QU’EST-CE QUE LE MOI ?

Narcisse (Le Caravage 1593)

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.

Pascal, Pensées, « Qu’est-ce que le moi ? » Laf. 688

Dans ce texte, extrait du recueil des Pensées de Pascal, il s’agit en quelques leçons d’apprendre une  vérité sur le moi, et d’en déduire la valeur de l’amour que l’on peut lui porter. Mais quelles leçons de vérité le philosophe peut-il nous donner sur le sens de l’amour que l’on porte à soi-même ? Et pourquoi ces leçons sont-elles si importantes pour moi ? L’intérêt de ce texte est qu’il ne présuppose pas un savoir prétendu de philosophe sur l’identité du moi ou le sens de l’amour mais bien plutôt met en question ce prétendu savoir tout autant que les opinions du sens commun dont il partage au fond les mêmes préjugés.

Première leçon: Que je vienne à passer dans la rue, aperçoive un homme à sa fenêtre, et je peux me croire alors l’objet de son attention. C’est que je ne me considère pas comme n’importe quel passant anonyme: je  suis moi-même, et moi-même, du point de vue de mon amour-propre, ce n’est pas n’importe qui ! Or la leçon consiste à reconnaitre que le regard de l’homme a sa fenêtre n’a sans doute que faire de moi qui passe par là. Il peut ne chercher dans cette activité d’observation  qu’un simple passe-temps. Pascal parle dans d’autres textes du « divertissement » comme de l’occupation principale de la plupart des hommes. Cet homme ne voit passées que des silhouettes anonymes. Je ne suis donc, pour lui personne en particulier. C’est la première leçon: accepter de n’être personne pour quelqu’un qui vous regarde avec indifférence, comme un simple passant anonyme.

La deuxième leçon est plus difficile: il s’agit de comprendre la vérité sur l’amour de la beauté. Cet amour ne consiste jamais à aimer quelqu’un pour lui-même mais d’abord seulement pour sa beauté physique.  Pour obtenir l’amour, l’aimé (e) montre  son plus beau profil, et cherche ainsi chez l’amant (e) les preuves de cet amour. Mais l’amour de la beauté prouve justement le contraire de ce qui est recherché ! L’amant va s’attacher à la beauté et non à la personne. Il y a donc dans l’amour de la beauté une illusion qui fait tout son charme mais aussi toute sa cruauté quand l’illusion de dissipe. On peut parler d’une « vanité » de cet amour esthétique, c’est-à-dire d’une valeur séduisante mais trompeuse de la beauté. La petite vérole en tuant la beauté  éclaire  la vanité de l’amour esthétique, et nous rapproche ainsi de la vérité sur nous-mêmes.

Troisième leçon: Si ce n’est pas la beauté qui nous rend aimable, on peut trouver heureusement des valeurs-refuges qui m’assurent quand même l’estime d’autrui. Si je suis un esprit reconnu pour son intelligence, je peux me croire mieux aimé que pour une beauté fragile et périssable. Or, je ne suis pas mon intelligence, pas plus que je ne suis ma beauté ! Mon jugement ne fait pas de moi ce que je suis, et pas plus ma mémoire. Abruti par la passion, rendu amnésique par la maladie, je resterais moi-même.  La troisième leçon se charge donc de  démasquer comme tout aussi vaines que la beauté ces qualités si mal nommées propriétés intellectuelles.

Que reste-t-il de ce que je croyais pouvoir identifier comme le propre de moi ? Quelqu’un qui ne peut ni être ni localisé, ni à proprement parler aimé. Ce qu’on aime en moi, ce n’est en effet jamais  moi-même mais des qualités impropres du corps ou de l’âme, lesquels ne sont dès lors aimables qu’à proportion de ces qualités. Ce « on » cache peut-être cependant dans sa formulation impersonnelle le secret de la relation amoureuse qui est d’être une relation entre un « je » et un « tu ». Dès lors la propriété essentielle du moi pourrait bien être de constituer, non pas une « substance » pensante ou matérielle comme le soutiennent des philosophes comme Descartes, mais le désir d’être aimé au travers d’une relation personnelle: « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Telle est ainsi selon Montaigne, le secret de l’amitié. On pourrait alors soutenir que Pascal ne caractéristique ici qu’une forme inférieure d’amour, celle qui n’accède pas au coeur de la relation amoureuse, et en reste à la jouissance  des qualités superficielles et impersonnelles car « périssables », qu’elles soient qualités du corps ou de l’âme.

La fin du texte prend ainsi une tournure morale: la question de la nature du moi n’est en effet pas essentiellement une question métaphysique. Elle interroge la dignité, c’est-à-dire la valeur de la personne qui me constitue, et qui me rend essentiellement aimable.  Pascal ne fait pas comme Descartes de la  substance pensante ce qu’il y a de plus digne en moi. Le sujet pensant est un sujet abstrait qui sera toujours aimé pour des qualités qui ne lui sont pas essentielles, et qui ne sera donc jamais aimé pour lui-même.

Cela doit conduire à éviter les défauts d’une attitude courante chez les philosophes. Estimant à tort le moi adorable dans sa substance, ils en viennent à mépriser la recherche des honneurs: ces charges et offices qui consacrent souvent une position sociale, et sont souvent le résultat d’une laborieuse lutte pour la reconnaissance. Ce que veut dire Pascal est qu’il est tout aussi vain de rechercher les honneurs que de chercher à être aimé pour des qualités physiques ou intellectuelles qu’on estime à tort pouvoir caractériser son identité personnelle. Le secret de l’amour, et peut-être aussi de la gloire est ailleurs.
« Ne pas rire, ne pas pleurer mais comprendre » dira Spinoza pour qualifier l’attitude du vrai philosophe devant le spectacle des passions humaines. Comprenons ici que les hommes qu’ils recherchent des honneurs ou la satisfaction de leur amour-propre n’en recherche pas moins  maladroitement l’amour. Les premiers n’ont pas à être plus moqués que les seconds.

La vérité du moi est cruelle:  Le moi est malade, passionné d’amour-propre et cet amour l’aveugle sur la vraie nature de lui-même qui est justement de ne posséder en propre aucune qualité.
Mais cette vérité est aussi libératrice: elle permet de comprendre le paradoxe du moi: Le moi n’est pas aimable et pourtant il ne désire follement qu’une chose: être aimé, d’où la folie de la passion amoureuse !
Que peut faire le philosophe ? Non se moquer d’une attitude qu’il n’est pas le dernier à reconduire, mais comprendre le vrai chemin personnel et tortueux de la relation amoureuse,  et pour cela reconnaître qu’être un sujet, pour moi, c’est toujours désiré au plus haut  point être ce que je ne suis pas,  ce désir animant toutes mes conduites, les plus folles comme les plus sages.

Autre explication du même texte plus analytique et érudite: ici

Auteur/autrice : JFC

Professeur de philosophie au lycée du Loquidy

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