« L’être se prend en de multiples sens » (Aristote Métaphysique Z, 1)

L’école d’Athènes, 1509-1510

de Raphaël

Connaître le réel en raison implique-t-il de séparer ontologiquement un monde des apparences sensibles et un autre monde des essences intelligibles ? Aristote soutient contre Platon qu’il n’y a qu’un seul monde à connaître, et que la perception  sensible est déjà un mode de connaissance de la réalité. Ce qu’apporte la raison, ce n’est pas un détachement intellectuel du sensible mais un éveil des potentialités intelligentes  de cette sensibilité, qui conduit la connaissance à la science démonstrative en passant par la connaissance inductive.

A/  La substance individuelle et la perception sensible:

1. Ce que Platon appelle l’essence et situe au-delà du sensible particulier, Aristote l’appelle la « substance » et la situe au cœur de l’individualité. La substance première est celle pour laquelle on peut saisir une cause immanente de changement et concevoir un principe d’intelligibilité. Pour la désigner, Aristote se sert également de l’expression substance première  ou « substance par excellence » du fait qu’elle est le substrat de tout le reste et que tout le reste se trouve affirmé en elle.
La sensation a trait aux qualités singulières de la substance individuelle, et elle est un premier mode de connaissance qu’on peut appeler perception; sans elle, pas de science possible : « Si un sens vient à faire défaut, nécessairement une science disparaît. » (Secondes analytiques, I, 18, 81a38). Cela signifie que la sensation nous permet de connaître non seulement les accidents (prédicats qui surviennent et disparaissent dans la substance ; ex : « être assis » dans la proposition « Socrate est assis ») mais déjà les propriétés essentielles de la substance ; « avoir le nez camus » – court et plat -. Le commencement de la connaissance s’opère donc bien par la perception sensible. En celle-ci  réside une puissance de discernement du vrai et du faux (déjà chez l’animal) qui permet d’accéder intuitivement aux principes premiers et immédiats de la science. Mais alors pourquoi recourir à la raison ? Et sous quelle forme ?
Aristote distingue les sensibles propres (qui ne se laissent pas percevoir par un autre sens) des sensibles communs (des objets qui sont communs à tous les sens). Ainsi dit il : « […] j’entends par propre, ce qui ne se laisse pas percevoir par un autre sens et qui ne laisse pas de place à l’illusion […] Quant à ceux qu’on appelle communs, ce sont le mouvement, le repos, le nombre, la figure, la grandeur, vu que pareils objets ne sont propres à aucun sens, mais sont communs à tous […] » (De l’âme II, 6). Il y a une possibilité de l’erreur perceptive qui n’est pas dans la perception du sensible propre à tel ou tel sens car une telle perception simple n’implique pas l’association de l’objet perçu à aucun terme. C’est en revanche dans le cas du sens commun qu’il semble qu’il y ait possibilité d’erreur. L’identification et la localisation d’un objet implique l’association à un sensible commun cad sa mise en relation avec d’autres sensibles propres, mise en relation qui peut être sujet à l’erreur. Ex : si je vois bien un bâton brisé dans l’eau par le sens de la vue, je risque de le juger comme étant un bâton vraiment brisé alors qu’il ne l’est pas. La prééminence de certains sens pour juger de l’objectivité des choses peut alors être interrogée. La perception simple est bien infaillible mais doit être mise en relation avec une perception complexe beaucoup plus douteuse; ce doute rend nécessaire un nouveau mode de connaissance qui recourt à la raison cad à une faculté par laquelle l’intelligence va passer de la passivité intuitive à l’activité productive.
2. La connaissance est actualisation de la puissance de savoir par cet acte de connaissance qu’est l’intelligence active (nous poïetikos) : accéder à la connaissance rationnelle, c’est accéder à une connaissance générale qui n’est plus seulement de l’ordre  d’une intelligence passive (nous pathètikos) qui ne permet que de recevoir par la perception les choses senties dans leur particularité.
On peut alors  distinguer trois degrés de la connaissance générale de l’intelligence active  (De l’âme, II 417 a 21- 417b 1) :
– le savoir virtuel (ex : la puissance d’écrire – tracer correctement des lettres – telle qu’est est présente en tout homme)
– le savoir potentialisé (ex : la puissance d’écrire telle qu’est est présente chez celui qui a reçu l’enseignement de l’écriture – le lettré -)
– le savoir actualisé (ex : l’écriture en acte propre au lettré qui exerce effectivement le savoir de l’écriture).
B/ La connaissance inductive:

La sensation engendre la répétition qui demeure en mémoire et l’expérience de la persistance sensible qui en résulte par habitude. Il en va de cette persistance engendrée par la sensation comme de l’arrêt successif d’un groupe de soldats au cours de la bataille :

« Dans une bataille, au milieu d’une déroute, un soldat s’arrêtant, un autre s’arrête, puis un autre encore, jusqu’à ce que l’armée soit revenue à son ordre primitif ; de même l’âme est constituée de façon à pouvoir éprouver quelque chose de semblable. » (Secondes analytiques II, 19, 100a, 12-14)

Le schéma aristotélicien de l’induction (epagôgè) est donc le suivant : une multiplicité numérique d’impressions sensibles tirées d’objets particuliers donne lieu à des images formant une multiplicité numérique de souvenirs, assimilés à autant d’individus épars, disséminés, dont le rassemblement, comme celui d’une armée en déroute, produit l’intelligence de relations générales. L »intelligence active est la capacité à  saisir un ensemble de relations; elle est un acte de compréhension; l’horizon de cette activité c’est  la science comme activité supérieure de l’intelligence de l’universel et de la causalité.
L’induction produit ainsi la connaissance en prétendant extraire par l’intelligence active  la forme  générale de la connaissance de la perception sensible du particulier. Elle est un raisonnement empirique qui cherche  la reconnaissance de lois générales et qui prétend faire passer l’intelligence de la perception du particulier (« ce corbeau est noir »)  à la représentation du général (« Tous les corbeaux sont noirs »). Ainsi si la perception de tel homme : Callias n’est pas encore une connaissance générale, la répétition de cette perception en engendrant la persistance de sa sensation doit finir par produire intelligemment la notion universelle de l’homme contenue dans le sensible: « Bien que sentir est pour objet le singulier, la sensation n’en porte pas moins sur l’universel: sur l’Homme par exemple et non sur l’Homme- Callias » (Secondes analytiques, II, 19, 100a , 14-b). L’induction est donc le moyen d’accès à la connaissance des principes sur lesquelles les démonstrations de la science sont fondées : « C’est par l’induction que nous connaissons ce qui est premier, car c’est de cette façon que la sensation elle-même produit en nous l’universel. » (Seconds analytiques, II, 19 100b).
C/ La science démonstrative:

1. Il faut comprendre que la science s’enracine anthropologiquement dans une démarche naturelle à l’homme d’aspiration au savoir: « Tous les hommes désirent naturellement connaître » (Métaphysique A,1, 980 a 20-27), ce qui se traduit par une recherche libre de la connaissance des causes, et non seulement des effets utiles à la vie (Métaphysique A, 2, 982 b19-28 ), ainsi que par un certain usage théorique de l’étonnement devant les choses en tant qu’elles sont ce qu’elles sont (Métaphysique, 983 a 12-21).

2. La science est une connaissance démonstrative de l’universel dont l’objet est causal :
« Nous pensons connaître scientifiquement lorsque nous pensons que nous connaissons la cause par laquelle le fait est et que cela ne peut être autrement. » (Secondes analytiques, I, 2, 71b)
C’est par opposition à l’induction qui n’est qu’une connaissance factuelle, que la science est causale. La science porte sur le « Pourquoi » et vise à démontrer l’effet par la cause: elle opère par syllogisme:  « Tout ce qui est proche ne scintille pas, or les planètes sont proches donc les planètes ne scintillent pas » (Secondes analytiques, I, 13, 78a22-40).  Déduire que les planètes ne scintillent pas à partir d’un raisonnement qui emboîte logiquement la classe des choses qui ne scintillent pas, des choses proches, et des planètes, c’est raisonner scientifiquement. C’est l’éclairage sur la causalité d’une chose qui permet de donner à un savoir sa forme scientifique (épistèmè) . Induire au contraire que les planètes sont proches à partir du constat qu’elles ne scintillent pas, c’est établir une connaissance simplement factuelle, et non causale. Le fait n’apporte aucun éclairage sur la raison qu’il en est ainsi plutôt qu’autrement. La forme démonstrative de la science permet donc de comprendre que l’universel ne se laisse pas seulement comprendre par induction, mais aussi par une opération déductive opérant à partir de prémisses dont on déduit nécessairement les conséquences. La science prouve que les choses non seulement sont comme elles sont mais ne peuvent être autrement qu’elles ne sont (vérité non contingente mais nécessaire). Sa méthode est la démonstration : « Par démonstration, j’entends le syllogisme scientifique, et j’appelle scientifique un syllogisme dont la possession même constitue pour nous la science.» (Secondes analytiques, I, 2, 71b)

Cependant, la démonstration n’est pas toute la science puisqu’elle repose sur des principes indémontrables, sans lesquels les syllogismes ne sauraient être eux-mêmes démonstratifs. Il y aurait donc une forme supérieure de science, qui seule assure la définition de ce que la sensation nous apprend être la quiddité  (ce qu’est en propre une chose par elle-même) de chaque chose singulière. Cette science, Aristote hésite à la caractériser comme « Ontologie », (science de l’être en tant qu’être qui étudierait toutes les divisions spécifiques de l’être, Métaphysique 1003 a10-20), « Ousiologie » (science de la substance, Id. 1028a10-b8) ou « Théologie » (science du premier principe, divin « éternel, immobile et séparé »  qui fait être nécessairement ce qui est 1026a8-22). Ce qui est embarrassant pour parler d’une science première, c’est que l’ « être » n’est pas un genre, cad qu’il ne possède pas la propriété d’être le sujet d’un discours caractérisé à partir de ses attributs essentiels. L’  « être » a l’universalité d’un principe logique, mais il n’a pas la propriété d’être le sujet d’un genre déterminé (un « principe propre »). Il flotte ainsi au-dessus des énoncés de la science. C’est de cet embarras que naîtra la recherche de la Métaphysique qui constituera longtemps l’axe principal de la philosophie de la connaissance.

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