« LIS SÉNÈQUE ! « : CONSEIL POUR REMÉDIER AU VERTIGE DU SENTIMENT D’EXISTER

Dans la pièce de théâtre Art de Y. Réza, un passage savoureux (26’50 -28’32) met en scène deux amis, que l’achat d’un tableau hors de prix a conduit à une brouille momentanée, et qui tentent de se réconcilier. Or, quoi de mieux pour en rappeler à la fidélité d’une amitié profonde que d’évoquer la figure tutélaire de Sénèque, lui qui joua longtemps le rôle de maître autant que d’ami, comme en témoigne, entre autre, les célèbres lettres adressées à Lucilius, où les dialogues adressés à Sérénus: De la constance du sage, De la tranquillité de l’âme, Du loisir ?

Cependant, la scène ne célèbre pas tant l’intérêt d’un retour à la lecture du grand philosophe qu’elle ne montre les difficultés qu’ont des amis à se réconcilier quand ils ont été blessés l’un par l’autre. C’est en effet après avoir reconnu sur le ton de la pseudo-confidence que, décidément, trop épidermique, il « manque de sagesse » que l’auteur de cet aveu se voit rétorqué sur le ton du pseudo-conseil spirituel: « Lis Sénèque ! ». Cette remarque ironique a bien sûr l’effet inverse de celui qu’est censé produire un vrai « conseil d’ami »: « Là par exemple, tu me dis: « Lis Sénèque… », et ça pourrait m’exaspérer. » répond, menaçant, celui qui cherchait  un moment auparavant, à se réconcilier avec son ami, réconciliation vouée donc par cette voie à l’échec !

Il y a dans cette attitude d’exaspération envers un prétendu « conseil d’ami », comme le témoignage d’un échec annoncé de toutes les formes de conciliations amicales basées sur ce que les anciens appelaient la « direction de conscience ». On dirait ainsi volontiers aujourd’hui que les « vrais amis » sont ceux qui ne prétendent pas jouer les « donneurs de leçons » et qui respectent d’abord les choix de vie – et les goûts artistiques – de leurs proches, en s’abstenant donc d’en juger, même s’ils les trouvent absurdes. L’amitié exigerait ainsi  le sacrifice de la franchise.

Pourtant, « Lis Sénèque !  » est peut-être un conseil qu’il n’est pas vain de donner à qui cherche à ressaisir le sens de sa conduite dans les moments où il éprouve, par exemple, comme en témoigne le propos prêté à Sérénus au début de De la tranquillité de l’âme, un sentiment de désorientation et d’inquiétude profonde vis-à-vis du genre de vie qu’il s’agit d’adopter pour être heureux: « A mes pieds s’ouvre un précipice où je crains de me laisser glisser peu à peu, à moins que je ne reste, ce qui serait plus inquiétant, éternellement suspendu dans le vide, prêt à tomber. » (I, 16) Qui n’a jamais éprouvé ce vertige, et désiré à ce moment, en appeler au secours d’un ami éclairé capable de lui donner des conseils pour conduire son existence selon des principes fermes et assurés ?

« Je manque de sagesse », ce serait alors la réflexion que pourrait se faire tout homme encore un peu lucide sur sa condition,  dans les moments où il éprouve douloureusement les limites de son aptitude à conduire son existence par lui-même. Les conseils bienveillants venant, sinon d’un sage, du moins d’un ami reconnu comme comme plus proche que soi de la sagesse ne sont-ils pas alors bons à prendre pour être guidé dans l’ascension vers les hauteurs de ce souverain bien ?

Dans ces conditions, « Lis Sénèque ! », ce  serait bien  une formule à prendre au sérieux, et non à la rigolade ou comme une provocation. Il s’agirait, d’une invitation à prendre la mesure de ce « manque de sagesse » qui nous empêche de bien vivre, mais aussi de comprendre, en suivant les conseils de cet ami philosophe, comment ce manque peut être comblé. Pourrait être ainsi enfin trouvée la direction de conscience ferme et résolue par laquelle chacun est capable, sinon de mettre un terme au vertige du sentiment d’exister, du moins d’emprunter résolument un chemin de vie, c’est-à-dire choisir d’adopter une éthique.

Auteur/autrice : JFC

Professeur de philosophie au lycée du Loquidy

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