Otto Dix, Autoportrait en prisonnier de guerre, 1947 Stuttgart, Galerie der Stadt.

Otto Dix Portrait d’un prisonnier de guerre 1945, Muse?e Unterlinden, Colmar.

Max Beckmann (infirmier pendant la guerre) ou George Grosz (figure du dadaïsme berlinois) ont produit également plusieurs oeuvres, notamment graphiques, sur ces thématiques.

Max Beckmann, L’obus. 1915, pointe sèche (MOMA).

Beckmann combine ici trois temporalités : l’instant de l’explosion, le temps des  mutilations et des blessures qu’elle provoque mais aussi celui qui précède à travers les soldats saisi par la terreur et qui attendent à leur tour d’être tués ou mutilés.


Max Beckmann, Die Operation (L’opération), 1914, pointe-sèche sur papier, 29,8 x 43,4 cm.

 » Les médecins m’ont montré avec gentillesse et compétence les blessures les plus épouvantables. Il régnait partout une odeur âcre de décomposition, en dépit des fenêtres ouvertes et des salles claires.  » Il poursuit :  » J’ai tenu environ une heure et demie et puis j’ai dû fuir dans les champs. »

Corps démembrés,  disloqués, désarticulés, mutilés, visages défigurés et massacrés sont le lot commun de ce type d’oeuvre. Mais l’art ne fut pas capable de rendre l’intensité de la boucherie et de la catastrophe pour plusieurs raisons.

Les limites de l’esthétisation de l’horreur qu’on retrouvera avec les camps. L’horreur est difficile à capter par l’art surtout si ce dernier n’a pas de vocation documentaire. Même la photographie, pourtant plus directe est restée loin de la réalité (censure, impossibilité technique d’être sur le champ de bataille et encore moins dans les camps).

En revanche la violence faite au corps est présente métaphoriquement de manière esthétisée dans le surréalisme p. ex. dans les illustrations d’Acéphale par André Masson :

Le peintre Andr? Masson, proche de Georges Bataille, a illustr? les num?ros de la revue Ac?phale. Le num?ro 3-4, consacr? ? Dionysos, paru en juillet 1937, offrait ce dessin de Masson en frontispice.

Ou dans des tableaux de Salvador Dali consacrés à la guerre :

Salvador Dalí, Construction molle avec haricots bouillis: Prémonition de la guerre civile, 1936, Huile sur toile, 100×99 cm, Musée d’art de Philadelphie.

Dali présente ici la dislocation du corps tiraillé entre deux camps opposésqu s’affrontent

Salvador Dali, Le visage de la guerre (El Rostro de la Guerra), 1940, huile sur toile, 64 cm x 79 cm, Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam.

Sorte de mise en abîme (ou d’autoportrait ?) ce visage incarne l’horreur de la guerre d’une autre manière que les « haricots ». Ici c’est l’effroi, la mort et la décomposition du peuple espagnol qui dominent comme le montre la tête du squelette en train de se dissoudre. On peut y voir aussi une variation sur le thème du cri que marque la bouche grande ouverte, un cri certainement étouffé par la douleur et l’horreur. Par leur extrême esthétisation, ces représentations surréalistes créent cependant une distance entre la douleur exprimée et le spectateur.

C’est la raison pour laquelle les horreurs de la Seconde Guerre mondiale ont peu été montrés ou alors il a fallu plusieurs décennies pour cela. Mais une esthétisation d’Auschwitz aurait-elle été acceptée ?

Un artiste dans les camps : Jean Daligault : déporté à Trèves, puis mort à Dachau, ses oeuvres réalisées en déportation ont été préservés par l’aumônier.

http://www.histoire-image.org/site/etude_comp/etude_comp_detail.php?i=1213#i1

Les corps fuient devant la matraque, le visage fermé du détenu lui exprime une sorte de colère sourde à peine enfouie, mais aussi une grande dignité et finalement la mort dans ce regard sombre, creusé.

Certains artistes « réalistes »,  courant mal aimé du XXe siècle, ont mis en scène la souffrance des corps, c’est le cas d’André Fougeron dans Les Juges qui appartiennent à une série de l’artiste, « Le Pays des mines », qui comporte quarante peintures et dessins réalisés à la suite d’un séjour de quatre mois à Lens, entre janvier et avril 1950.

Fougeron y avait été invité par la Fédération CGT des mineurs du Pas-de-Calais afin de rendre compte, par une sorte de reportage pictural, de la situation des travailleurs du bassin houiller. L’artiste, qui s’était déjà fait connaître, dans les années 1930, par son engagement en faveur de la République espagnole et avait ensuite adhéré au parti communiste français, occupe à cette date une place de premier rang dans l’adaptation par le PCF de la doctrine du réalisme socialiste, importée d’URSS où elle est imposée depuis 1934.

 André Fougeron, Les juges, le pays des mines 1950, Huile sur toile, 130 x 195 cm? Centre Pompidou

Mais Fougeron délaisse tout pittoresque et édifie les emblèmes d’une martyrologie ouvrière à la David à l’aide de représentations hiératiques où l’atroce côtoie le sublime. Dans Les Juges , ce sont des ouvriers horriblement mutilés qui sont installés face au spectateur, et le tribunal improvisé qu’ils constituent, au-delà de l’effroi qu’il suscite, en appelle davantage à la vengeance qu’à la commisération.

Délibérément scandaleux, le tableau est exposé avec les autres tableaux de la série en janvier 1951, à la galerie Bernheim-Jeune à Paris, louée pour l’occasion par l’artiste avec le soutien de la CGT (« Le pays des mines. Contribution à l’élaboration d’un nouveau réalisme français »).

Pour faire connaître la série, le PCF multipliera les visites organisées de groupes de travailleurs, à Paris et dans les autres villes ouvrières, où la série du Pays des mines est présenté. Les peintures, considérées comme « prétentieuses » ou « vulgaires » par la majorité des critiques d’art hostiles a priori à l’égard de toute œuvre de propagande, suscitent aussi les réserves des revues soviétiques qui les rejettent comme « abstraites » et « schématiques ».

Dans le même registre un autre peintre communiste : Boris Taslitzky (1911 – 2005) évoque la déportation dans le Petit camp de Buchenwald :

Le petit camp à Buchenwald, 1945 Huile sur toile 300 x 500 cm. Centre Pompidou.

D’autres artistes du XXe siècle ayant traité le thème de la douleur comme Bernard Buffet (voir ici) qui portait un regard révolté, désespéré sur le monde en utilisant parfois le sujet religieux : Crucifixion (1946) ou historique (L’Horreur de la guerre, les Fusillés 1954).

Dans un autre état d’esprit, la Crucifixion (de Grünewald) est aussi le sujet d’une série de Picasso dans les années 30 sorte de parodie d’un sujet dramatique. iconoclaste Picasso s’attaque au corps qu’il disloque pour le recomposer de manière simplifiée.

Picasso, Crucifixion, 1932, dessins a? l’encre de chine sur papier 34×51 cm, Paris Muse?e Picasso. Dessins publiés dans la revue surréaliste du Minotaure en 1933.

Première fois où Picasso s’attaque à un grand maître ancien et c’est précisément pour changer le regard sur son oeuvre qu’il expérimente de nouvelles approches plastiques  de la tradition picturale tournée en dérision. Il s’est basé sur les reproductions des oeuvres de Grünewald pour jouer avec les styles graphiques : lignes épurées, qui finissent par faire apparaître le supplicié (en bas à droite) avec les personnages qui assistent au supplice. Il explore également un autre lexique celui des formes osseuses dans des sortes d’étagements instables. C’est une interprétation formelle et ironique du tableau de Grünewald. Aucune trace d’émotion ici. Picasso entreprend ainsi une critique radicale de l’art ancien à l’aide du pinceau. Il s’en est expliqué dans une citation rapportée par le photographie BrassaÏ :

Picasso :  « Connaissez-vous la Crucifixion de Mathias Grünewald, le panneau central de l’autel d’Issenheim ? J’aime ce tableau et j’ai essayé de l’interpréter… Mais à peine j’ai commence à le dessiner, ça devient autre chose… »

Mais la guerre remet le pathétique « sérieux » à l’ordre du jour. Icône de la souffrance, La Crucifixion trouve un écho dans celles que la guerre a infligées à des millions de victimes et Guernica replacera Picasso dans le tragique.

Francis Bacon de son côté porte un regard original sur l’horreur dans la grande tradition des passions, de la Crucifixion mais qu’il associe aux animaux abattus écorchés, transformés en « viande ». L’artiste détruit ainsi non seulement la figure mais son propre travail en ne laissant qu’une dizaine de tableau en 1944

Francis Bacon Peinture, 1946 Huile sur toile 198 x 132cm The Museum of Modern Art, New York.

Tableau surréaliste : figure humaine torturée, tordue sur elle même sur fond d’une carcasse de bœuf pendue à un croc de boucher (allusion au Bœuf écorché de Rembrandt (voir ici).

En effet, deux sources sont essentielles pour lui : Rembrandt et Soutine.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/e8/Rembrandt%2C_bue_squartato%2C_1655%2C_02.JPG/576px-Rembrandt%2C_bue_squartato%2C_1655%2C_02.JPG

Rembrandt, Le bœuf écorché, 1655, huile sur toile, 94×69 cm. Louvre.

Chai?m Soutine (1893-1943) Le bœuf e?corche?, 1925, huile sur toile, 72×45 cm, Muse?e des Beaux Arts de Berne

Voir aussi La volaille pendue du Centre Pompidou ici : https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cMjda9/rER5Xz

La carcasse est un de ses motifs préférés qu’il associe à des figures humaines elles mêmes défigurées. Soutine ne cesse de peindre les animaux écorchés ou éventrés qu’il prend comme modèle. Ce sont des visions de son enfance et de l’abattage rituel chez les juifs de Russie qui hanteront une bonne part de sa peinture, comme la série des carcasses de bœufs et celle des volailles. Les voisins, horrifiés par les cadavres d’animaux qu’il conserve dans son atelier, se plaignent des odeurs qui émanent de son atelier. Soutine est un des peintres les plus appréciés par Francis Bacon.

Il s’agit là  de réminiscences du macabre, du supplice ancestral infligé au corps transposé à l’animal mais symboliquement toujours associées au corps humain et même à une iconographie religieuse : pour Francis Bacon, marqué par l’œuvre de Soutine, les images des abattoirs et de la viande « sont liées étroitement à tout ce qu’est la crucifixion ».

-> Bacon la « Viande » et le « Cri »

Le Cri ouvrant vers l’espace psychologique intérieur, Bacon tente de ramener la douleur d’un monde de violence, de dureté vers l’intérieur en passant par le corps déconstruit et grâce à la bouche ouverte.

Francis Bacon est le peintre par excellence du « Schmerzenmensch » moderne.

Francis Bacon, Étude d’après le portrait du pape Innocent X par Velásquez, 1953, Huile sur toile 153 x 118 cm. Des Moines Art Center, Des Moines.

Dans ce tableau, Bacon procède à un traitement du cri dans Tête I (1948, Metropolitan Museum New York) ce qui ressemble à peine à une tête, ouvre une gueule aux dents acérées et hurle :

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/4/4a/Head_%281948%29.jpg
https://en.wikipedia.org/wiki/Head_I

Francis Bacon, Étude pour un portrait, Huile sur toile, 197 x 147 cm, 1953, The Metropolitan Museum of Art, New York.

Étude pour un portrait 1953, un personnage en habit de ville hurle, Personnage et viande (1954, surplombé par deux moitiés d’une carcasse de boeuf ; sortes d’ailes, le pape Innocent X revu par Bacon lui aussi.

Francis Bacon, Personnage avec quartiers de viande, 1954, Huile sur toile, 129,9 x 121,9 cm, Art Institute of Chicago.

« Nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses potentielles. »

Si nous sommes de la « viande » tous les critères classique de la beauté et de la convenance sont balayés. La représentation du Cri, de la bouche béante, du « trou » ouvrant sur l’abîme de l’intérieur du corps et de l’esprit selon Deleuze  devient possible.

Chez Bacon, le cri devient une sorte de geste par lequel l’homme prend conscience de sa condition mortelle, ce qui transforme la peinture de Bacon en un ars moriendi moderne.

Francis Bacon, Trois études de figures au pied d’une Crucifixion, 1944, huile et pastel sur panneau aggloméré, triptyque, chaque panneau 94×74 cm, Londres Tate Gallery.

Le point commun des trois figures : une expression furieuse, douloureuse et horrifiée de victimes, témoins d’atrocités d’où les éléments à la fois humains et bestiaux des personnages, impénétrables car déformés, non imitatifs rappelant les figures biomorphiques du Picasso « surréaliste » des années ’20 – ’30. Mais contrairement à Picasso celles de Bacon expriment des réalités intérieures profondes, des tourments qui se rapportent aux atrocités monstrueuses de la guerre (sortes d’Érinyes (Euménides d’Eschyle)  et qui ont tellement choqué les visiteurs lors de l’exposition à Londres que plusieurs d’entre eux sont partis immédiatement.

« Peut-on dire du célèbre retable d’Issenheim qu’il est une oeuvre qui suscite l’horreur ?C’est une des plus importantes peintures de Crucifixion, avec le corps parsemé d’épines comme des clous, mais assez singulièrement, la forme est tellement grandiose qu’elle vous éloigne de l’horreur. mais c’est une horreur sublime dans la mesure où elle est très saisissante, n’est-ce pas ? N’est-ce pas là le sentiment que les gens ressentaient quand ils quittaient les représentations des grandes tragédies telles que Agamemnon ? Les gens partaient pour ainsi dire, purifiés par la joie, dans un sentiment de plénitude. »

Francis Bacon, Entretiens.

L’inspiration formelle pourrait venir des corps monstrueux figurant dans la Chronique de Nuremberg (1493) sorte de chronique d’histoire universelle plus ou moins biblique et premier ouvrage imprimée avec illustrations. Ces images avaient été publiées dans un article de la revue de l’institut Warburg)

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/b4/Schedel_weltkarte.jpg

Le détail du bandeau blanc de la figure centrale vient du Christ aux outrages de Munich peint par Grünewald :

Matthias Grünewald, Christ aux Outrages, 1503-1505, huile sur panneau, 109 × 74,3 cm, Alte Pinakothek, Munich.

Comment « insérer » les conceptions modernes de la représentation de la douleur dans la réflexion théorique  (Classicisme, Winckelmann, Lessing, Hegel) ?

Comme nous l’avons vu, la question de la légitimité de la représentation de la douleur, donc de la laideur et du beau idéal, était posée dès le XVIIe siècle avec la réflexion sur la représentation du martyre. Mais dans ce type de sujet, la douleur ne revêt pas une forme humaine dans la mesure où elle devient invisible par la grâce de la transcendance. A la contemplation spirituelle du fidèle regardant répond le tableau comme moyen d’atteindre une réalité spirituelle, et ce, par la négation même de l’expression de la douleur infligée au corps martyrisé.

La fin de l’ut pictura poesis : dès le début du XVIIIe siècle on affirme que le poète ne peint pas avec des mots et le peintre n’écrit pas avec des couleurs. L’homme ayant besoin d’émotions, l’art les crée intentionnellement. Mais, dans ce cas là, comment représenter la douleur ? Pas en enlaidissant les figures  car l’objectif es arts est de traduire l’idéalité des formes, d’où le refus de toute représentation  « réaliste » de la maladie ou de la douleur.

Dans son Laokoon, Lessing défend la même position. L’artiste doit s’abstenir de représenter la douleur sur le visage et en particulier la bouche béante et ce quel que soit la sujet. Sinon, c’est faire preuve d’une véritable « absence de goût ». Comparant la peinture et la poésie, Lessing remarque qu’à la lecture des vers de Virgile, nous associons son cri à la douleur insupportable et non pas à son tempérament ou sa grandeur d’âme. Pour servir son art, c’est à dire selon les convenances, de montrer les « qualités du corps » l’artiste est obligé de refuser la bouche ouverte, de choisir entre « grandeur d’âme » dont parle Winckelmann et représentation de la « douleur du corps ».

Cependant, Hegel dans l’Esthétique et à propos d’art « romantique » affirme que : « La peinture (…) peut exprimer dans l’extérieur la pleine intériorité ». Contrairement à la « froide résignation » du Laocoon ou de Niobé c’est dans le domaine religieux, « dans la douleur de Marie » qu’il découvre « la beauté vivante de l’âme ». parlant de sa douleur il ajoute :

« Son cœur est brisé, mais la substance de son cœur, le contenu de son âme, apparaissent dans une vitalité qui subsiste à travers ses plus ineffables souffrances ».

Mais Hegel ne s’en tient pas à une opposition simpliste entre une vision mythologique et une vision chrétienne de la douleur. L’essentiel de ce type de sujet se trouve dans la « profondeur du sentiment », dans « le calme divin dans la souffrance ». Il rejoint donc Winckelmann.

En clair, toute définition de la douleur dans les arts n’est concevable que si la limite fixée au XVIIIe siècle, le « calme divin », la sérénité extérieure sont respectées afin d’éviter la laideur. C’est en cela que la bouche devient un élément central.

Le corps baconien est un corps de douleur « J’ai espéré faire un jour la peinture la meilleure du cri humain ». Cette focalisation explique l’enfermement des figures dans des sortes de cages.

A cette représentation du cri il y a des précédents légendaires dans l’art moderne : Munch, bien sûr mais aussi la mère dans le Cuirassé Potemkine (1925) d’Eisenstein qui tandis qu’elle fuit devant la troupe elle est touchée par une balle, tombe sur la poussette où se tient son enfant qui dévale ensuite le grand escalier d’Odessa au milieu du massacre.

[youtube]https://youtu.be/laJ_1P-Py2k[/youtube]

Du Cri à la folie…

La bouche ouverte est un trou qui permet l’accès au monde intérieur. Au « trou » noir de Lessing, Bacon ajoute  l’homme comme figure « fendue », le fente étant une figure de la schize, de la scission du moi comme dans le terrible Portrait de Georges Dyer au miroir :

Francis Bacon, Portrait de Georges Dyer au miroir. huile sur toile, 198 x 147 cm, Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid.

La tête tranchée par moitié dans le miroir, image même de la « schizophrénie », c’est à dire « l’esprit fendu » en grec. Les personnages de Bacon sont des sortes de cobayes dans le travail expérimental de dissolution, de défiguration, de dislocation que Bacon réserve d’ailleurs à ses propres autoportraits. Un nouveau supplice métaphorique ? Une nouvelle tératologie ? L’autoportrait n’est-il pas ici le monstre de l’artiste même ?

Parenthèse : d’autres artistes du XXe siècle ont traité le sujet du corps de douleur en partant de la tradition iconographique de la Crucifixion comme Antonio Saura :

Antonio Saura, Crucifixion rouge (d’après Grünewald), 1963 huile sur toile, 130×162 cm, Genève,  Musée d’Art et d’Histoire.
Voir aussi ici : https://www.guggenheim-bilbao.es/fr/oeuvres/crucifixion-6/

Son inspiration : Vélasquez : https://fr.wikipedia.org/wiki/Christ_crucifi%C3%A9_(V%C3%A9lasquez)

Entre abstraction, Action painting et art informel, Saura reprend l’idée du corps transfiguré, mutilé, dépecé et finalement rendu en une série de coulures (drips). Un corps – peinture, mage du corps humain supplicié au-delà de l’histoire, de l(homme de douleur débarrassé de toute référence à l’iconographie religieuse de la Crucifixion.

Le « body art » jusqu’aux limites du supportable et de …l’art.

Il y a eu la douleur religieuse, symbole de la chute de l’homme devenue épreuve de la foi et moyen d’accéder à la rédemption à l’image du Christ sur la croix.
Il y a eu ensuite la douleur comme enjeu esthétique majeur au XVIIIe dans sa quête du « beau idéal ».
Le XIXe siècle et surtout le XXe ré-interrogent la notion à travers la représentation de la douleur de l’artiste comme phénomène individuel psychologique ou physique (Van Gogh, Munch, Kahlo, Bacon) mais aussi collectif (atrocités des guerres et des massacres, artistes victimes des génocides…).

Dans l’art contemporain ensuite dans la seconde moitié du XXe siècle le corps devient lui même le médium de l’art. Les outrages au corps sont transposés par certains artistes dans la réalité de leur propre corps dans le cadre de rituels religieux ou à titre d’affirmations individuelles d’existence ou encore pour protester comme l’artiste israélienne Sigalit Landau (voir ici) et son insupportable  Barbed Hula. Comme douleur infligée à soi,  l’art de la performance constitue une nouvelle approche (même si elle trouve un lointain écho aux pénitents et flagellants du Moyen Age) des  enjeux fondamentaux de la représentation, notamment des « limites ».

Le happenings où représenter et subir la douleur fusionnent car le corps lui même est choisi par l’artiste comme médium unique, p. ex. Orlan, Marina Abramovic). Le body art (art corporel) de Gina Pane protestant contre l’instrumentalisation consumériste du corps des femmes. Pour elle, la blessure est la « mémoire du corps », la mise en mémoire de sa fragilité, de sa douleur, et donc de sa «vraie» existence.

Photos de la performance intitulée Azione Sentimentale de Gina Pane en 1973.

Le groupe des actionnistes viennois des années ’60  (Hermann Nitsch, Otto Muehl et Adolf Frohner) qui s’inflige des blessures en public pour protester contre le silence de la société autrichienne sur son passé nazi réintroduit de manière détournée la question de la rédemption appliquée à la société toute entière qui s’est rendue complice des crimes nazis.

« Je nommais action matérielle (Aktion) cette nouvelle méthode où le corps humain devenait le tableau lui-même. Ce fut une source de création inépuisable, qui conduisit de la représentation avec matériaux à la représentation de soi » (Otto Muehl)

Mais contrairement à Gina Pane, il s’agit ici de mises en scène, d’artefacts, finalement de représentations et non pas de douleurs infligées à soi et présentées (transmises ?) aux spectateurs.

Performance d’Otto Muehl :

muehl-performance

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