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Texte 4 Sartre Les Mots

Objet d’étude : Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle

Parcours : Soi-même comme un autre

Version PDF du texte : Sartre Texte 4

Parce qu’il lui est difficile de s’adapter au monde réel, le petit Sartre aime se créer un monde imaginaire à partir de ses lectures. Ses promenades au parc le confrontent au réel.

Il y avait une autre vérité. Sur les terrasses du Luxembourg, des enfants jouaient, je m’approchais d’eux, ils me frôlaient sans me voir, je les regardais avec des yeux de pauvre : comme ils étaient forts et rapides ! comme ils étaient beaux ! Devant ces héros de chair et d’os, je perdais mon intelligence prodigieuse, mon savoir universel, ma musculature athlétique, mon adresse spadassine ; je m’accotais à un arbre, j’attendais. Sur un mot du chef de la bande, brutalement jeté : « Avance, Pardaillan[1], c’est toi qui feras le prisonnier », j’aurais abandonné mes privilèges. Même un rôle muet m’eût comblé ; j’aurais accepté dans l’enthousiasme de faire un blessé sur une civière, un mort. L’occasion ne m’en fut pas donnée : j’avais rencontré mes vrais juges, mes contemporains, mes pairs, et leur indifférence me condamnait. Je n’en revenais pas de me découvrir par eux : ni merveille ni méduse, un gringalet qui n’intéressait personne. Ma mère cachait mal son indignation : cette grande et belle femme s’arrangeait fort bien de ma courte taille, elle n’y voyait rien que de naturel : les Schweitzer[2] sont grands et les Sartre petits, je tenais de mon père, voilà tout. Elle aimait que je fusse, à huit ans, resté portatif et d’un maniement aisé : mon format réduit passait à ses yeux pour un premier âge prolongé. Mais, voyant que nul ne m’invitait à jouer, elle poussait l’amour jusqu’à deviner que je risquais de me prendre pour un nain — ce que je ne suis pas tout à fait — et d’en souffrir. Pour me sauver du désespoir elle feignait l’impatience : « Qu’est-ce que tu attends, gros benêt ? Demande-leur s’ils veulent jouer avec toi. » Je secouais la tête : j’aurais accepté les besognes les plus basses, je mettais mon orgueil à ne pas les solliciter.

 

Les Mots, Jean-Paul Sartre, fin de 1ère partie « lire » p.111/112

Editions Gallimard, collection Folio

[1] Pardaillan, héros généreux d’une série de romans populaires écrits par Michel Zévaco et publiés en feuilletons dans le magazine Le Matin, entre 1905 et 1918

[2] Schweitzer : nom de jeune fille de la mère de Sartre


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