LES GRANDS HOMMES PERMETTENT-ILS DE COMPRENDRE L’HISTOIRE ? (ES et L)

L’assassinat de Jules César, 1798,

par Vincenzo Camuccini

La figure des « Grands hommes »: une des figures concrètes de la pensée philosophique hégélienne conçue dans sa redoutable abstraction. Il y a comme un « Cogito » (un principe philosophique) original qui pourrait convenir aux grands Hommes: « Je pense donc tu me suis ! »; mais en quel sens les grands hommes permettent-ils de comprendre l’histoire ?

I

Les grands hommes, ce ne sont pas seulement des héros de l’histoire, mais des hommes qui contribuent effectivement à son progrès. Les héros sont des personnages poétiques mais pas des individus historiques. Ils n’éclairent pas le sens de l’histoire. Or les grands hommes sont le moteur du progrès historique. L’histoire est en effet un progrès (interprétation hégélienne du sens de  l’histoire opposée à celle de Rousseau: la décadence), mais ce n’est pas un progrès linéaire. Le progrès de l’histoire est un processus de réconciliation qui s’opère après un passage par le non-sens. La philosophie de Hegel est une philosophie de la réconciliation qui fait droit à la contradiction, et avec elle au conflit, à la violence, et à la mort. Philosopher, c’est comprendre pourquoi toutes ces négations doivent être surmontées et dépassées, pourquoi la contradiction est seulement le moment négatif et dialectique de la raison.

L’histoire avance donc par les conflits, et les grands hommes sont ceux qui portent ces conflits à leur paroxysme. Ils incarnent la contradiction historique et par là font avancer l’histoire.

Les grands hommes ont en effet un rapport privilégié à l’affirmatif. Contrairement aux peuples qu’ils conduisent, ils savent ce qu’ils veulent, et pas seulement ce qu’ils ne veulent pas. Ils ne sont pas des hommes qui sont dévoués aux autres, mais qui ont réussi à persuader les autres de leur propre volonté. Les grands hommes – comme les artistes – ont la vocation d’accomplir une oeuvre, mais une oeuvre historique. Cette vocation est une passion; ils sont en effet « irrésistiblement poussés » à l’accomplir. Et cette oeuvre se dévoile avec le temps comme la véritable volonté des autres, elle exprime « leur intériorité inconsciente ». Les grands hommes sont ainsi ceux qui ont pour vocation de porter à la conscience des autres cette intériorité en jouant les « conducteurs d’âme ». Les autres ont en effet besoin du grand homme parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent. Ainsi , le grand homme fait advenir la volonté des autres à elle-même dans le moment et à l’époque voulue: César fait advenir l’empire quand il s’avère que plus personne n’est disposé à défendre vraiment la République romaine à l’agonie.

II

A en rester à ce premier niveau d’analyse, on pourrait penser que Hegel fait des grands hommes des individus voués au bonheur de la gloire et du succès dans l’existence, mais ce n’est pas du tout le cas. A l’inverse « des peuples heureux » qui « n’ont pas d’histoire », les grands hommes sont des « individus historiques » parce qu’ils ne connaitront jamais le bonheur auquel ils aspirent pourtant avec passion.

Les grands hommes ne sont en effet que des instruments inconscients de l’histoire. Ils font l’histoire mais ils ne savent pas qu’ils la font. L’oeuvre qu’ils réalisent n’est pas leur oeuvre mais l’oeuvre de l’Esprit cad d’une réalisation naturelle et historique de la raison: cette oeuvre n’est rien d’autre que la liberté, et même la liberté des peuples.

Les grands homme sont ceux qui réforment les institutions et conquièrent des empires. Il veulent ce que veulent leurs peuples, lesquels sont inconscients de leur vouloir. Efficace des grands hommes: faire advenir la vérité des peuples en soi. Ils se distinguent ainsi des aventuriers qui ignorent ce que veulent les peuples, et cherchent à faire leur bonheur malgré et contre eux.

Les grands hommes ne sont pas des êtres moraux; ils sont intéressés et veulent être égoïstement heureux. Mobile de leurs actions est l’inclination et même la passion. A l’époque naissante du Romantisme (début XIXème où, en littérature, les Brigands de Schiller, et le Werther de Goethe exaltent la passion), Hegel écrit, dans l’air du temps, « Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion. » La passion est l’énergie du vouloir. L’intérêt passionné n’est pas un mobile de condamnation des grands hommes (comme chez Kant), mais c’est la source de leurs malheurs.

III

En effet, les grand homme sont finalement sacrifiés par l’histoire. Pour Hegel, l’histoire c’est une dimension du réel qui n’a pas de rationalité complète. Elle n’est qu’une étape dans le devenir de l’Esprit absolu. Plus rationnelle que l’histoire est la connaissance de la philosophie, de la religion et même de l’art. L’histoire est divisée en peuples (cultures) qui poursuivent des fins mais au niveau de leur propre particularité. Ces peuples entrent donc en conflit et vont mourir. Chaque peuple de l’histoire a donc quelque chose de fini et de décevant, qui n’est pas à la hauteur de l’Esprit infini dont parle l’art, la religion et la philosophie.

Les grands hommes ne sont ni des héros, ni des aventuriers, ni des hommes heureux, ce sont des hommes passionnés et affirmatifs qui constituent des instruments de l’histoire universelle, instruments sacrifiés pour l’accomplissement du progrès de l’histoire vers la liberté des peuples.

Mini-glossaire hégélien

Ruse de la raison: On peut appeler ainsi la dimension irrationnelle de l’histoire. La réalisation d’un but s’opère de l’extérieur et au moyen d’un instrument (sacrifié). Ex: la charrue du paysan. De même, dans l’histoire, les grands hommes sont usés et sacrifiés aux fins des peuples, lesquels sont aussi des moyens sacrifiés aux fins de l’histoire universelle. Ex: César est sacrifié pour le bien du peuple romain lui-même, et le peuple romain est une fin en soi: il a des fins qu’il réalise, mais il est aussi un moyen qui sera sacrifié. Il sert en effet d’intermédiaire entre le monde grec et le monde moderne. Le peuple romain est condamné mais par sa propre finitude, pas par une providence extérieure. Hegel condamne tout discours fataliste de justification du malheur.

Fin de l’histoire: non les trompettes du jugement dernier, non la Révolution prolétarienne. Pas de parole sur l’avenir chez Hegel. La fin de l’histoire n’est pas l’arrêt mais l’accomplissement de l’histoire. Ce n’est pas la fin de toutes les contradictions: guerre – mortalité – injustice. A la fin de l’histoire, le monde découvre juste que tous les Hommes sont libres. Le régime monarchique fondée sur la volonté universalisée du peuple est le régime de la fin de l’histoire. Optimisme ou vision enchantée du présent caractérise la pensée historique de Hegel.

Le raisonnement de la jalousie : il y a un raisonnement de « valet de chambre » qui ne permettra jamais de comprendre l’histoire universelle. C’est celui qui amoindrit jalousement l’excellence des grands hommes sous prétexte qu’ils n’ont pas connu le bonheur: « Les grands ne furent grands que parce qu’ils ont été malheureux. » raisonne ainsi de façon médiocre le jaloux. Ce point de vue psychologique en reste au particulier et s’empêche ainsi de s’élever au point de vue de l’histoire universelle.

 

Auteur/autrice : JFC

Professeur de philosophie au lycée du Loquidy

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

buy windows 11 pro test ediyorum