La morale: les ruses de l’amour propre et le pouvoir de l’éthique

Qu’est-ce que l’éthique ?

L’éthique ne se distingue pas fondamentalement de la morale, telle qu’elle est définie conceptuellement par la raison autonome. Cependant, si la morale formule des exigences au nom d’une visée universelle (par exemple pour Kant l’impératif catégorique), l’éthique se contente elle de formuler des conseils relatifs à un lieu et une époque donnée. De plus, la morale suppose avant tout une délibération avec soi-même alors que l’éthique est surtout une délibération des hommes entre eux (par exemple par la médiation de « comités d’éthique »). Dès lors, élaborer une éthique, ce n’est rien d’autre que renforcer la morale en lui permettant de reconnaître moins l’idéal d’un Bien Absolu que le mieux ou le moindre mal relatif à une conduite: par exemple: la procréation médicalement assistée, l’accompagnement des malades en fin de vie, etc… ou  les ruses de  l’amour-propre (que nous allons étudier ici). Le problème de l’éthique n’est plus celui des principes de la morale mais du pouvoir qui permet à un sujet de s’élever à la hauteur de ces principes, et de se libérer du mal qui  empêche une telle élévation.

Blaise Pascal Roberto rossellini

P.Arditi dans  Blaise Pascal de Rossellini (1972)

 

Avertissement: le texte qui suit est, avec quelques modifications, un extrait d’un mini-mémoire rédigé dans le cadre d’un Master de Philosophie, d’où l’abondant renvoi à des notes qu’on peut très bien se dispenser de lire  pour préparer le baccalauréat…

 

Les ruses de l’amour propre

L’amour propre[1] constitue dans la philosophie française du XVIIème siècle un « concept anthropologique privilégié »[2], objet de réflexion de ceux qu’on appelle les moralistes. Etre intelligemment moraliste, c’est  d’une façon ou d’une autre, savoir montrer la fragilité de la conscience humaine, et en premier lieu, savoir élaborer une éthique de la lucidité vis-à-vis  des illusions flatteuses que le « Moi »[3] humain entretient sur les mérites et les honneurs qu’il s’attribue, ou se laisse attribuer à lui-même par les autres hommes[4]. Il s’agit d’un « mal moral se traduisant par un souci exclusif de soi »[5]; et c’est à ce travail de dépouillement des prestiges de l’Ego humain que Pascal[6], Nicole[7], ou encore La Rochefoucauld[8] s’emploient dans leurs ouvrages.

Au XVIIème siècle, la question de l’illusion  amoureuse s’est transformée dans le même mouvement que s’est transformée la figure mythologique de Narcisse; celle-ci n’est plus en effet seulement relatée par l’histoire de ce jeune homme pris de fascination pour son image, par le biais d’un miroir trompeur suscitant l’illusion d’une connaissance de soi et pour finir un amour mortifère[9]; dans la fable L’homme et son image de La Fontaine, Narcisse est désormais celui qui fuit la vérité irritante du miroir, et dont l’amour mortifère est désormais constitué par l’amour propre « ce mal que chacun se plaît d’entretenir »[10], mal qui le conduit à ne pas vouloir se reconnaître dans les miroirs que le monde lui présente; cependant, Narcisse ne peut échapper à l’ultime épreuve du miroir que  sa conscience lui présente au coeur de ses pensées. C’est alors avec un mélange d’effroi et de fascination, que Narcisse  fait cette épreuve, avec le risque toujours encouru de pas accepter véritablement la leçon de ce miroir de la conscience, et de refuser l’aveu de ses défauts rendant  alors illisible le « texte moral »[11].

Narcisse      de  Nicolas-Bernard Lépicié (1771)

L’amour propre agit sur la pensée intellectuelle elle-même en prenant la forme de la ruse et du masque trompeur des sophismes. Les sophismes ne sont en effet pas simplement diverses manières de mal raisonner concernant des problèmes purement spéculatifs de la pensée logique, ils mettent à mal des convictions d’ordre moral sur la valeur des personnes qu’on peut être amené dès lors à mépriser ou honorer pour de mauvaises raisons .

Les sophismes d’amour propre sont donc assimilables à des symptômes de la fragilité de la conscience passionnée, c’est-à-dire, dans une filiation augustinienne,  de la corruption de la capacité de cette conscience à reconnaître les passions dans leurs véritables effets de distorsion du jugement et de dérèglement de la volonté. Les passions sont certes d’abord des phénomènes d’origine physiologique concourant à l’agitation et à l’inconstance de nos pensées, mais cette identification de leur origine et de leur effet mécanique[17] ne conduit en rien à attester de l’existence d’un pouvoir généreux de la volonté[18], supposé être conféré partiellement par la connaissance rationnelle des mécanismes de la nature corporelle[19], pouvoir garantissant la possibilité d’une maîtrise de ces passions. C’est encore une illusion des passions que de faire naître dans le Moi cette conviction que l’homme peut accéder de lui-même à leur maîtrise et à l’autonomie du jugement. Ce faisant, avec l’amour propre, les passions triomphent à l’endroit même où on pensait les avoir vaincu, engendrant la triple illusion de l’indépendance, de la maîtrise et de l’unité du Moi, au moment même où celui-ci se met à souffrir de dépendance, de servitude et de déchirement à leur égard[20].

Parmi les passions, l’amour propre est donc celle qui se ménageant l’accès au fond du coeur humain[21], rend vaine toute résistance directe des seules forces de la raison [22]. Véritable « cheval de Troie » des passions au sein du Moi, l’amour propre dicte à la conscience de fausses maximes qui font subir une distorsion à la vérité afin de l’adapter aux intérêts de l’homme enchainé à ses passions. Ces fausses maximes se substituent aux principes de la morale et se font passer pour eux, afin d’épargner au Moi l’insatisfaction du « remords »[23].

 

Un éthique de l’humilité

Pascal s’inscrit dans la tradition de l’augustinisme qui fait de l’objet de l’amour de soi une source d’aveuglement[12] dont il faut apprendre à se détourner pour intérioriser les règles de l’humilité et de la charité, et s’élever à la vérité rédemptrice de l’amour divin.  C’est ainsi la question théologique de la perversion du désir naturel de vérité par le péché originel qui préoccupe Pascal derrière la question de l’amour propre.

La morale de l’amour propre proposée par Pascal sera alors celle de l’humilité: l’amour de soi est un amour exclusif mais paradoxal puisque plus je m’aime, plus je cherche à me considérer mais plus je me considère, moins je parviens à m’aimer tel que je me découvre être[15]. La morale consiste alors presque exclusivement en un règlement visant à la haine de tout objet d’amour auquel risque de s’identifier un Moi toujours injuste car usurpateur se substituant au vrai Dieu, vrai  en tant qu’il est le seul juste objet d’amour.[16]

 L’éthique doit ainsi  être pensée à travers une forme d’humilité radicale de la conscience,  se devant  d’introduire le doute jusque dans la capacité à reconnaître les véritables mobiles[39] de ses actions: de l’homme, on pourra dire  « Il est fort quand il se connait faible, et il est faible quand il se croit fort »[40]. La bonne conscience de ses mérites est donc ici rendue impossible. En effet, si tout « motif » moral d’action est désintéressé en lui-même par cela même qu’il est moral, cela ne suffit pourtant pas à donner à celui qui agit, conformément à ce motif, la certitude qu’il ne fait pas que suivre le penchant  d’un « mobile » égoïste, c’est-à-dire qu’il agit par un motif purement moral; ce doute conduit donc à rabaisser l’estime qu’il a de son mérite, et donc à le rendre à la fois moralement plus vigilant dans la conscience qu’il prend de ses actions, et théologiquement plus disposé à espérer dans l’efficace de la Grâce divine Il ne s’agit donc pas de désespérer de l’éthique en prenant acte du caractère invincible de cette puissance trompeuse que constitue l’action déguisée de l’amour propre au coeur de nos pensée, car un tel désespoir ne serait qu’une forme de perversion encore plus blâmable de la vraie moralité[41].

  French School - Pierre Nicole (1625-95)

Pierre Nicole Ecole française

 P. Nicole, à la suite de Pascal  va même jusqu’à conférer à ce doute une valeur pratique pour l’exercice de l’éthique elle-même. Est possible une instrumentalisation  de l’ignorance dans laquelle l’homme est, des véritables mobiles de ses actions. En effet, il faut noter que pour Nicole dans les Essais de morale, « certains motifs humains » donnent « moyen à l’âme de suivre l’action de la grâce »[42] en arrêtant l’effort des tentations dans les âmes faibles. On peut ici penser à la honte par laquelle les hommes s’empêchent d’adopter certaines conduites par seule crainte du jugement des autres. La honte n’est pas en elle-même un motif moral mais peut mettre en état de suivre la vraie charité, s’il s’en découvre « quelque étincelle »[43] dans l’âme à cette occasion. Il s’agit donc bien de reconnaître une valeur éthique à la sociabilité mondaine et à la civilité pourtant si éloignées de la  vertu spirituelle de la charité; mais il faut bien comprendre que cette valeur n’est que relative puisqu’elle se mesure à un prix qui est celui de la reconnaissance sociale des mérites. La honte ou l’honneur peuvent apprendre à vivre en société, mais pas à vivre en dignité, c’est-à-dire de façon pleinement morale.

 


[1]Conformément à la suggestion de CO.Sticker-Métral, nous avons formulé le terme amour propre sans trait d’union (Narcisse contrarié: l’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715) – Paris, Champion, Lumière classique, 2007

[2]Sticker-Métral – Op. cit, p14

[3]Ce néologisme inventé par Pascal est utilisé par lui pour signifier l’amour propre lui-même précisent les éditeurs de Port-Royal dans leur première édition des Pensées (1670); il est suivi en cela par Nicole  (Sticker-Métral – Op. cit – p147)

[4]  par exemple quand il est honoré et flatté pour des « qualités empruntées » qu’il identifie à ce qu’il est en lui-même comme dans le  fragment 688   Pensées

[5]Sticker-Métral – Opus cit – p14

[6]Dans ses Pensées, ou dans la Lettre à M. et Mme Périer (1651)

[7] Essais publiés entre 1671 et 1678.

[8] Réflexions ou sentences et maximes morales (1665)

[9]Telle est la leçon qu’on peut tirer du mythe de Narcisse à partir des Métamorphoses d’Ovide (III, 336-510)

[10]L’homme et son image La Fontaine dans Fables (Livre de Poche  – 1, XI, p55)

[11]Sticker-Métral – Opus cit, p 690

[12]Pensée 978: « L’homme n’est que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres »  Classification Lafuma, Seuil

[13]Entretiens avec M.De Sacy – « Epictète (…)  se perd dans la présomption de ce qu’on peut » ( GF – Flammarion – p102)

[14]  Pensée 978

[15] Se considérer, c’est « se voir tout autre » que ce qu’on désirerait être, c’est donc à la fois tendre à accomplir et inévitablement décevoir l’amour de soi dans sa satisfaction. Voir V.Carraud – Opus cit – p332-334

[16]Pensée 597

[17]« le poids qui emporte la balance » III, page 261

[18]Descartes – Passions de l’âme – Article 153 – (Oeuvres philosophiques III, Classiques Garnier, p1066)

[19]Thèse cartésienne développée dans les Passions de l’âme (1ère partie) même si Descartes précise que cette connaissance de ces mécanismes nous échappe dans le détail de leurs effets sur l’âme et que doit lui être joints en vue de la maîtrise des passions  « des jugements fermes et déterminés concernant la connaissance du bien et du mal » (Article 43)

[20]B.Guion Pierre Nicole moraliste – page 27-50

[21]C’est là un des aspects de l’augustinisme de Nicole comme le remarque B.Guion – Opus cit – page 106

[22]B.Guion Pierre Nicole moraliste – page 106-107

[23]B.Guion Pierre Nicole moraliste – page 108

[24]Même si on a vu que la morale n’était qu’une façon d’introduire à la méditation religieuse chez Pascal

[25]Avertissement du Tome 1 des Essais cité par L.Thirouin – Introduction de l’édition PUF – p7

[26]Pensée 90

[27]Pensée 597 et Gouhier Blaise Pascal – Conversion et apologétique – VRIN – p52

[28]De la charité et d l’amour propre dans Essais de morale PUF – p383

[29]Idem – p384

[30]Idem – p387

[31]Pensées de Pascal – Fragment 615, Lafuma (Seuil)

[32]B.Guion Pierre Nicole moraliste – p330

[33]De la charité et d l’amour propre dans Essais de morale PUF – p392

[34]Idem – p385

[35]On peut ici penser à la façon dont Platon analyse le phénomène de la flatterie dans le Gorgias, utilisant cette image de la dissimulation de la cuisine et de l’esthétique (puis de la rhétorique et de la sophistique) derrière le masque des arts de la médecine et de la gymnastique (puis de la législation et de la justice) – Gorgias, 464b/465e

[36]Idem – p394

[37]Idem – p395

[38]Pensées Lafuma – 90

[40]Essais de morale – p412

[41]C’est ce désespoir que menace, pour Pascal, la doctrine calviniste telle qu’il la présente dans  les Ecrits sur la grâce

[42]Essais de morale – p412. L.Thirouin trouve suspect cette formule tendant à altérer le principe d’une grâce efficace. Nicole s’émancipe donc ici de Pascal et du jansénisme

[43]Opus cit, p413

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