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Le portrait d’Irène : étude linéaire

Le livre XI des Caractères, intitulé « De l’Homme », brosse un portrait « d’après nature » de l’être humain, ainsi que La Bruyère le formule dans sa préface. S’appuyant sur ses propres observations de la vie de cour, le moraliste rédige des maximes et des portraits de types sociaux incarnant des défauts et des vices communément répandus.

Le portrait d’Irène se distingue pourtant des autres à bien des égards. En effet, le fragment 35 prend la forme d’un dialogue plein de vivacité, qui joue du décalage burlesque entre le ton familier d’une banale consultation médicale et la noblesse du sujet puisque Irène, dans le sanctuaire d’Épidaure, converse avec un dieu.

 

Mouvements du texte :

  • étape 1 : Présentation des personnages, du cadre et du sujet (l. 1 et 2) ;
  • étape 2 : Une consultation médicale burlesque (l. 2 à 9) ;
  • étape 3 : De l’humour au sérieux (l. 9 à 12) ;
  • étape 4 : Une satire de la faiblesse humaine (l. 12 à 17).

 

Problématique : Comment La Bruyère amène-t-il le lecteur à une réflexion sur la nature humaine, à travers le portrait d’Irène ?

 

Interprétation Citations Analyse
Étape 1 : Présentation des personnages, du cadre et du sujet (l. 1 et 2)
– Dimension ironique : le personnage est très anxieux, tourmenté.

 

Dynamisme.

On campe le décor (la Grèce), présente brièvement les deux personnages (fantaisie : une femme et un dieu) et précise le sujet (une consultation).

 

Volonté d’exagérer et de souligner le caractère hypocondriaque de certains contemporains

Irène se transporte

 

 

à grands frais en Épidaure, voit Esculape dans son temple, et le consulte

 

 

 

sur tous ses maux (l. 1 et 2).

 

– Nom propre « Irène » issu du grec eirênê qui signifie « la paix ». Il s’agit d’une antiphrase.

 

Recours au présent de narration.

 

Noms propres grecs « Épidaure » et « Esculape » + terme « temple »

 

– Termes renvoyant à la maladie (« consulte », « maux »).

Hyperboles (adjectifs « grands » et « tous »)

La Bruyère, auteur classique, multiplie les références à l’Antiquité :

– Épidaure : Sanctuaire dédié à Asclépios (Grèce).

– Esculape (en latin) ou Asclépios (en grec) : fils d’Apollon, il est le dieu gréco-romain de la médecine. Son principal lieu de culte est situé à Épidaure.

 

 

Étape 2 : Une consultation médicale burlesque (l. 2 à 10)
Interprétation Citations Analyse
L’Homme se complaît dans la plainte sur son sort.

Les erreurs de raisonnement d’Irène sont plaisamment soulignées.

Invitation à la mesure.

Simplicité des réponses. Rapidité et enchaînement (jeu de questions / réponses et prescriptions).

Comique de répétition ? dimension burlesque. Les plaintes ne portent que sur des maux courants, de la vie quotidienne. Les réponses d’Esculape font appel à la logique et au bon sens (= truismes). Elles sont brèves et ne répondent pas du tout aux espérances d’Irène (celle-ci espère un miracle).

? À travers Irène, La Bruyère fait la peinture du mode de vie des courtisans, avec son intempérance (excès), ses nuits sans sommeil, ses fêtes et sa paresse. Le portrait tourne alors à la satire de la cour et des dames « à vapeurs », gourmandes, paresseuses. C’est là le contraire de l’idéal classique de la juste mesure (l’honnête homme).

D’abord elle se plaint [qu’elle est lasse et recrue de fatigue] ; et le dieu prononce [que cela lui arrive par la longueur du chemin qu’elle vient de faire] ; elle dit [qu’elle est le soir sans appétit] ; l’oracle lui ordonne de dîner peu ; elle ajoute [qu’elle est sujette à des insomnies] ; et il lui prescrit de n’être au lit que pendant la nuit. Elle lui demande [pourquoi elle devient pesante, et quel remède] ; l’oracle répond [qu’elle doit se lever avant midi, et quelquefois se servir de ses jambes pour marcher]. Elle lui déclare [que le vin lui est nuisible] ; l’oracle lui dit de boire de l’eau ; [qu’elle a des indigestions], et il ajoute

[qu’elle fasse diète] (l. 2 à 10).

– redondance : « lasse et recrue de fatigue » + champ lexical des maux : termes négatifs et péjoratifs comme « sans appétit », « ni ni », « maux », « lasse »

répétition : 11 questions / réponses

Adverbe « peu », tournure restrictive « n’…que », expression « f[aire] diète »

Discours indirect (cf. verbes de parole). Phrases juxtaposées et coordonnées (répétition de « et ») : plainte d’Irène et réponse d’Esculape (répétition des termes « elle » / « l’oracle » qui entrent systématiquement en opposition).

 

 

 Absence de maux véritables. Irène est hypocondriaque (d’où les nombreuses doléances du personnage), ce qui entraîne l’exaspération de l’oracle. La conduite des hommes est paradoxale : ils veulent vivre longtemps, mais négligent leur santé.

Pour le lecteur de l’époque, derrière Irène se profile Mme de Montespan, l’autoritaire maîtresse de Louis XIV, qui vivait « à grands frais », se disait toujours « recrue de fatigue », et avait une crainte maladive de la mort.

Le long voyage d’Irène pour consulter un médecin rappelait aux contemporains les fréquentes cures thermales de Mme de Montespan pour guérir « tous ses maux ». Un médecin lui aurait répondu comme Esculape. Enfin, le prénom « Irène », ancienne impératrice de Byzance et conspiratrice ambitieuse, pouvait également faire penser à la favorite officielle du roi.

Le fragment 35 prend la forme d’un dialogue plein de vivacité, qui joue du décalage burlesque entre le ton familier d’une banale consultation médicale et la noblesse du sujet puisque Irène, dans un temple de la Grèce antique, converse avec un dieu.

 

 

Étape 3 : De l’humour au sérieux (l. 10 à 15)
Interprétation Citations Analyse
– Dimension encore plus vivante et dynamique de l’échange entre les deux personnages ? véritable vivacité théâtrale : saynète.

– Les malaises évoqués sont plus sérieux et existentiels (la vieillesse et la mort).

– Ces éléments renvoient à une scène du XVIIème siècle, et non à l’antiquité.

– Condamnation de l’amour-propre : l’obsession de la santé constitue aux yeux des moralistes une préoccupation égoïste et pécheresse. + rappel de la finitude humaine :  l’homme ne peut échapper à sa condition de mortel, comme ses ancêtres.

« Ma vue s’affaiblit, dit Irène ; – Prenez des lunettes, dit Esculape ; – Je m’affaiblis moi-même, continue-t-elle, et je ne suis ni si forte ni si saine que j’ai été ; – C’est, dit le dieu, que vous vieillissez ; – mais quel moyen de guérir de cette langueur ?

– Le plus court, Irène, c’est de mourir, comme ont fait votre mère et votre aïeule (l. 10 à 15)

 

Recours au discours direct.

– Répétition du verbe pronominal « s’affaiblir » + négations : « ne », « ni…ni »

– terme connoté « langueur » (XVIIème siècle) + anachronisme des « lunettes ».

– hyperbole moqueuse (lapalissade) + comparaison « comme… »

 Irène est une femme d’âge mûr. Elle n’a pas de maladies aiguës, mais uniquement des maux chroniques, dus à la sénescence, à la dégénérescence naturelle.

Après avoir opposé les faux remèdes dont rêve Irène aux vrais remèdes naturels, La Bruyère critique, en passant au style direct, les sottes illusions des hommes qui croient qu’on peut guérir les maux incurables, qu’il existe un remède contre la fatalité du temps.

 

 

Étape 4 : Une satire de la faiblesse humaine (l. 15 à 20)
Interprétation Citations Analyse
– Elle rappelle le statut de l’interlocuteur d’Irène : elle s’adresse au dieu de la médecine lui-même.

– Ces questions soulignent l’agacement, la colère d’Irène. Elle fait preuve d’irrespect (ton méprisant) et met en doute la « science » du dieu. Elle espérait une guérison merveilleuse.

Pour finir, Irène prétend être son égale (elle est présomptueuse).

– Reproche d’Esculape.

– C’est en quelque sorte la morale. Tout homme doit être son propre médecin et pour cela pratiquer une hygiène naturelle.La médecine n’est pas une science mystérieuse capable de faire des miracles. Il n’existe pas d’élixir de jouvence, de potion rajeunissante. Les seuls vrais remèdes sont donnés par la nature (natura medicatrix) et chaque homme peut les utiliser sans avoir recours à des cures au terme de longs voyages qui ne sont que « divertissement » au sens pascalien du terme.

 

– Fils d’Apollon, s’écrie Irène, quel conseil me donnez-vous ? Est-ce là toute cette science que les hommes publient, et qui vous fait révérer de toute la terre ? que m’apprenez-vous de rare et de mystérieux,

 

et ne savais-je pas tous ces remèdes que vous m’enseignez ?

 

– Que n’en usiez-vous donc, répond le dieu, sans venir me chercher de si loin, et abréger vos jours par un long voyage ? » (l. 15 à 20)

 

 

 

 

– Périphrase désignant Esculape.

– Énumération de questions rhétoriques. Adjectifs indéfinis et déterminants démonstratifs : « toute », « cette » + verbe “s’écrier”

– Question rhétorique sous forme d’interro-négative (association du verbe « savoir » et du GN « tous ces remèdes » : adjectif indéfini hyperbolique « tous »).

 

La tournure « Que ne » sert dans la langue littéraire à exprimer le regret, le reproche (pronom interrogatif « que » + adverbe de négation « ne »).

? Pointe, chute.

 Concrètement, à travers le dieu, le moraliste donne des conseils élémentaires de vie : la médecine ne peut tout soigner ; mais, pour garder la santé, il faut être tempérant, ne pas hésiter devant l’effort et se fier à son bon sens – Irène avait trouvé elle-même les «remèdes».

D’un point de vue plus existentiel, La Bruyère indique les erreurs à éviter : il faut se résoudre à ne pas rester toujours jeune, ne pas aller contre la condition humaine – au fond, ne pas commettre la faute de Prométhée qui voulait égaler les dieux (immortels, eux).

Implicitement, et plus positivement, dans la dernière phrase, c’est une leçon de lucidité mais aussi d’épicurisme que délivre le dieu : plutôt que de se plaindre et courir après la fontaine de jouvence, l’homme doit profiter du temps qui lui est concédé, sans le perdre dans d’inutiles « longs voyages ». En somme, La Bruyère incite au bonheur simple et reprend le « carpe diem » des Anciens.

 En liant références antiques et universalité, La Bruyère apparaît bien comme un auteur classique (voir le point sur le classicisme dans la séance 2).

 

 

Conclusion : Critiquant à la fois les illusions des malades et les erreurs des médecins, La Bruyère reprend certains thèmes de Sénèque que traiteront après lui Fénelon, Rousseau et Voltaire. Le moraliste oppose les drogues, la vaine science des hommes qui ne donnent que des résultats illusoires, à l’hygiène naturelle qui est une vertu du sage. Soutenu par sa foi chrétienne, il prêche la résignation devant l’inévitable.

 

 

Merci à ma collègue Clotilde Blanche-Dudicourt pour l’étude linéaire de ce texte et pour le travail partagé sur cette séquence.


3 commentaires

  1. Merci! Dans le cours de français de mon ado, lors des lectures linéaires, l’enseignante parle et les élèves « peuvent prendre des notes s’ils le veulent ». Mon ado est dyslexique: donc, il veut prendre des notes et ne le peut pas. Conscient qu’il n’avait rien pour réviser, il a tenter de trouver toutes ses analyses sur le net. Hier, je me suis rendue compte que certaines lectures linéaires trouvées sont très bien, mais parfois ce n’est pas ce qui est demandé ou pas le bon texte… Vu que le temps presse, pour tous les textes où ce qu’il a trouvé n’est pas adéquate, j’ai pris la main et j’essaie de lui trouver une lecture linéaire de qualité. Pour l’extrait sur Irène, je suis tombée sur la vôtre: très claire, très documentée: merci beaucoup! votre travail est très aidant!

    • Merci pour votre commentaire.
      Je suis très attachée en tant qu’enseignante à accompagner chaque élève dans ses spécificités. Cela explique ce blog qui permet aux élèves et parents de récupérer une correction écrite pour tout ce qui est fait en classe.
      Concernant les explications linéaires, je précise que mes tableaux ( ou ceux de ma collègue) contiennent beaucoup d’informations, mais que les élèves n’ont pas à tout apprendre par coeur ni en dire autant le jour de l’oral. L’objectif est de bien comprendre le texte et ses enjeux (partie interprétation) et comprendre comment l’auteur a composé son texte pour faire passer ses idées, ou créer des émotions… (partie analyse). En tant qu’examinateur ou examinatrice, nous attendons que l’élève montre qu’il a bien compris le texte.

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